Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bernard E. Harcourt
Nous vivons aujourd’hui dans une société d’affichage et d’exhibition que l’auteur nomme « société d’exposition ». Et, dans cette société, la majorité de ceux qui se trouvent du bon côté de la fracture numérique, utilisant Facebook et Twitter, Google et Instagram, achetant sur Amazon et consommant des produits Apple, sont devenus aveugles et sourds face aux dangers de la transparence virtuelle et du Big data.
À l’heure du Big Data et des algorithmes de recommandation, alors que la NSA américaine et les services secrets des grandes puissances anglo-saxonnes (États-Unis, Grande-Bretagne, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) sont branchés sur les câbles sous-marins de télécommunications comme sur Google et Facebook, qu’en est-il réellement non seulement de notre vie privée, mais encore de nos libertés démocratiques ?
C’est la question que pose l’auteur tout au long d’un ouvrage qui doit beaucoup à Michel Foucault, à ses concepts de « société punitive », de « société disciplinaire » et de « société de surveillance ». Une dette et une filiation que l’auteur non seulement assume, mais même revendique, ne se privant pas de rendre hommage, à cette figure majeure du paysage intellectuel de la seconde moitié du XXe siècle.
Et Bernard E. Harcourt répond à la question en montrant et en démontrant que toutes nos libertés, publiques et privées, politiques et sociales, se sont réduites comme une peau de chagrin depuis que la société numérique a pris le dessus sur la société tout court, depuis une vingtaine d’années environ donc.
Et tout cela parce que notre plaisir narcissique à tweeter et à retweeter, à « liker », à porter une Apple Watch, à commander sur Amazon ou à suivre nos nouveaux amis sur notre page Facebook, fait des entreprises qui possèdent ces marques les dépositaires de la ressource la plus précieuse de l’ère contemporaine : nos données personnelles, véritable mine d’or pour Google et Facebbok, qui vendent ces informations aussi bien aux annonceurs qu’aux services de renseignement.
Bernard E. Harcourt invite donc à la résistance et à la désobéissance face au risque (déjà réalisé) de surveillance totale issu de notre désir illimité d’accéder à tout, tout de suite, tout le temps et partout.
Bernard E. Harcourt affirme avec force dans l’ouvrage que les catégories conceptuelles développées par deux des penseurs modernes les plus importants ne s’appliquent plus à notre société. Nommément, notre société ne serait plus une « société du spectacle », pour reprendre le concept et l’expression forgés par Guy Debord à la fin des années 1960, ni une société disciplinaire et punitive comme le pensait Michel Foucault dans les années 1970.
Notre société n’est pas non plus un épigone de la société décrite par George Orwell dans son roman 1984, paru en 1949 : en effet, elle est fondée sur le plaisir et le fait d’aimer, de « liker » ainsi que par une attirance irrésistible qui suscite l’envie et le désir, et non pas sur la haine, la contrainte et la coercition comme dans le livre d’Orwell.
Non, notre société est pour l’auteur une « société d’exposition » : une société où tous les aspects de notre vie peuvent être suivis à la trace et contrôlés, de nos dépenses par carte bancaire à nos appels depuis des téléphones mobiles en passant par les sites consultés à partir de nos ordinateurs.
Nous nous exposons nous-mêmes en utilisant, sans modération aucune, toutes les ressources des techniques les plus modernes, des techniques actuelles, des techniques qui toutes ont pour point commun de « laisser des traces », de permettre facilement et continuellement une identification du sujet ainsi qu’un pistage permanent et fidèle de ce dernier. Une situation qui devient paroxystique avec les médias sociaux, qui nous invitent et nous incitent à nous « exhiber », sans aucune pudeur numérique, et à nous « faire suivre », au sens propre comme au sens figuré.
Pour autant, il ne faut pas sous-estimer la dimension punitive de la société d’exposition diagnostiquée, décrite et analysée par Bernard E. Harcourt. En effet, que ce soit dans les démocraties ou dans les régimes autoritaires, des formes de répression extrêmement diverses sont à l’œuvre pour « surveiller et punir », pour reprendre le titre de l’un des ouvrages majeurs de Michel Foucault.
Et l’auteur de citer un exemple on ne peut plus concret de cette situation : l’unité sur les médias sociaux créée par la police new-yorkaise afin de suivre au plus près les publications Facebook des membres présumés de gangs de jeunes.
Pour Bernard E. Harcourt, la société d’exposition peut se définir par un certain nombre de caractéristiques qui forment comme autant de commandements.
La transparence virtuelle tout d’abord. La transparence à laquelle nous condamne la société d’exposition est d’un type tout à fait nouveau. Elle n’est en effet ni littérale ni phénoménale, en ce sens où nous ne sommes pas confrontés à une surface transparente (transparence littérale) ni à la transparence en tant que fait physique (transparence phénoménale). Non, avec la société d’exposition, c’est notre identité numérique, notre « moi numérique » pour reprendre l’expression de l’auteur, qui fait lui seul et tout entier l’objet de cette transparence.
La séduction virtuelle ensuite. Le plaisir et le désir sont les deux vecteurs principaux, sinon uniques, qui permettent le savoir total que la société d’exposition exerce sur nous, au point que notre « moi numérique » en vient à remplacer, ou à récapituler et résumer, à la fois notre « moi physique », notre « moi mental » et notre « moi social ».
L’opacité phénoménale pour continuer. En effet, alors que nous nous exposons sans retenue aucune, et ce de plus en plus, sur les médias sociaux, ceux qui nous surveillent, par voyeurisme (autres membres des réseaux sociaux) ou par nécessité professionnelle, parce que c’est leur métier (publicitaires, agents des services de renseignement…) n’ont à l’inverse de cesse de dissimuler le plus soigneusement possible leur espionnage et de ne pas partager leurs informations.
L’authenticité virtuelle par ailleurs. La transparence virtuelle a entre autres réalités la suivante : elle prétend rendre compte de manière privilégiée de ce qui serait notre « moi authentique ». Notre vérité ultime, indépassable, serait celle dévoilée par la transparence virtuelle analysée plus haut. Ainsi l’intrusion de plus en plus importante du numérique dans nos vies et dans notre personnalité non seulement influence, formate et modifie cette dernière, mais encore possède l’ambition et la prétention de rendre compte de ce qui serait notre moi le plus véritable : une authenticité qui serait donc parfaitement virtuelle, parce que d’essence numérique.
Les récits numériques également. Notre personnalité numérique, notre « moi numérique », est un moi essentiellement narratif. En effet, sur tous les réseaux sociaux, nous ne faisons rien d’autre que nous raconter, à longueur d’interventions. Nous racontons des histoires dans lesquelles nous nous présentons, nous nous mettons en scène, nous nous valorisons et nous nous narcissisons.
Les aveux numériques enfin. Notre existence numérique est essentiellement confessionnelle. Des selfies (qui peuvent faire l’objet d’une publication sous forme de livre, comme l’a fait Kim Kardashian par exemple) aux vidéoréalités en passant par les données quantifiées, tout est acte d’autorévélation motivé par un désir passablement immature d’attention et de publicité.
Ces diverses mises en scène de notre moi par le numérique ne sont pas bien sûr sans être potentiellement porteuses de troubles graves de la personnalité, et plus largement d’un malaise croissant au sein des rapports sociaux. Six dimensions différentes de l’ère actuelle qui résument en tout cas parfaitement pour Bernard E. Harcourt ce qu’il nomme le « pouvoir d’exposition ».
Les GAFA (Google-Apple-Facebook-Amazon) se trouvent bien évidemment au principe de la société d’exposition. Ils l’ont créée, ils en vivent, ils la propagent sur toute la surface du globe, ils tendent, chaque jour un peu plus, à la rendre irréversible et à faire en sorte que personne ne puisse échapper à son emprise tentaculaire, de New York au Botswana, de Shanghai à la Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Et c’est l’un des GAFA justement, Apple, qui est à l’origine du produit phare de la société d’exposition, un objet dont on peut sans risque avancer qu’il en constitue une sorte d’icône absolue, tant ses caractéristiques sont en phase avec les visées de la société d’exposition. Cet objet, c’est l’Apple Watch, la montre connectée d’Apple, qui fait bien plus que donner l’heure.
La publicité pour l’Apple Watch fait évidemment tout pour susciter le désir de porter à son poignet (d’exhiber ?) cet objet fétiche des « hipsters ». Appareil hyper technologique, doté d’un « moteur haptique », de quatre verres saphir, de LEDs et de photodétecteurs, l’Apple Watch permet, en toute impudeur, de révéler son être le plus intime.
Ainsi l’Apple Watch sait-elle tout de votre pouls et de tous vos mouvements, de votre rythme cardiaque, du temps que vous passez debout ou à courir. Mais l’Apple Watch est également en prise directe et continue avec tous les aspects de votre vie personnelle : applications, messagerie, textos, contacts, informations de localisation, amis et relations, photos, e-mails, PDF… Le tout transmis et stocké sur le cloud. Donc consultable par des tiers, en permanence, et pour longtemps. Une sorte d’appareil rêvé pour une société dominée par le Big Brother du 1984 d’Orwell : il est tout simplement impossible d’avoir le moindre secret pour son Apple Watch.
Pourtant, tous ceux qui possèdent une Apple Watch sont fiers et heureux de pouvoir l’arborer, car elle constitue un véritable « objet-statut social ». Grâce à cet appareil qu’on presse, qu’on pousse, que l’on effleure, au choix, comme le note Bernard E. Harcourt, « l’État n’a plus besoin de nous forcer à passer un bracelet à la cheville ». L’Apple Watch l’a fait pour lui, elle est « ce second corps du citoyen qui se love autour du premier », comme l’écrit l’auteur.
La société d’exposition se caractérise notamment pour Bernard E. Harcourt par la disparition progressive et insensible des frontières entre l’État, l’économie et la société. C’est l’un de ses traits distinctifs majeurs, qui constitue également l’un de ses travers principaux, en raison du risque de totalitarisme rampant que cette évolution porte en soi.
Au cœur et au carrefour de cette confusion croissante entre État, économie et société se trouve le marché des données personnelles. Exploitées à la fois par l’État (police et services de renseignement bien entendu, mais aussi, beaucoup plus prosaïquement, état civil ou sécurité sociale) et l’économie (réseaux sociaux au premier chef, mais aussi grande distribution et par-dessus tout publicité sous toutes ses formes), les données personnelles constituent la ressource fondamentale de la société d’exposition, un peu ce que le pétrole a constitué pour la société de la deuxième révolution industrielle ou le charbon et la vapeur pour la société de la première révolution industrielle.
À ce titre, on peut dire que les données personnelles constituent bel et bien l’énergie fondamentale de la société d’exposition, ce qui lui permet d’exister, d’avancer, de se perpétuer, de se complexifier en permanence.
Le marché des données personnelles constitue d’ores et déjà un secteur économique colossal, qui brasse des flux financiers absolument gigantesques. Ainsi, en 2012, le courtage en données personnelles a généré à travers le monde un chiffre d’affaires de 156 milliards de dollars, une somme qui depuis a bien entendu augmenté dans des proportions considérables. Il existe actuellement, dans le monde entier, plus de 4 000 entreprises de courtage en données personnelles. Certaines, comme Lexis Nexis ou Experian, sont les géants du secteur et sont cotées en bourse. Mais la plupart sont de petites entreprises dont le nom est parfaitement inconnu du public.
Toutes ont cependant la même caractéristique : se servir des données afférentes à nos identités multiples, numériques ou physiques, administratives ou économiques, pour en faire la sève et la source vive de la société d’exposition.
La bataille est-elle perdue ? Face au défi posé par la nouvelle forme de pouvoir, potentiellement et actuellement totalitaire, issue du numérique, le citoyen est-il condamné à être entièrement désarmé et à subir ?
Ce n’est pas ce que pense Bernard E. Harcourt, qui propose plusieurs pistes de résistance. La première : une compréhension plus intime et une réflexion approfondie sur la « société de surveillance » que constitue la société d’exposition, afin de pouvoir avoir un minimum de prise sur cette dernière par le biais de la connaissance.
Agir sur le réel, donc, après avoir posé le diagnostic le plus pertinent possible sur la situation qui est la nôtre actuellement en matière de libertés, publiques et privées. C’est tout l’objet de l’ouvrage, qui à ce titre se veut un jalon dans cette forme de résistance et de désobéissance.
La seconde piste proposée par Bernard E. Harcourt passe par le parti pris du courage et du choix éthique. Un parti pris exigeant, dangereux, et qui peut coûter très cher à ceux qui s’y engagent, comme les lanceurs d’alerte Edward Snowden ou Julian Assange par exemple ont pu en faire l’expérience. C’est néanmoins la seule manière concrète et efficace d’échapper au totalitarisme qui non seulement nous guette, mais surtout nous submerge et nous cerne déjà.
Cette forme contemporaine de résistance politique, l’auteur la voit passer de manière privilégiée par un mouvement caractérisé par une forme de direction sans dirigeant (leaderlessness), afin d’étouffer dans l’œuf toutes les pulsions de toute-puissance et de rivalité des egos.
Un peu à l’image du GIP (Groupe d’information sur les prisons) que Michel Foucault, Gilles Deleuze, Daniel Defert et quelques autres avaient mis en place dans les années 1970 pour être la « voix des sans-voix » qu’étaient alors, et que demeurent largement encore aujourd’hui, les prisonniers. Car à l’heure actuelle nous sommes tous des prisonniers de la société d’exposition.
Pour Bernard E. Harcourt, la société d’exposition n’est que la première parmi une série d’étapes qui mènent, sûrement, vers une nouvelle manière de gouverner. Cette nouvelle manière de gouverner, c’est une politique tirée des manuels, de l’idéologie et des pratiques de la contre-insurrection.
Et, pour l’auteur, cette nouvelle manière de gouverner est déjà une réalité, aux États-Unis tout du moins. Car la politique, extérieure comme intérieure, de Donald Trump, depuis son accession au pouvoir, est entièrement fondée sur une approche et sur des méthodes contre-insurrectionnelles. Ainsi, des assassinats ciblés par drones qui sont devenus monnaie courante en passant par toutes les techniques et les pratiques de terreur (torture, détention pour une durée indéterminée, notamment à Guantanamo Bay, exécutions sommaires) inaugurées par George W. Bush, maintenues par Barack Obama et plébiscitées par Donald Trump, c’est toute la palette des tactiques et des logiques de la contre-insurrection qui est utilisée par l’Oncle Sam.
Et, pour l’auteur, ce n’est nulle part plus patent que dans les services de police aux États-Unis, où depuis les attentats du 11-Septembre l’emploi des techniques anti-insurrectionnelles se sont généralisé, créant un « ennemi intérieur » parfaitement fantasmatique, mais faisant de nombreuses victimes qui, elles, sont malheureusement bien réelles. On passerait ainsi, sans transition aucune ou presque, du « totalitarisme mou » de la société d’exposition au « totalitarisme dur » de la société de contre-insurrection.
Le principal reproche que l’on peut adresser à cet ouvrage tient à son angélisme. En effet, au vu des développements techniques les plus récents, notamment en matière d’intelligence artificielle, ainsi qu’au vu des offensives toujours renouvelées et approfondies des services secrets des grandes puissances dans le domaine de la surveillance, il est quelque peu naïf, pour ne pas dire plus, de croire, comme le fait l’auteur, qu’une mobilisation des citoyens à la suite d’une prise de conscience des problèmes que pose la société d’exposition puisse à elle seule être suffisante pour faire diminuer l’ombre portée du totalitarisme mou qui non seulement pèse sur nos sociétés, mais surtout, comme le diagnostique avec talent Bernard E. Harcourt, est d’ores et déjà un fait accompli.
Enfin, relativement aux critiques publiées dans des blogs consultables sur le Web, on trouve en particulier la réserve suivante : Bernard E. Harcourt ne documente pas suffisamment dans son ouvrage les différentes formes de résistance qu’il évoque. Il est vrai que ces dernières ne donnent pas vraiment de la voix, faisant preuve d’une discrétion à la mesure de leur caractère ultra-minoritaire.
Ouvrage recensé – Bernard E. Harcourt, La Société d’exposition, Paris, Le Seuil, 2020.
Du même auteur– L’Illusion de l’ordre, Paris, Descartes & Cie, 2006.
Autres pistes– Gabriel Dupuy, La Fracture numérique, Paris, Ellipses, 2007.– Isabelle Compiègne, La Société numérique en questions, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2010.– Cédric Biagini, L’Emprise numérique, Paris, L’Échappée, 2012.– Marc Augier, La Société numérique, Paris, L’Harmattan, 2016.– Olivier Babeau, Le Nouveau désordre numérique, Paris, Buchet-Chastel, 2020.