Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Benoît Denis
Que signifie pour un écrivain s’engager politiquement à travers son œuvre ? En brossant des portraits d’époques et de grands auteurs qui les ont traversées, l’ouvrage de Benoît Denis explore les formes variées qu’a pu prendre depuis le XVIe siècle l’articulation entre engagement et littérature. Les deux volets de ce diptyque apparaissent mal imbriqués depuis l’avènement de la modernité, à la fin du XIXe siècle. L’autonomisation du champ littéraire et l’affirmation du slogan de « l’Art pour l’art » ont en effet rendu problématique l’engagement politique des écrivains. Ces derniers ont dès lors dû en gérer les contradictions, cela afin de concilier la volonté d’intervenir dans la sphère publique avec le désir d’être pleinement reconnu en tant qu’artiste.
Benoît Denis embrasse dans cet ouvrage un espace temporel bien plus large que l’époque stricto sensu « engagée », cela afin de penser globalement l’articulation toujours délicate entre littérature et politique. À cet effet, il opère dès les premières pages du livre une distinction entre « littérature engagée » et « littérature de l’engagement ». La première notion, qui s’est peu à peu usée jusqu’à nos jours, renvoie dans le langage courant à la vision du monde d’un auteur. Néanmoins, elle est réservée dans l’ouvrage au XXe siècle qui l’a vue naître et exister.
La littérature engagée constitue de cette manière « un phénomène historiquement situé, que l’on associe généralement à la figure de Jean-Paul Sartre et à l’émergence, dans l’immédiat après-guerre, d’une littérature passionnément occupée des questions politiques et sociales, et désireuse de participer à l’édification d’un monde nouveau annoncé, dès 1917, par la Révolution russe. » (p. 18.)
La littérature de l’engagement se présente, quant à elle, comme un outil analytique grâce auquel Benoît Denis met au jour un phénomène littéraire transhistorique : la réflexion portée par les écrivains sur le rapport que leur pratique entretient avec le politique. Partant de la manière dont Jean-Paul Sartre a pensé l’engagement, notamment dans son ouvrage Qu’est-ce que la littérature ? (1948), Benoît Denis remonte le fil du temps pour explorer les formes que l’écriture politisée a pu prendre à différentes périodes de l’histoire.
Dans la première partie de l’ouvrage, sont présentées les différentes caractéristiques de l’engagement en littérature. Tandis que le projet éthique de celle-ci prend le pas sur son ambition artistique, ou doit tout du moins se trouver au cœur de l’esthétique qui s’y déploie, les textes qui s’en réclament présentent une fonction avant tout sociale. Ainsi, la littérature engagée se préoccupe en premier lieu de son époque, avec la perpétuelle hantise d’être en retard sur son temps. De ce fait, condamnée à un vieillissement anticipé, elle rompt avec l’aspiration à l’éternité qui était une constante du fait littéraire.
Quant à l’écrivain, qui intervient désormais dans l’« espace public », il assume les nouvelles responsabilités qui lui incombent du fait des œuvres qu’il publie et d’après lesquelles il peut être jugé. Car cet auteur engagé s’adresse à un public profane, concret et situé, et non plus réduit à un petit nombre de spécialistes. Toucher ces nouveaux lecteurs tient à un ajustement étroit entre le message du texte et les personnes auxquelles il est adressé, ces dernières devant être constamment prises en considération lors de l’écriture des livres.
L’engagement a concerné le fait littéraire dans son acceptation large. Tous les genres ont été à cet égard mobilisés. À côté des genres fortement politisés comme le manifeste ou le pamphlet, le théâtre a été l’un des terrains les plus fertiles pour les prises de position politiques. En témoigne l’œuvre de Bertolt Brecht dont la méthode de la distanciation en a fait « le modèle d’un engagement artistique pleinement réussi. » (p.83) Il s’agit également du genre où le volontarisme sartrien se déploiera le plus librement afin de toucher le grand public.
Le roman, considéré comme le genre le plus aisément « engageable », présente sous sa forme réaliste un caractère d’exemplarité. Cette dimension sera exploitée par le régime communiste à travers le réalisme socialisme, mais aussi poussée à son extrême, jusqu’aux impasses du roman à thèse. Maurice Barrès, qui le pratiquera sous une forme autoritaire, en expérimentera les paradoxes : la mobilisation de la réalité historique qu’il opère peut s’avérer contre-productive dans la mesure où les faits peuvent venir contredire les thèses défendues.
L’engagement a concerné des écrivains de toutes les époques qui « se sont préoccupés de la vie et de l’organisation de la Cité, se sont fait les défenseurs de valeurs universelles telles que la justice et la liberté et ont, de ce fait, souvent pris le risque de s’opposer par l’écriture aux pouvoirs en place. » (p. 17.) Afin de rendre compte de la diversité que peut prendre à travers les âges cet engagement, Benoît Denis brosse les portraits de quatre tranches de l’histoire des Lettres, trois d’entre elles étant associées à de grandes figures d’écrivains qui ont pu incarner en leur temps une forme d’investissement dans le politique : le classicisme de Pascal, l’âge d’or des Lumières personnifié par Voltaire, la littérature civique et romantique qui voit le jour après la Terreur, enfin le poésie du tribun Victor Hugo.
Ces auteurs ont pu constituer de véritables modèles pour la génération engagée du XXe siècle, au prix de légères ou d’importantes retraductions de leur positionnement. Malgré la vision théologique qui oriente son appréhension du monde, Pascal sera ainsi une référence pour les écrivains de la mouvance existentialiste. Ces derniers préférèrent se souvenir de la manière dont le janséniste de Port-Royal envisagea l’homme, tel un « roseau pensant », infime et fragile, mais qui, par la conscience réflexive de son malheur, possède la capacité de se libérer des chaînes qui l’aliènent. De même, Voltaire, dont la pensée politique laisse finalement peu de place à la figure du Peuple, a avant tout occupé une fonction de modération et de régulation de la société. Éloigné de la radicalité politique véhiculée par les représentations modernes qui en ont été faites, l’auteur de Candide se situait davantage du côté du maintien de l’ordre établi que de celui de son renversement.
Les auteurs de l’engagement ont pu aussi présenter des trajectoires sinueuses, allant d’un bout à l’autre de l’échiquier politique, ce qui ne facilite pas l’interprétation de leurs prises de position politiques et la réception de leurs messages idéologiques. Tel sera le cas de Victor Hugo qui, d’ascendance conservatrice et réactionnaire, glissera peu à peu vers la gauche en marquant un intérêt toujours plus prononcé pour les questions sociales. Les Châtiments constitueront néanmoins l’une des dernières œuvres où seront conciliées les vocations sociales et sacerdotales du poète qui, après l’avènement de la modernité, ne seront plus compatibles.
La littérature engagée émerge au sein d’une configuration historique déterminée selon Benoît Denis par plusieurs facteurs. Le premier d’entre eux consiste dans l’apparition au milieu du XIXe siècle d’un champ littéraire en partie autonome, c’est-à-dire qui n’est pas soumis à des injonctions venues de l’extérieur.
Les prémisses de ce processus d’autonomisation sont apparues après l’épisode tragique de la Terreur qui a conduit la logique de la raison dans ses retranchements les plus sanglants. Dans l’ouvrage De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), de Madame de Staël, l’objectif est d’esquisser une littérature-citoyenne qui réconcilierait les progrès de la raison et les acquis de la sensibilité, esquissant ainsi les premières traces du romantisme. À la même époque, le courant contre-révolutionnaire contribua paradoxalement à l’avènement de cette modernité en réhabilitant la figure du poète en proie au spleen et à la mélancolie, dont le statut est désormais inconciliable avec l’exercice de la politique.
C’est toutefois l’échec de la Révolution de 1848, porteuse d’un espoir humanitaire et socialiste, qui marquera la vraie rupture des écrivains avec le politique. La déception consécutive à cet événement, qui fera apparaître la bourgeoisie comme une classe oppressive « attachée avant tout à défendre ses propres intérêts, au mépris des valeurs qu’elle professe par ailleurs » (p. 194.), auquel s’ajoute celle engendrée par la répression de la Commune de Paris en 1871, entraînera le repli des écrivains dans la posture de « l’Art pour l’art ». La littérature revendiquera dès lors une logique aristocratique, celle de la gratuité et du désintéressement.
Le deuxième facteur d’apparition de la littérature engagée est l’invention de la figure de l’intellectuel à la charnière des XIXe et XXe siècles, qui offre la possibilité aux écrivains de s’engager politiquement en s’appuyant sur le capital littéraire qu’ils ont auparavant accumulé. Sont ainsi réarticulées au moment de l’affaire Dreyfus les fonctions d’écrivain et de philosophe que la période romantique avait séparées. Enfin, troisième facteur, la remise en question par la Révolution russe d’octobre 1917 de l’autonomie du champ littéraire acquise au cours du XIXe siècle.
C’est dans ce contexte que se forment les deux principales voies de l’engagement. La première est celle empruntée par l’avant-garde qui affirme une homologie structurale entre rupture esthétique et révolution. Ainsi, les surréalistes ambitionnent de se voir autoriser par le Parti communiste français d’incarner la révolution dans l’espace littéraire où les enjeux politiques doivent être retraduits dans le langage du champ. La seconde voie est donc celle de la littérature engagée qui, quant à elle, souhaite participer directement au processus révolutionnaire, telle que proposée par Jean-Paul Sartre pour qui cette position relève d’un « impératif ». Celle-ci ne prend pourtant pas en considération la rupture opérée par la modernité et qui a révélé l’opposition entre transitivité de la communication politique et intransitivité de l’écriture littéraire, plaçant alors les écrivains devant un dilemme insoluble.
L’engagement en littérature ne s’est ainsi pas fait sans difficulté, ce dont Benoit Denis rend compte tout au long de l’ouvrage. Déjà les philosophes des Lumières ont été confrontés à un paradoxe qui subsistera pour les futurs auteurs engagés, et qui concerne le public auquel s’adresse le message politique. À une époque où l’enseignement ne concernait qu’une certaine frange de la société, les lecteurs des livres des Lumières étaient en grande majorité d’ascendance bourgeoise, comme leurs auteurs. Face à cette contradiction, les philosophes adopteront une posture consistant à « feindre d’écrire pour des lecteurs qui ne le[s] lisent pas et faire semblant d’ignorer qui le[s] lit vraiment. » (p. 61.)
À l’époque des Lumières, le philosophe peut néanmoins lutter contre l’intolérance et le fanatisme religieux sans avoir à se demander si ce qu’il écrit relève encore du littéraire. Après la modernité, le geste impossible des écrivains engagés vise alors « à concilier différents types de valeurs : celles qui relèvent de la littérature seule et d’autres qui dépendent de critères éthiques, sociaux ou politiques que la modernité a conçus comme incompatibles. » (p. 74.)
Nombreux ont été ceux à avoir eu conscience des contradictions inhérentes à cette démarche et à remettre en question la théorie sartrienne, avec plus ou moins de véhémence. Si Albert Camus en percevait les limites et refusait de sacrifier l’art pour une fin qui lui soit extérieure, Georges Bataille considérait que la gratuité de la littérature était justement ce qui l’engageait, « puisqu’elle conteste radicalement la logique d’un monde où domine l’utilitaire, et qu’elle la conteste donc dans un mouvement de négation sans fin. » (p. 278.)
Ainsi, la posture de « l’Art pour l’art » ne signifia pas forcément un total désengagement du politique. Il s’est simplement agi de donner d’autres formes à cet investissement. Au tournant des années 1950 et 1960, dans le contexte d’une défiance croissante à l’égard du communisme et de la montée en puissance de la pensée structuraliste, des écrivains comme Maurice Blanchot ou Marguerite Duras proposeront une écriture de l’indicible et du silence qui constituera une nouvelle manière d’articuler le littéraire et le politique.
Lucide sur le fait que la littérature ne fait plus corps avec la société, mais qu’elle est entrée dans un régime d’existence problématique, Roland Barthes opèrera progressivement le désengagement sartrien. La littérature, dont la forme est envisagée comme autonome et peut signifier indépendamment de l’intention de l’auteur, doit alors dire le réel sur le mode allusif. Revient désormais à la critique le soin d’exprimer l’idéologique dans la positivité du discours.
À travers la vision historicisée qu’en offre l’auteur, l’engagement des écrivains semble un objectif impossible à atteindre. Tandis que le positionnement des poètes et philosophes les plus politisés, à des périodes de l’histoire où la notion et ce qu’elle recouvrait n’existaient pas, ont pu faire l’objet d’interprétations anachroniques, les écrivains engagés de l’après-modernité ont été confrontés au problème insoluble de la non-coïncidence entre le réel et de sa représentation par les moyens de l’art.
Comment est-il encore possible de dire ce que le monde doit être avec des mots qui n’ont d’autre fin qu’eux-mêmes ? Pour Benoît Denis, c’est certainement dans ce mouvement renouvelé d’un engagement toujours « manqué » que celui-ci s’approche le plus de sa vérité.
De la modération à la subversion, de la gauche radicale à la droite extrême, de l’intervention directe dans les textes à sa littérarisation, Benoît Denis rend compte dans toutes ses nuances des manières dont les écrivains se sont engagés politiquement. S’appuyant sur la théorie des champs de Pierre Bourdieu, l’ouvrage constitue ainsi une belle exploration critique des problématiques liées à l’autonomie et l’hétéronomie dans le monde littéraire. Il est néanmoins à regretter que, en dépit de la diversité des positionnements qui y sont présentés, cette histoire de l’engagement en littérature soit majoritairement blanche et masculine.
La sous-représentation des femmes peut éventuellement s’expliquer par leur faible présence dans le champ littéraire, bien que la figure de Simone de Beauvoir aurait mérité des développements conséquents. L’absence d’écrivains comme Frantz Fanon ou Léopold Sédar Senghor reste pour le moins énigmatique : ces auteurs, qui ont mêlé littérature et luttes politiques sans que leur œuvre ne perde en puissance poétique, auraient pu ici occuper une place de choix.
Ouvrage recensé– Benoît Denis, Littérature et engagement, de Pascal à Sartre, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2000.
Autres pistes– Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain (1750-1830). Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Corti, 1973.– Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris. Éd. du Seuil, coll. « Libre examen », 1992.– Christophe Charles, Naissance des « intellectuels » (1880-1900), Paris, Éd. de Minuit, coll. « Le sens commun », 1990.– Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard, 1999.– Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985.