Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bernard Friot
Dans cet ouvrage technique et exigeant, Bernard Friot montre en quoi les retraites constituent un enjeu crucial de la lutte des classes. Le système instauré après-guerre a inauguré une façon révolutionnaire de définir la valeur économique, à rebours de celle que tente d’imposer le capitalisme. En tant qu’elles récompensent la qualification des individus plutôt que leur contribution à l’accumulation du capital, les pensions sont un modèle inspirant pour les luttes à venir. L’auteur complète ici ses précédents travaux sur la dimension anticapitaliste de la Sécurité sociale française.
Le titre de l’ouvrage de Friot en dit long sur son projet intellectuel. En marxiste convaincu, Friot part de l’idée selon laquelle l’histoire des sociétés s’écrit au travers d’une lutte des classes opposant, très grossièrement, une classe capitaliste vivant de ses profits et une classe travailleuse vivant de son salaire. L’objectif de son ouvrage est de contribuer à une meilleure compréhension de la façon dont cette lutte se déploie dans le contexte français à travers l’étude d’un objet en apparence étranger au monde du travail : les retraites.
L’originalité du travail de Friot est de montrer, à rebours des conceptions dominantes, que le combat mené autour des réformes de ces trois dernières décennies serait en réalité étroitement lié à une lutte pour l’affirmation d’une définition de ce qu’est le travail et, au-delà, de ce qu’est la valeur économique. Friot nous montre ainsi qu’une part encore majoritaire du système de retraite français repose sur une définition communiste de la valeur, attribuant aux personnes un salaire comme reconnaissance de leur qualification et non de leur activité.
Pour Bernard Friot, la lutte des classes ne porte pas simplement sur l’appropriation ou la collectivisation des moyens de production, mais plus fondamentalement sur l’affirmation d’une définition de la valeur économique. Dans le domaine du travail, elle concerne donc le sens donné au salaire.
Friot, dans le sillage de Karl Marx, distingue deux définitions de la valeur, l’une capitaliste et l’autre communiste. La définition capitaliste voit dans le salaire le prix de la location de la main-d’œuvre : le travailleur est rémunéré en tant qu’il contribue à la production de richesse, donc à l’accumulation du capital. Dans cette perspective, la valeur du travail est déterminée entièrement par le capitaliste : il lui revient de décider quels travailleurs sont productifs et lesquels ne le sont pas. Par exemple, un particulier tondant lui-même sa pelouse ne produit pas de valeur puisqu’il ne contribue pas à l’accumulation de capital. En revanche, la même activité réalisée par un employé d’une entreprise de jardinage est reconnue comme productrice de richesse . Le salaire serait la contrepartie de cette contribution à l’accumulation de capital. Selon cette conception capitaliste, les retraités constituent bien des inactifs : leur pension ne peut être reconnue comme un salaire.
Or, note Friot, cette définition capitaliste, bien qu’unanimement acceptée, n’a rien d’une évidence. Il défend, à rebours de celle-ci, une conception communiste de la valeur économique, d’après laquelle ce ne serait plus au seul capitaliste qu’il reviendrait de désigner les travailleurs productifs, mais à la collectivité dans son ensemble. Le salaire des fonctionnaires se rapproche d’une telle conception : leur rémunération est décidée non par un capitaliste mais par les institutions publiques, donc indirectement par les citoyens.
Friot, défenseur assumé de cette dernière définition de la valeur, souhaiterait la voir triompher également dans le domaine des retraites. Il serait souhaitable, selon lui, de considérer les retraités comme des travailleurs recevant un salaire en contrepartie de leur contribution présente au bien-être collectif, et non comme des inactifs percevant un revenu en remerciement de leur production passée. Si les retraités peuvent être considérés comme des travailleurs, c’est bien que l’enjeu des retraites (son financement, sa répartition) est au cœur de la lutte des classes. Pour Friot, la valeur communiste aurait été l’inspiratrice de l’essentiel du système des retraites français.
De l’après-guerre aux années 1970, la construction du régime des retraites par répartition a principalement été inspirée par la définition communiste de la valeur. Le début des années 1970 a ainsi marqué l’apogée d’un siècle de mesures sociales ayant permis le remplacement progressif du salaire par une pension de retraite dont le niveau s’est rapproché de celui des revenus du travail (en moyenne, 70 % en 1977). Suivant l’idée que les retraites constituent un salaire à part entière, le montant des pensions était calculé en fonction du salaire d’activité antérieur et non des cotisations précédemment versées.
En parallèle, cette période s’est caractérisée par une progression du niveau des pensions grâce, principalement, à la hausse des cotisations au régime général. Au terme de cette évolution, même les catégories populaires ont pu se passer d’activité complémentaire au moment de la liquidation de leur pension, devenant ainsi des « retraités salariés » (p. 73). Réduire l’écart entre le dernier salaire d’activité et le niveau des pensions constitue, pour Friot, un changement révolutionnaire. Cette évolution contribue en effet à transformer la signification de la retraite.
Contre cette instauration de la pension de retraite comme « salaire continué », un certain nombre de forces ont cherché à en faire au contraire un « revenu différé » (p. 12). Ce second programme politique correspond à ce que Friot appelle « la réforme » (p. 87), renvoyant par là à un ensemble cohérent de mesures (d’où le singulier) menées depuis la fin des années 1980 et ayant abouti à un recul dans le montant et la nature des droits à la pension. Le fer de lance de la réforme n’est pas, comme les commentateurs l’écrivent souvent, le régime par capitalisation, mais bien un régime par répartition capitaliste, c’est-à-dire construit sur un système de points.
Dans un tel régime, le montant des retraites est directement fonction de la somme des cotisations versés par les individus tout au long de leur carrière. Les pensions ne constituent pas la reconnaissance d’une contribution présente des retraités à la production de valeur, mais la contrepartie d’une activité passée au service d’un employeur capitaliste. Malgré les réformes successives dans ce sens (indexation des pensions sur les prix en 1987, loi de financement de la sécurité sociale en 1998, réforme Fillon de 2008, etc.), le salaire continué représentait encore, en 2016, 73 % des pensions versées.
Pour Friot, la lutte des classes se joue donc à l’intérieur même du système par répartition, entre une répartition communiste (suivant la logique du salaire continué) et une répartition capitaliste (celle du revenu différé). Reconnaître que les pensions sont des salaires implique de reconnaître que les retraités sont des travailleurs – c’est-à-dire qu’il est possible de produire de la valeur en dehors d’un contrat de travail dans lequel les intérêts de l’employeur effacent ceux de la collectivité. La différence avec des salariés « normaux » réside donc dans ce que les « retraités salariés » peuvent choisir librement l’activité à laquelle ils se consacrent. Ils sont, selon le mot de Friot, « libérés du marché du travail » (p. 12) au sens où ils ne dépendent d’aucun employeur capitaliste pour recevoir leur salaire.
Pour autant, les retraités ne sont pas inactifs. Pour nombre d’entre eux (notamment les plus jeunes), la retraite est l’occasion d’une multiplication des activités sociales, qu’elles soient professionnelles ou bénévoles – beaucoup plus socialement utiles, selon l’auteur, qu’une grande partie des activités menées dans le cadre d’un emploi classique. Il observe en outre que dans l’essentiel des cas, les retraités eux-mêmes considèrent n’avoir « jamais autant travaillé » et n’avoir jamais été « aussi heureux de travailler » (p. 76). Ainsi, la pension de retraite donne aux retraités le droit à une « seconde carrière » (p. 201). Celle-ci est à considérer, pour Friot, comme une réussite historique majeure.
La question se pose donc du critère sur lequel établir le montant du salaire versé aux retraités. Dans la situation d’emploi classique, les travailleurs sont rémunérés en fonction de leur activité. Dans la définition communiste de la valeur, le salaire rémunère la qualification personnelle : il est un droit politique de la personne au même titre que le droit de vote et son montant se mesure à la reconnaissance de la capacité de cette personne à œuvrer pour le bien commun. C’est déjà en partie ainsi que se décide le salaire du personnel hospitalier. Friot propose donc l’instauration d’un « salaire à qualification personnelle » (p. 26), parfois aussi appelé « salaire à vie », qui progresserait jusqu’à la mort au gré de la reconnaissance de nouvelles qualifications.
L’argument fréquemment avancé par ceux que Friot appelle les « réformateurs » part de l’idée que la population est vieillissante : il y a aujourd’hui, dans la population française, beaucoup plus de personnes âgées (plus de 60 ans) et moins de jeunes qu’auparavant. Le constat est ainsi formulé : il y a un déficit de « jeunes » pour financer les retraites des « vieux ». Pour maintenir le système tel qu’il est, il faudrait augmenter le taux de cotisation, prélevée sur les salaires, afin de s’assurer que les sommes collectées permettent de financer les pensions auxquelles ces personnes âgées ont droit du fait de leur carrière professionnelle. Ce problème de financement est renforcé par deux phénomènes.
D’abord, la hausse du chômage, depuis les années 1970, réduit le revenu global des personnes qui travaillent ou cherchent un travail, donc le montant de leurs cotisations. Ensuite, l’augmentation de l’espérance de vie, combinée à la diminution du taux de fécondité, contribue à augmenter le nombre de retraités par rapport au nombre de naissances. Ainsi, pour les réformateurs, le système fait face à une crise de financement du fait d’une crise démographique ; pour y faire face, il conviendrait de repousser l’âge légal de départ à la retraite.
Pour Friot, cet argument est erroné, dans la mesure où « un rapport démographique n’est pas un rapport économique » (p. 164). Ce qu’il faut regarder, ce n’est pas le nombre de jeunes et de vieux, c’est le nombre d’actifs (personnes qui occupent un emploi ou qui en cherchent un). Ce n’est pas parce qu’il y a relativement plus de vieux qu’il y a relativement moins d’actifs : le déclin du nombre d’actifs relativement au nombre d’inactifs est statistiquement assez peu important – il l’est encore moins une fois les retraités reconnus comme des travailleurs En outre, l’argument des « réformateurs » ne prend pas en compte l’évolution de la productivité des actifs, donc de leur salaire. Or depuis 1945 les actifs sont capables de créer de plus en plus de richesse.
Pour illustrer son constat, Friot utilise une analogie avec le déclin démographique des agriculteurs : ce n’est pas parce qu’il y huit fois moins d’agriculteurs en France aujourd’hui qu’il y a un siècle que la France connaît des famines : c’est seulement que chaque agriculteur produit beaucoup plus qu’il y a un siècle. Il n’y a donc pas de problème de financement des retraites.
Pour Friot, le système des retraites constitue un pilier sur lequel s’appuyer pour imposer la définition communiste de la valeur contre sa version capitaliste. D’abord parce que les retraités salariés, par leur situation, peuvent mettre concrètement leurs qualifications au service de modes de production non capitaliste. Friot enjoint ainsi les retraités à honorer leur statut de travailleur, plutôt que de se complaire dans un « bénévolat de consolation » (p. 53), voire dans une complète inactivité.
Par exemple, un ancien ingénieur des transports pourrait mettre à profit les connaissances accumulées au cours de sa carrière pour améliorer, sans que sa prestation ait besoin d’être facturée, l’organisation logistique d’une association pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP). Cet exemple permet d’insister sur un point souvent mal compris de la pensée de Friot : sortir de l’emploi capitaliste ne signifie pas travailler moins – bien au contraire, cela signifie travailleur mieux, plus librement, et donc sans limite d’âge a priori. Selon lui, la lutte contre la définition capitaliste de la valeur doit être menée en acte, c’est-à-dire en instaurant effectivement une production non capitaliste à l’efficacité supérieure .
Ainsi, la logique du salaire continué, fondement du régime par répartition communiste, pourrait inspirer une refonte de l’ensemble des institutions économiques. Pour Friot, l’objectif de long terme de la lutte des classes serait d’organiser l’ensemble de la production sur le modèle du salaire à qualification personnelle . Pour cela, il propose tout d’abord d’avancer l’âge de la retraite à 50 ans, afin d’étendre davantage la seconde carrière des travailleurs. Un âge aussi précoce présenterait l’avantage d’en finir avec la représentation des retraités en oisifs, et donc de réaffirmer leur capacité à contribuer à une production non capitaliste.
Cette seconde carrière serait financée au moyen d’une cotisation sociale prélevée sur la valeur créée (que peuvent payer autant des entreprises capitalistes que non capitalistes). Une telle organisation, plus efficace en termes de production, permettrait de réorienter l’activité économique vers certains secteurs particulièrement cruciaux dans un contexte de crise environnementale – notamment l’agriculture, que Friot propose de financer au moyen d’une cotisation sur les salaires, afin d’en rendre la consommation gratuite.
Pour Friot, le système des retraites constitue un champ central de la lutte des classes. Celle-ci ne se joue pas, comme le considèrent trop souvent les économistes, entre le système par répartition et le système par capitalisation, mais bien au sein du système par répartition. À une répartition capitaliste, fondée sur le principe de revenu différé et reposant donc sur une définition de la production par l’employeur, Friot oppose une répartition communiste dans laquelle les retraités reçoivent un salaire en reconnaissance de leur qualification.
L’analyse du cas des retraites inspire à Friot la formulation d’un projet politique plus vaste, celui de la généralisation d’un salaire à la qualification personnelle. Contre « la réforme » et ses défenseurs, dont il réfute l’argument démographique, il prône l’instauration d’une possibilité de départ à la retraite dès 50 ans avec un niveau de pension poursuivant le dernier salaire d’activité.
Les travaux de Friot dessinent une perspective originale, en faisant du régime salarial des retraites le point de départ d’une refonte globale du système économique, alors débarrassé du capitalisme. On y trouve un ensemble de mesures politiques donnant à l’analyse un aspect concret. C’est ce juste équilibre entre projet politique et analyse du « déjà-là communiste » (p. 38) qui explique le relatif succès des travaux de l’auteur , en dépit de leur situation encore marginale et souvent critiquée dans le champ des sciences sociales.
L’affirmation selon laquelle les retraités seraient heureux de travailler, bien que formulée sous la forme d’un postulat, fait écho à certains travaux démontrant que le travail en dehors du cadre professionnel est particulièrement valorisant . On peut cependant reprocher à Friot des projections « à la serpe » (p. 167) sur l’évolution de la productivité des travailleurs et, surtout, du PIB .
Ouvrage recensé– Le travail, enjeu des retraites, Paris, La Dispute, coll. « Travail et salariat », 2019.
Du même auteur– L'Enjeu du salaire, Paris, La Dispute, 2012.– Émanciper le travail. Entretiens avec Patrick Zech, Paris, La Dispute, 2014.– Puissances du salariat, Paris, La Dispute, 2012.
Autres pistes– Jean-Marie Harribey, « Aux salariés mal nés la valeur n’attend que 18 années. Lire Vaincre Macron de B. Friot », Contretemps, 2018.– Michel Husson, « Bernard Friot ou la stratégie de l’incantation », Contretemps, 2018.– Yann Le Lann, « La retraite, un patrimoine ? », Genèses, 2010.– Usul2000, « Le salaire à vie (Bernard Friot) », Mes chers contemporains [vidéo disponible en ligne]– Florence Weber, Le Travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, EHESS, 1989.