Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Benjamin Stora
Benjamin Stora se propose d’éclairer les mécanismes de construction de l’oubli pendant et après la guerre d’Algérie (1954-1962), tant du côté français que du côté algérien. Suivant un découpage chronologique, l’auteur montre les raisons du refoulement de ce conflit « mal éteint ».
À partir de 1954, deux millions de soldats français se rendent en Algérie pour faire la guerre. L’Algérie fait alors partie de la France. Les accords d’Évian y mettent fin en 1962.
Durant les 30 années qui ont suivi ces accords, la France a enfoui le souvenir de cette guerre, tentant de la dissimuler, tandis qu’en Algérie elle a été cachée sous les mystifications des chefs de la « Révolution ». Non assumée, oubliée, la guerre d’Algérie continue à ronger comme une gangrène les deux sociétés.
L’historien a alors un devoir de dévoilement.
S’appuyant sur un dépouillement de la presse française et algérienne, ainsi que sur la lecture d’ouvrages et d’archives et sur de nombreux témoignages, Benjamin Stora suit un plan chronologique, pour montrer, en parallèle, l’installation de l’oubli des deux côtés de la guerre entre la France et l’Algérie.
L’Algérie est partie de la France mais ne bénéficie pas des mêmes droits.Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, des membres du Front national de libération (FLN) commettent, sur le territoire algérien, une série d’attentats meurtriers. Leur but : obtenir l’indépendance. Commence alors une guerre qui mettra fin à la colonisation française de l’Algérie.
Cependant, la France qualifie ce qui passe en Algérie d’« évènements » ou bien de « drame » ou encore d’« entreprise de pacification ». Pour la classe politique de l’époque, reconnaître et nommer la guerre reviendrait à admettre une séparation de corps de la « République une et indivisible ». L’ennemi est invisible, on ne sait pas bien le nommer. Le 20 août 1955, lors d’un soulèvement paysan, des « rebelles » massacrent 123 personnes dont 71 Européens. En 1956, plus de 400 000 hommes sont envoyés de métropole en Algérie. Le gouverneur général Soustelle laisse carte blanche à l’armée.
Depuis près de 130 ans, l’Algérie est liée à la France : environ un million de « pieds-noirs » – des Européens et notamment des Français – y vivent depuis des générations. Mais Algériens et Français mènent une insupportable vie « conjugale », très loin d’une alliance égalitaire. Certains principes républicains sont niés. Les Algériens musulmans sont en réalité de « faux citoyens » français. Ils disposent de moins de droits politiques. Toutefois, il n’est pas question de se séparer de l’Algérie et l’État cherche alors à censurer ces formes de violence.
En France, les publications de toute nature sont saisies, interdites, censurées afin de dissimuler cette guerre, notamment dans les années 1960 à 1962.
La censure est envisagée comme un moyen de contribution à la loyauté militaire. On n’admet pas la critique de l’armée bien que, dans son « entreprise de pacification », elle n’hésite pas à pratiquer la torture afin de démasquer cet adversaire non identifié. Cependant, aucune trace d’ordre écrit car, si l’État reconnaissait la torture, il se nierait.
Le 12 mars 1956, le Parlement vote les « pouvoirs spéciaux », ce qui représente un tournant dans la guerre, permettant notamment au gouvernement du socialiste Guy Mollet d’assigner à résidence des rebelles algériens, y compris en métropole. L’armée s’en sert en employant les pires méthodes contre la population et contre le FLN qui met sur pied son Armée de libération nationale (ALN).En parallèle, on s’attelle à « fabriquer » la paix par l’image : à la télévision, les images fournies par le service cinématographique de l’armée répandent la propagande en France comme en Algérie. La guerre n’est pas traitée à l’image. Les films qui s’y rapportent sont interdits et doivent attendre pour sortir ou bien emprunter des circuits parallèles.
Des réseaux de divulgation se construisent, l’information circulant notamment à l’extrême gauche : une partie de l’intelligentsia française, frustrée de l’absence de perspectives révolutionnaires, est anticoloniale. Certains témoignages parviennent à évoquer, par le biais des lettres, les atrocités commises par l’armée française. Malgré des saisies et des interdictions, certains livres parviennent à paraître. En France on ne peut plus dire que l’on ne savait pas. On choisit donc d’occulter. L’arrivée de De Gaulle est attendue au pouvoir.
La gauche, opposée aux nationalismes et animée par un colonialisme de progrès, ne parvient pas à mettre fin aux violences.Le conflit algérien s’enlise. Le 23 mai 1958, Guy Mollet demande à rencontrer le général de Gaulle qui sera consacré président du Conseil avec pleins pouvoirs le 1er juin. La IVe République est finie.
Devenu président, de Gaulle, fondateur de la Ve République, demande aux Algériens, lors d’un discours le 16 septembre 1959, de choisir entre l’association et la sécession. Opérant un véritable tournant dans la politique française, de Gaulle semble décidé à mettre fin à cette guerre et à accorder l’indépendance aux Algériens. En réaction, certains membres de l’armée française s’engagent politiquement contre cette décision.
Ainsi, le 22 avril 1961 a lieu le putsch des généraux. C’est sous le sigle de l’OAS (Organisation de l’armée secrète), mouvement clandestin fondé en 1961 et défendant la cause de l’Algérie française, que les généraux putschistes se regroupent et mènent une « action directe », multipliant les attentats afin de prendre le pouvoir en Algérie. En avril 1962, le putsch est liquidé et les généraux sont arrêtés ou s’enfuient.
Les Algériens indépendantistes sont organisés, eux, au sein du FLN. La fédération française du FLN encadre désormais 350 000 Algériens. Les attaques du FLN massacrent tant les Européens que les Algériens non ralliés à la cause indépendantiste. Le climat de violence s’exaspère en métropole comme en Algérie.
Le 17 octobre 1961, à Paris, une manifestation pacifique contre le couvre-feu instauré par le préfet de police Maurice Papon se solde par de nombreux morts parmi les Algériens. L’État n’en parle pas et censure la presse. Puis, le 8 février 1962 a lieu l’une des pires bavures de la police française : des manifestants contre les attentats de l’OAS sont violemment chargés par la police à la station de métro Charonne à Paris. On déplore huit morts. Rue d’Isly, à Alger, l’armée s’acharne, le 26 mars de la même année, contre les civils.Le 19 mars 1962 un cessez-le-feu est proclamé en Algérie après la signature des accords d’Évian négociés entre la France et l’Algérie représentée par le FLN. La guerre a été perdue par l’État français. Le FLN s’est imposé comme interlocuteur unique.
Au début, le nationalisme algérien revêt des formes plurielles mais le FLN finit par s’imposer comme son seul représentant.Au lendemain de la Première Guerre mondiale, près de 100 000 Algériens musulmans avaient émigré vers la France. Devenus des ouvriers pour la plupart, ces hommes, qui ont quitté leurs particularités locales, ont vu leur besoin de solidarité s’accentuer à Paris. Certains sont incités à une culture politique. Le sentiment national naît chez eux en exil.
En 1926, l’organisation l’Étoile nord-africaine (ENA) réclame l’indépendance de l’Afrique du Nord. Dissoute quelques années plus tard, elle sera reconstituée sous le sigle du Parti du peuple algérien (PPA). Ce nationalisme « hors de la nation » revêt d’autres formes, plurielles : on compte les Jeunes Algériens réformistes prônant l’égalité des droits, les oulémas religieux, le parti communiste algérien, les messalistes populistes (du nom du leader Messali Hadj). Mais les réformes espérées tardent à venir et les conditions pour une révolution se réunissent, d’autant qu’en Algérie la situation économique et politique se dégrade jusqu’aux manifestations du 8 mai 1945 dans le Constantinois.
Le réseau FLN s’étoffe jusqu’à devenir le seul « interlocuteur valable » lors des négociations avec la France. Il parvient à faire dissoudre toutes les autres formes politiques précédentes. Ses membres sont résolus à abattre tous les chefs messalistes et à liquider les responsables du Mouvement national algérien (MNA). En guise d’acte fondateur de leur révolution, les « frontistes » « tuent le père », à savoir Messali Hadj, le leader des mouvements nationalistes à partir des années 1930. En mai 1957, le FLN massacre des villageois à Melouza par soupçon d’appartenance messaliste. Ils écartent aussi le premier président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) né le 19 septembre 1958, Ferhat Abbas. Abbane Ramdane, le cerveau de la « révolution », est lui aussi assassiné.
Devenu un « parti-nation », le FLN incarne l’image de l’unité nationale. Faisant table rase du passé, il rallie individuellement certains des membres des anciens partis, neutralisés l’un après l’autre. La « révolution algérienne » prend désormais son visage. Ses hommes se confient le pouvoir, s’auto-intitulant les « chefs historiques ». Un « contre-État » en gestation vise à s’émanciper de l’État colonial.
À la guerre contre le pouvoir colonial succédera la guerre entre les fractions du FLN. En décembre 1959, un état-major général est institué sous la direction du colonel Boumediene. Pendant ce temps, les Algériens doivent choisir leur camp : combattre auprès du FLN ou pour la France. De nombreux attentats contre des civils sont perpétrés par le FLN afin de gagner la population à leur cause. Les violences sont exercées y compris à l’intérieur du FLN, au sein duquel apparaissent des divisions.
Après les accords d’Évian, le 1er juillet 1962 six millions d’électeurs répondent « oui » à la question de savoir si l’Algérie doit devenir un État indépendant. La guerre semble finie. Le bilan des pertes humaines est très lourd en Algérie. Le « livre des comptes de guerre » est d’ailleurs dissimulé : on peut estimer le nombre de victimes à quelques centaines de milliers.
Les membres du GPRA font leur entrée triomphale dans Alger. Mais, dans les cendres de l’État colonial, le clientélisme s’installe. Des formes de féodalité politique apparaissent. L’été et l’automne 1962 sont encore rythmés par des massacres commis par l’OAS ou le FLN. Considérés comme traîtres, sans pouvoir trouver refuge en France, les harkis sont notamment massacrés.
Le FLN est en proie à des luttes de pouvoir entre le bureau politique et l’appareil militaire. Ahmed Ben Bella, tête du FLN, devient chef du gouvernement. Les élections libres promises ne viennent pas. En 1963 éclate un mouvement d’insurrection en Kabylie contre la politique d’arabisation de Ben Bella. La classe politique française abandonne la communauté algérienne qui avait soutenu la France pendant la guerre car la France est désormais sur la voie de la modernité.
Dans le contexte de la modernité, la mémoire de la guerre d’Algérie va « s’enkyster ».En quinze ans d’évolution économique, le visage de la France se modifie plus qu’il ne s’était modifié en un siècle. Le monde agricole mute, les Français découvrent les vacances. Une transformation culturelle accompagne cette mutation. Parler de la guerre est devenu inutile et douloureux. Les années algériennes sont reléguées dans l’ombre en faveur de la commémoration des deux guerres mondiales et des « événements » de Mai 1968. Commémorer le putsch d’Alger reviendrait à admettre qu’une guerre a eu lieu en Algérie.
En Algérie, le passé est aussi devenu un repoussoir. Le FLN, bien que disposant toujours d’un certain capital de légitimité dans les masses, se divise de plus en plus. Un coup d’État a lieu en 1965 quand une bureaucratie militaire dirigée par le colonel Boumediene s’empare du pouvoir.
Émerge alors une « culture militaire » de la guerre qui va devenir une culture dominante. Dans cette histoire-fiction, les militaires jouent un rôle central, au détriment d’autres catégories. L’histoire de la « révolution » devient désormais une histoire-hagiographie aseptisée, avec un seul héros, le peuple. On veut effacer les années de présence française ainsi que toute trace conflictuelle interne au FLN ou encore les différences culturelles, comme celles avec des berbères. La révolution culturelle consiste à revenir à la pureté mythique d’un État arabe et islamique.
La guerre, désormais intériorisée, se manifeste, en France, à travers la production d’ouvrages. Près de 1 000 livres ont pour objet la guerre et près de 70% des ouvrages publiés de 1962 à 1982 sont favorables au maintien de la présence française en Algérie. Des livres-témoignage cristallisent l’agressivité et marquent une sorte de refus de l’histoire accomplie. D’autres racontent la guerre d’Algérie sur le terrain, inaugurant le récit de vie. Chaque groupe raconte sa propre mémoire.
Une bataille se livre aussi sur l’héritage des mémoires de la guerre en Algérie. Chants et poèmes alimentent une tradition orale, écho d’une culture populaire authentique qui fut étouffée par la présence française. La guerre est peu traduite en images. En France, quand des films parviennent enfin à sortir dans les années 1970, le soldat est montré en anti-héros et l’Algérien est absent. Faute d’images, l’Algérie se volatilise dans les consciences françaises. Pourtant, une certaine mémoire s’échappe.
La guerre d’Algérie continue à travers la lutte contre l’islamisme.En France, les habitants de la métropole et les « Pieds-noirs » revenus d’Algérie alimentent une « haine réciproque », chaque communauté rendant l’autre responsable de son malheur.
En métropole arrivent aussi environ 85 000 harkis et leurs familles. Ils seront fixés dans des régions industrielles, regroupés dans des camps. Leur exclusion spatiale est soutenue par des arguments officiels de protection. Considérés comme traîtres en Algérie, le système d’assistance les rend dépendants en France, avec, pour effet, leur double exclusion.
Les soldats français revenus d’Algérie sont, quant à eux, inaudibles. La France du boom économique ne reconnaît que les deux grandes guerres. La « troisième génération » n’existe pas. Elle ne leur concède même pas le statut de combattant. Le peuple se considère désormais loin de ces enjeux. Les combattants d’Algérie deviennent les « oubliés de l’histoire ». La même année, en dépit de la sérénité, les archives algériennes sont fermées car elles posent le problème des chiffres de la guerre.
Après des lois successives d’amnistie, la gauche arrivée au pouvoir en 1981 prône désormais la « voie du pardon », allant jusqu’à la réhabilitation des cadres et l’intégration des putschistes dans l’armée. La France ne juge pas ses criminels de guerre. Tortures et crimes sont pardonnés.
À la place s’installe progressivement l’inquiétude face à l’immigration. Ces enfants d’immigrés ne sont pas des enfants comme les autres. Située au croisement entre deux histoires – les « Beurs sont des hommes de plusieurs appartenances » –, la figure de l’Arabe rappelle aux Français la blessure de la guerre perdue. Des violences à caractère raciste touchent à 70% les Maghrébins. En France, la guerre d’Algérie « continue à travers la lutte contre l’islam ».
En Algérie, l’histoire répond aux demandes du pouvoir. Lors des élections municipales de 1990, le Front islamique du salut (FIS) triomphe. Si l’islam est alors le seul lieu possible de la contestation, cela montre toutefois que le FLN n’est désormais plus le seul parti envisageable.
Entre 1954 et 1962 s’est déroulée en Algérie une guerre sanglante qui l’a conduite à l’indépendance vis-à-vis de la France. Ayant mobilisé plus de deux millions de soldats français, elle a touché la société française en profondeur.
Pendant et après la colonisation, l’Algérie, elle, a payé un prix très lourd : un étau de terreur exercé, d’une part, par l’armée française et, de l’autre, par le FLN. En France, les combattants français ont été oubliés tandis que les immigrés suscitent la peur. Près de 30 ans plus tard, cette guerre enfouie hante toujours.
Les allers-retours dans le temps, bien que parfois étourdissants, servent ici à Benjamin Stora à esquisser un cadre d’analyse non seulement de la fabrication de l’oubli, mais de l’évocation des origines et des conséquences de l’oubli de la guerre d’Algérie. Le livre pose sérieusement la question de l’écriture de l’histoire et de la valeur du témoignage.
L’optimisme de l’auteur en 1991, nuancé depuis, forme le vœu pieux que le travail académique puisse éteindre les « feux » de cette guerre.
Ouvrage recensé– La Gangrène et l’Oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1991.
Du même auteur– Histoire de de l’Algérie coloniale. 1830-1954, Paris, La Découverte, 1991.– Les Mémoires dangereuses, Paris, Albin Michel, 2016.
Autre piste– Guy Pervillé, Oran, 5 juillet 1962. Leçon d’histoire sur un massacre, Paris, Vendémiaire, 2014.