Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Benoît Heilbrunn
Avec L’obsession du bien-être, Benoît Heilbrunn nous propose une mise au point sur un concept a priori positif et plein de promesses ; il dégage au contraire l’instabilité de cette notion et nous montre que la recherche du bien-être est un leurre qui nous éloigne de l’authenticité des relations sociales, en nous propulsant dans une logique de consommation qui ne comble qu’artificiellement nos besoins.
L’idéologie du bien-être trouve son origine au Royaume-Uni, lorsqu’il est devenu un sujet de réflexion au XVIIe siècle. Deux éléments ont contribué à son émergence : l’avènement de l’économie politique, et la sensibilité grandissante des individus pour leur environnement matériel et social. Les économistes se sont à cette époque rendu compte que l’on pouvait améliorer les conditions de vie des classes populaires : « le confort physique est revendiqué comme un droit des défavorisés et pensé comme une responsabilité humanitaire de la part des propriétaires » (p. 66).
L’invention du bien-être est liée au développement de la notion de confort, qui implique une vie sédentaire, permettant d’établir un bien-être dans l’espace domestique. Le confort se définit à partir de l’idée de progrès, et il est lié à la valorisation de l’intime et de la vie privée.
Le mot confort, dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui, implique une certaine manière « d’être au monde » (p. 53). Nous avons peu à peu étendu le sens que nous donnons à ce concept à tous les domaines de la vie quotidienne, et « cette justification, à la fois morale et politique, de la notion de confort, va permettre à l’aspiration au bien-être de structurer et d’envahir l’imaginaire occidental » (p. 68).
De ce bien-être basé sur le confort, qui était un concept plutôt physiologique, nous aboutissons aujourd’hui à une notion sentimentale, psychologique, sociale : le bien-être est un concept englobant, car il implique d’être à la fois bien dans sa tête, dans son corps, et avec les autres.
Le bien-être a été défini à plusieurs époques, de manières sensiblement différentes. Si on parle aujourd’hui de « Feelgooditude » (p. 19), ou de « fun system » (p. 26), l’auteur nous rappelle que Rousseau, déjà, évoquait ce concept dans Les Rêveries du promeneur solitaire. La notion contemporaine de bien-être est en effet comparable avec un état décrit par ce dernier comme un « moment de pleine conscience où l’individu en est réduit au seul sentiment de son existence » (p. 44). Le bien-être selon Rousseau comprend une négation du temps, un sentiment de « plénitude sans motif ni objet de Dieu, qui relève simplement de la permanence dans l’être » (p. 46).
Plus tard, vers les années 1960 aux États-Unis, est apparue ce qu’on appelle « la pensée positive » (p. 85), en réaction à la culture puritaine dominante, prônant le retrait du monde matériel, pour s’orienter vers une spiritualisation de l’existence. Cette volonté de respiritualisation s’est progressivement diffusée en Occident, et a trouvé son apogée dans le New Age, qui fut un véritable changement culturel, à la fois pratique et spirituel. Le New Age prône l’auto-spiritualité et défend l’idée selon laquelle nous sommes tous des êtres spirituels. Toujours selon ce mouvement, la réalité ultime est tout simplement spirituelle, et « chaque personne doit trouver son propre chemin » (p. 90), ce qui a servi de base à toutes les théories contemporaines poussant vers le développement personnel.
Benoît Heilbrunn nous dit que le bien-être tel que nous le comprenons aujourd’hui devient un impératif social, un but que chacun de nous doit vouloir atteindre. Notre société comprend une forte spiritualisation, et accorde beaucoup d’importance au fait de se sentir bien dans le moment présent. « Alors que le bonheur se déploie forcément à l’échelle d’une vie, c’est-à-dire dans une projection temporelle, la notion de bien-être nie l’idée de durée. Si le bonheur implique une visée, le bien-être s’exprime dans l’instantanéité du présent » (p. 134). En recherchant le bien-être, on veut éviter le choc, les aspérités, la surprise, les ruptures. Le bien-être se nourrit de délassement, de purification, de régénération, et de rétablissement de l’équilibre. On prône désormais le ralentissement contre l’accélération du monde, l’adoucissement contre l’intensification.
La frénésie autour de la recherche du bien-être a pour conséquence la « mondialisation des cultures » (p. 71). La spiritualisation contemporaine s’inspire des pratiques orientales. On constate aujourd’hui un succès florissant des guides de développement personnel, des livres de méditation, de même qu’une appétence pour le Feng Shui, l’acupuncture, les massages, le shiatsu, et le yoga. Cet engouement de plus en plus fort pour l’Orient, observable depuis les années 1960, est un phénomène que l'auteur appelle la « yogaïsation de l’Occident » (p. 77).
On assiste donc à une « orientalisation des modes de pensée et de consommation » (p. 73), qui se répand tel un « soft power » (p. 75). Ce processus doit être entendu comme une extension de l’influence culturelle asiatique dans la conception occidentale de la politique, des arts, de la médecine et de la science.
Une telle influence touche même des pratiques occidentales qui n’ont a priori aucun rapport avec la culture zen, comme le jogging ou le golf. Le concept de tao est plébiscité par le monde occidental, qui le décline dans tous les aspects de la vie quotidienne, tels que la cuisine, la décoration, le sexe, le divorce, etc.
Cette appropriation de la culture orientale comporte des déformations, car le bien-être tel que nous le comprenons en Occident est différent de la conception orientale du terme, qui, elle, ne comprend pas la notion de finalité. L’Occident fait le choix de la finalité, car il recherche la satisfaction par une bonne articulation des moyens et de la fin, tandis que les civilisations orientales se différencient des nôtres par le fait qu’elles ne cherchent pas à donner un sens au monde.
Le bien-être compris avant tout comme une expérience intérieure est au cœur de nombre de nos comportements actuels, et nous pousse à mettre en place des stratégies variées pour atteindre l’objectif ultime de se sentir bien. On cherche à se créer des « petits moments à soi » (p. 26), à s’extraire pour un temps du stress et de l’accélération de nos vies. Le bien-être est considéré « comme un rempart contre une société devenue trop anxiogène, mais aussi contre cette vie qui semble nous vider de nous-mêmes » (p. 26).
Le chez-soi, ce house devenu home, est un excellent terrain pour exprimer sa recherche du bien-être. Il peut se transformer en nid douillet, procurer confort et réconfort. Il est aussi un endroit où on peut se ressourcer, se régénérer. Le terme « hygge », venu du Danemark, a le vent en poupe, en caractérisant un espace où l’on se sent bien.
L’auteur soulève le fait que le monde capitaliste essaye de repousser les limites du chez-soi vers d’autres lieux où l’on peut atteindre un sentiment de bien-être : on assiste à la transformation des cafés en lounges, et à la création d’espaces lounge dans des lieux aussi divers que les aéroports, les universités, les boutiques, les salles d’attente, ce qu'il nomme une « “starbuckisation” de l’espace collectif » (p. 125). Ces tiers-lieux sont des endroits en dehors de la maison où l’on peut se sentir comme chez soi. Ils nous permettent d’exprimer notre personnalité, et de nous ressourcer psychologiquement. Le bien-être que l’on ressent dans les tiers-lieux mêle la gaité et le compagnonnage, ce qui renforce chez les individus le sentiment d’être vivant.
Avec le développement de la société de consommation, la quête du bien-être est peu à peu devenue un style de vie à part entière, mais Benoît Heilbrunn nous met en garde contre la recherche effrénée du bien-être, qui est selon lui un outil du développement du capitalisme et de la consommation de masse. Selon lui, « l’idéologie du bien-être est essentiellement une arme d’intensification du capitalisme » (p. 140), le bien-être est partout, il « s’étale sur les murs et les écrans, s’immisce dans les esprits et gouverne les corps » (p. 19). On assiste à la création d’une véritable idéologie du bien-être.
Si nous valorisons autant la quête du bien-être, c’est parce que nous accordons plus d’importance à l’immédiateté : celle-ci passe notamment par le sens du toucher, et par le pouvoir subjectif de l’expérience. La société de consommation actuelle l’a bien compris, en proposant aux individus de participer à l’élaboration et à la personnalisation des produits qu’ils achètent. Ainsi, Nike propose de personnaliser sa paire de baskets, Starbucks décline ses boissons quasiment à l’infini. On peut voire un parallèle entre les objets du bien-être et les objets transitionnels comme les doudous : l’auteur parle d’une tendance à la « doudouisation » (p. 104), qui infantilise les adultes en leur proposant des marchandises qui les ramènent dans en enfance, avec une tendance au repli et à la recherche de réconfort.
Le capitalisme n’a pas seulement transformé le bien-être en marchandise, il en a également fait une fin en soi. L’émotion est transformée en marchandise comme les autres, tant et si bien que c’est devenu une véritable obsession. « Le bien-être est donc la marchandise principale que nous vend désormais la société de consommation » (p. 25).
Chacun est tenu de le chercher dans une obligation de jouissance, la société marchande culpabilisant les individus qui ne sont pas heureux. « La perversité de l’industrie du bonheur consiste non seulement à culpabiliser les individus qui ne se sentent pas épanouis, mais surtout à créer une roue infinie de désirs ne garantissant que de la frustration » (p. 146). La société actuelle accroît le niveau de nos exigences et entretien chez nous une frustration chronique, que seule la consommation peut temporairement combler.
Le plus grand danger de cette obsession du bien-être consiste au repli sur soi qu’elle instille. Sa recherche est « symbolique d’une société égoïste qui fragilise le “vivre ensemble” » (p. 111), car le bien-être nous incite à nous centrer sur nos propres besoins, dans une démarche rétractive plutôt qu’expansive, menaçant sérieusement la question du vivre-ensemble.
Le bien-être nie la figure de l’autre, en nous poussant à valoriser la domesticité et l’intériorisation. « On pousse l’individu à se recroqueviller sur lui-même loin de toute perspective d’hospitalité. Grâce à cette idéologie, l’espace public a tendance à se restreindre pour se limiter à la sphère sensorielle » (p. 150), et même dans les tiers-lieux douillets, on ne fait que faire semblant d’être avec les autres : on est avec les autres séparément.
L’auteur va plus loin en imaginant les conséquences désastreuses d’un tel courant, au niveau social et politique. Le bien-être, égoïste, nous empêche d’améliorer le lien social et la qualité du vivre ensemble. Plus encore, on renonce à sa liberté lorsqu’on est trop absorbé par la recherche de son propre bien-être : on se retrouve happé dans une « aspiration à la fois dévorante et anesthésiante » (p. 149), et on s’enlise dans un univers gouverné par la mollesse et l’apathie, qui nous détourne de toute volonté d’expression et de capacité d’action. « Le bien-être idéologisé s’apparente plutôt à ce bonheur guimauve qui ankylose notre pensée et notre liberté, à une pulsion de mort plutôt qu’à une pulsion de vie » (p. 155).
En définitive, Benoît Heilbrunn regrette le développement de l’idéologie du bien-être, qu’il décrit comme un mythe utilitariste. Il prône au contraire « une morale de l’inconfort » (p. 151), qui responsabiliserait les individus en leur rappelant que leur bien-être ne dépend que d’eux. Il faut que nous nous dégagions de la tyrannie du bien-être pour valoriser l’inconfort dans le but de faire émerger des luttes et l’expressions de libertés. Selon lui, seul l’inconfort nous permet de « fait bouger les lignes » (p. 153).
Il ne faut pas confondre le bien-être et le bien-vivre, qui lui seul nous permet de construire des liens et de faire une place à l’autre. En se dégageant de la recherche effrénée du bien-être, on peut également renoncer à l’hégémonie de la société de consommation, et ainsi réaffirmer des possibilités de réflexivité et de progrès.
Cet ouvrage est très court, ce que l’on peut mettre sur le compte du fait que l’auteur pointe le vide qui constitue la notion de bien-être telle que nous la comprenons aujourd’hui. On reste à la lecture avec un sentiment d’inachevé, dont il est impossible de dire s’il est imputable au style d'écriture ou au concept traité.
Cette étude peut être complétée par des apports sociologiques, qui offrent un champ de recherche très riche, avec notamment l’étude du bien-être subjectif, initiée dans les pays anglo-saxons dans les années 1980, qui met en perspective le bien-être perçu par un sujet, dans un processus réflexif et cognitif, avec le bien-être évalué par un observateur extérieur. On peut également souligner les travaux du sociologue et philosophe Jean Baudrillard, qui montrent comment le capitalisme s’infiltre dans nos vies contemporaines de manière nouvelle et constitue une véritable oppression.
Ouvrage recensé– L’obsession du bien-être, Paris, Robert Laffont, 2019.
Du même auteur– Je consomme donc je suis ?, Paris, Nathan, 2004.– La consommation et des sociologies, Paris, Armand Colin, 2005.– La performance, une nouvelle idéologie ?, Paris, La Découverte, 2004.
Autres pistes– Michel Forsé et Simon Langlois (dir.), Sociologie du bien-être, L’année sociologique, 2014/2 (Vol. 64). – Ladwein, Richard. Malaise dans la société de consommation. Essai sur le matérialisme ordinaire. EMS Editions, 2017.– Nicolas Marquis, Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel. Presses Universitaires de France, 2014.– Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996 [1970].