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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Les Vertiges de la technocience

de Bernadette Bensaude-Vincent

récension rédigée parRobert Guégan

Synopsis

Science et environnement

Ce livre est un décryptage critique du projet technocientifique, de ses concepts, de ses fondements épistémologiques, et de ses conséquences, tant pour les sciences, appelées à converger, que pour la société, promise à devenir un laboratoire où les sujets sociaux deviennent des sujets d'expérience, transformés par les biotechnologies, les nanotechnologies, et les sciences de l'information. Mobiliser les briques élémentaires que sont les gènes, les atomes ou les neurones, n'est donc pas sans finalité politique, ni sans conséquence sur la condition humaine.

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1. Introduction

Au singulier, le terme de « technoscience » est apparu dans les années 1970. Le philosophe Gilbert Hottois entendait attirer l'attention sur les aspects non conceptuels de la science, en opposition avec les analyses dominantes de l'époque qui y voyaient une activité de langage. Depuis, le vocable a cristallisé toutes sortes de problèmes liées à la technologie.

En réalité, la technoscience apparaît en même temps que de nouvelles politiques scientifiques, basées sur des agences de moyens qui « nourrissent » la recherche (et financent les 150 000 acteurs de la recherche publique en France). Elle correspond aussi à une nouvelle relation entre science et technique. La séquence traditionnelle « science-d'où technique » (dite « modèle linéaire ») est en effet subvertie par des pratiques comme le clonage, où sont développées des techniques sans bases scientifiques sûres.

2. Mutation de la recherche

Pour définir le concept, et comprendre en quoi la technoscience affecte la structure même de la connaissance, Bernadette Bensaude-Vincent rappelle que la recherche publique est née, en France et ailleurs, comme pôle autonome et indépendant, en opposition à l'approche défendue notamment par le chimiste Le Chatelier (1850-1936), qui entendait organiser la recherche sur le modèle d'une entreprise industrielle. Jusqu'au milieu du XXe siècle, la science se présentait donc comme un facteur de progrès. Une activité désintéressée.

La guerre et le projet Manhattan ont changé la donne. Les scientifiques furent mobilisés pour produire la bombe atomique, démontrant la porosité de la frontière entre science pure et science appliquée, ainsi que l'efficacité d'une collaboration interdisciplinaire. Les politiques comprirent également que les scientifiques pouvaient servir leur pays sans porter l'uniforme : la recherche pouvait être dirigée par les financements. La science devint ainsi une affaire d'État, dans un régime de compétition internationale. Eisenhower parlait d'ailleurs de « complexe militaro-industriel ».

La fin de la guerre froide a remis en question cette Big Science. Pour compenser la baisse des budgets fédéraux et encourager la collaboration entre industrie et université, le Congrès américain vota en 1980 le Bayh-Dole University and Small Business Parent Act, qui transfère la propriété des recherches financées sur fonds publics aux chercheurs eux-mêmes. Si la mesure a accéléré le rythme des innovations, elle a transformé les chercheurs en entrepreneurs. S'est également estompée la frontière traditionnelle entre la recherche académique et le monde des affaires. « La science a ainsi cessé d'être un bien public pour devenir un bien appropriable » (p. 33).

3. Priorité à la science appliquée

Ce fut une rupture, car depuis Aristote, la connaissance était considérée comme une activité qui ne pouvait pas se monnayer. Un bien commun qui prospérait en se diffusant. Le modèle néolibéral, à l'origine du Bayh-Dole Act, considère au contraire que seule la propriété privée conduit à une bonne gestion des ressources. Le droit des brevets s'aligne donc sur la logique commerciale : il est désormais possible de breveter des entités naturelles (gènes, plantes, animaux). Le droit de propriété intellectuelle relève de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Les objectifs militaires n'étant plus prioritaires depuis les années 1980, les politiques scientifiques échappent en partie aux États, au profit d'instances internationales qui en définissent les priorités (OCDE, Union européenne…) et de groupes privés qui les mettent en application. Ford et Bell ont ainsi donné carte blanche aux chercheurs en génie des matériaux, secteur créé précédemment par le gouvernement fédéral pour ses retombées militaires. On a là un exemple de technoscience émergente, avec des travaux sur la supraconductivité et les piles à combustible. Si la technoscience ne scelle pas la fin de la recherche fondamentale, « elle remet en question la revendication d'autonomie de la science par rapport aux enjeux économiques et sociaux » (p. 37).

L'OCDE ou l'UE, et leur « société de la connaissance » en apportent la confirmation institutionnelle : le savoir et l'information sont désormais traités comme une forme de capital, voire un avantage concurrentiel, souvent au détriment du capital matériel. Le modèle linéaire a donc été abandonné au profit d'une innovation technologique en partenariat avec l'industrie. Dès lors, il est logique d'optimiser la production de connaissances, en dotant la recherche d'une gestion managériale, avec des objectifs et des évaluations.

4. La technique, moteur de la recherche

Comme l'indique le terme même de technoscience, cette mutation du régime de la connaissance renvoie également à la technique. Il ne s'agit pas pour autant d'une contamination de la science par cette dernière.

La technique a toujours permis des avancées scientifiques : de la lunette de Galilée au microscope à effet tunnel qui, permettant d'agencer individuellement des atomes ou des molécules, a ouvert la voie aux nanotechnologies. Mais les instruments actuels ne jouent plus un rôle de médiation. Ils sont eux-mêmes des produits de la science, équipements hybrides portés par des ingénieurs et des chercheurs.

Comme l'accélérateur de particules, les équipements des grands laboratoires consomment par ailleurs des crédits considérables ; ils mobilisent beaucoup de personnel. Ils deviennent ainsi de véritables moteurs de recherche, dotés de leur propre logique expérimentale. Les rentabiliser conduit à effacer les frontières académiques, car un équipement de pointe s'amortit en mobilisant plusieurs spécialités.Pour toutes ces raisons, les instruments ont joué un rôle décisif dans l'avènement de la technoscience. Leur importance est même une marque distinctive de la science moderne, dont témoignent les nombreux prix Nobel décernés ces dernières décennies pour des techniques opératoires.

Le brouillage de la frontière entre science et technique est général. Le cyborg, hybride militaire d'homme et de machine, a de nombreux concurrents dans la vie réelle. Le pacemaker a été suivi par des prothèses, des simulateurs et des capteurs qui envahissent l'organisme. En biologie, les chimères sont devenues aussi banales que les greffes. Les nouveaux dispositifs alimentent le désir de performances accrues, voire d'immortalité dès que le corps est conçu comme une machine modulaire et reprogrammable.

5. Convergence autour des « nanos »

En ce sens, « parler de technoscience, c'est renoncer aux idoles pour parler vrai » (p. 52). La science « pure » est en effet une idéologie. La technique a toujours été présente dans les sciences expérimentales. C'est bien pourquoi Gilbert Hottois voulait qu'on voie dans la science autre chose que des questions de langage et de théorie.

La technoscience n'est pas pour autant un concept descriptif qui caractériserait la science de notre époque. Ou une vraie science, débarrassée des oripeaux du scientisme. Elle correspond plus profondément à un bouleversement de la carte du savoir. Au cloisonnement universitaire de la connaissance, auquel la multidisciplinarité et l'interdisciplinarité ont tenté de remédier, la technoscience répand l'espoir d'une unification du savoir à travers la « convergence » née du couplage entre science et technique.

Historiquement, ce terme de convergence dans la recherche est apparu en 2002 pour désigner un faisceau de savoirs englobant les nanotechnologies (N), les biotechnologies (B), les technologies de l'information (I) et les sciences cognitives (C), d'où l'acronyme NBIC, dans lequel les nanotechnologies jouent un rôle moteur. Ni vraiment une science, ni vraiment une technologie, elles ne cherchent ni à expliquer les phénomènes naturels, ni à inventer des machines particulières : elles autorisent, à une nouvelle échelle de grandeur, l'accès à différents phénomènes ; elles offrent des possibilités à exploiter, surtout si elles sont exploitées par des disciplines complémentaires.

D'où le statut d' « instrument générique » que Terry Shinn prête à la microscopie en champ proche. Avec cette idée, reprise du physicien Feynman qui voyait dans le code génétique de l'ADN un concentré d'information, d'imiter la démarche à l’œuvre dans les systèmes vivants : partir des briques élémentaires, atomes et molécules, pour les adapter à des fonctions précises.

Cette démarche ascendante ou bottom-up s'oppose à la démarche top down qui consistait jusqu'à maintenant à partir d'une masse de matériaux pour la transformer étape par étape. Il faut la rapprocher d'un vieux fantasme, né de la cybernétique : se libérer des entraves de la matière, pour faire du matériau un condensé d'information, le support d'interactions qui font sens.

6. Une entreprise réductionniste

Si l'on oublie les discours futuristes, la convergence promise se ramène à un réductionnisme brutal, que les critiques désignent comme Little BANG : B pour bits d'information, A pour atomes, N pour neurones et G pour gènes. Il ne vise pas seulement à considérer le cerveau ou la machine selon un même équivalent général : il s'applique aussi à la société. Car avec le programme NBIC, la production de savoir a désormais un but clairement désigné : « augmenter les performances humaines ».

Les technosciences se fondent ainsi dans la technoscience, processus qui s'impose comme allant de soi, c'est-à-dire hors débat, appelant une pratique de recherche analogue à celle des entreprises. Si une différence d'approche existe entre Américains et Européens (rapport Nordmann, projet CTEKS…), les points de convergence sont nombreux. La science n'est plus une activité gratuite qui a sa fin en elle-même. Depuis la mésaventure des OGM en Europe, les sciences humaines sont par ailleurs enrôlées en amont pour éviter qu'une solution « techniquement optimale » suscite un rejet social.

Plus généralement, la convergence autour des nanotechnologies métamorphose la science autant que de la technologie. Les « possibles » qu'elle met en avant correspondent à une société focalisée sur la performance et la compétitivité. La technoscience doit donc être perçue comme une instrumentalisation « au service de projets idéologiques qui tentent de concilier en proportions variées le néolibéralisme obsédé par la compétition économique et les idéaux démocratiques et humanistes » (p. 81).

Le corps humain est particulièrement visé. En libérant les humains des déterminismes physiques et biologiques, il s'agit de repousser les limites, et non plus de négocier avec elles. Cette entreprise « conquérante » rejoint le projet transhumaniste, qui vise à « augmenter » l'homme (par des prothèses, des interventions chimiques…) et ce que Gilbert Hottois qualifiait d'anthropotechnique : des activités techniques visant à modifier l'homme plutôt que le milieu environnant. C'est donc un renversement, car jusqu'à présent, l'homme modifiait son environnement (par l'outil, prolongement du corps, puis par la technique) pour l'adapter à sa condition.

7. Un rapport inversé à la nature

Se dessine ainsi un nouveau rapport à la nature. À l'image des biotechnologies qui transforment la cellule en usine, les technosciences semblent reléguer au musée la distinction opérée par les Grecs entre nature (phusis ) et artifice (technè). Si la science moderne place le sujet du savoir à l'extérieur de la nature, désormais vidée d'une quelconque finalité, la technoscience apparaît indifférente à la réalité extérieure. À l'image de l'oncosouris de Harvard, animal transgénique programmé pour faire des cancers, le modèle lui-même tient lieu de réel.

Ce qui intéresse la technoscience, ce n'est pas de savoir comment les choses se passent, mais quel est l'effet des interventions de telle ou telle biobrique, par exemple. Dopée par l'informatique, la technoscience ne construit pas de théorie. Elle privilégie l'opérationnel. Elle recherche des processus. Qu'est-ce qui active ? Qu'est-ce qui inhibe ? Elle s'intéresse au comment. Incidemment, le chercheur n'est plus extérieur au monde à déchiffrer : il y est immergé. Et il s'intéresse à des objets singuliers qui modifient encore sa relation épistémique, car l'objet d'étude, individualisé, n'est pas séparable des dispositifs techniques qui l'ont engendré.

En définitive, il n'y a plus de dedans et de dehors. La nature n'est plus un donné à explorer, c'est une boite à outils qui définit le champ des possibles. La biologie synthétique postule ainsi que les techniques humaines peuvent reproduire les phénomènes naturels. D'où son intérêt pour les cellules souches embryonnaires, « mères » de toutes les cellules. Intérêt paradoxal, car l'ultime, porte ouverte de tous les possibles, rejoint le primitif.

L'effacement des barrières s'inscrit dans le débat sur la postmodernité, mais ce serait une erreur d'associer cette dernière à la technoscience, prévient l'auteure. Le programme NBIC pose par ailleurs des problèmes très concrets : comment confiner les « machines naturelles » dans les laboratoires ? Si la technoscience a une limite, c'est bien celle là. Et elle pose des problèmes éthiques auxquels le principe de précaution ne peut, seul, répondre.

8. Conclusion

La convergence pose des problèmes de société, d'autant que les « technosciences sont régies par des institutions et des pouvoirs qui échappent à l'arène publique » (p. 178). Foucault a déjà montré comment les biotechniques (vaccination, contrôle de l'eau…) sont devenues un instrument de contrôle social. Les technologies NBIC viennent booster ce quadrillage de l'espace et du temps. Au travers, notamment, du contrôle de l'information et des interventions sur le corps humain.

La vie s'assimilant à un capital à faire fructifier, la santé devient un enjeu politique dans une économie de marché. Ce qui redéfinit la notion même de citoyen, car la dimension sociale de l'individu disparaît au profit de ses performances, indépendamment du bien public. Ce n'est pas un hasard si les transhumanistes considèrent l'éducation comme une technique d'augmentation parmi d'autres.

9. Zone critique

Bernadette Bensaude-Vincent adopte un regard de philosophe mais aussi d'historienne des sciences, pour analyser une technoscience devenue le quotidien de nombreux chercheurs bien qu'ils n'emploient jamais le terme. Elle inscrit la « convergence des sciences » dans une large perspective (historique, épistémologique, politique…). Des exemples ponctuent utilement son argumentation.

Cet ouvrage se limite toutefois à l'Europe et aux États-Unis, et il occulte la dimension économique des technosciences. L'auteure ne fournit aucune indication sur les investissements en jeu, au niveau des États, des firmes ou simplement des programmes. Certes, ce n'est pas l'objet de ce livre. Mais comme la convergence autour des nanotechnologies constitue l'ossature d'un discours à l'égard des investisseurs, et qu'elle exprime une mainmise néolibérale sur la science, quelques données chiffrées auraient été bienvenues.

10. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Bernadette Bensaude-Vincent, Les Vertiges de la technocience. Façonner le monde atome par atome. Paris, La Découverte, 2009.

De la même auteur– L’Opinion publique et la science. À chacun son ignorance. Paris, La Découverte,2013 (3e édition). – Matière à penser. Essais d'histoire et de philosophie de la chimie, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2008.– Se libérer de la matière ? Fantasmes autour des nouvelles technologies, Paris, INRA éditions, 2004.

Autre piste– François David Sebbah, Qu'est-ce que la « technoscience » ? Une thèse épistémologique ou la fille du diable ?, Paris, Les Belles Lettres, 2010.

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