Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bernard Lahire
Ouvrage collectif réunissant quelques uns des sociologues les plus influents des années 1990/2000, À quoi sert la sociologie ? s'interroge sur les fonctions sociales de la discipline. Entre une sociologie refusant, au nom de la neutralité scientifique, toute contribution à la société et une sociologie plus militante, au risque parfois de perdre son sérieux, les auteurs de ce livre dressent un portrait critique et proposent, dans l'intervalle de ces propositions schématiques, des alternatives.
La parution, en 2004, de À quoi sert la sociologie ? sous la direction de Bernard Lahire advient dans un contexte particulier. Pierre Bourdieu, devenu sociologue engagé à l'occasion des mouvements de novembre 1995, meurt entre l'écriture et la publication du livre, laissant incertain l'apport de la sociologie aux grands mouvements sociaux. D'autre part, la sociologie académique connaît d'importantes turbulences consécutives à la soutenance de la thèse de l'astrologue célèbre Elizabeth Teissier (sous la direction de Michel Maffesoli) qui, à partir d'un travail sur l'astrologie jugé sans distance, obtient un doctorat de sociologie. Plus que jamais, la sociologie doit réaffirmer sa place dans la société tout en s'assurant du renforcement de ses principes scientifiques. Tel est l'objet du livre qui tente d'expliciter les rapports entretenus par la sociologie avec la question de son implication et son application sociale. Neufs auteurs participent à ce projet qui se constitue de thématiques variés : retour historique sur la discipline, réflexion sur l’éthique scientifique et les natures de l’impact de la sociologie, partage d'expérience de sociologue engagé etc. Loin d'apporter une réponse nette et définitive à la question-titre, À quoi sert la sociologie ?tente avant tout de poser la question au-delà du cadre fixé par l'opposition neutralité scientifique/engagement politique dans laquelle elle est souvent confinée.
Plus qu'aucune autre science, la sociologie est soumise à la nécessité constante d'affirmer sa propre légitimité. En réalité, ce travail de légitimation est contraint de se déployer sur deux plans à la fois distincts et imbriqués. D'un côté, la société demande à la sociologie de définir son utilité. De l'autre, la sociologie doit, conformément à sa prétention scientifique, démontrer sa neutralité.
Si elle se trouve contrainte à cette double justification, c'est évidemment du fait de la nature de son objet. Premièrement, le terme d'objet lui-même a quelque chose d’inapproprié puisqu'il s'agit des concitoyens du sociologue et que ceux-là, qu'une part de la sociologie appelle « acteurs » a contrario de l'idée d'objet, non seulement influent sur les situations mais les pensent et les discutent.
Deuxièmement, la sociologie est aussi à part parmi les sciences humaines : contrairement à l'anthropologie, elle étudie sa propre société ; contrairement à l'histoire, elle étudie le présent. Par conséquent, la sociologie ne peut être déconnectée de la société sur laquelle elle travaille et qui se trouve en position de lire et commenter ses résultats. C'est ici que naît une partie du problème qui se concrétise dans l'hésitation de la sociologie entre le maintien d'une ligne scientifique droite et indépendante et l'ouverture au moins d'un dialogue, si ce n'est un véritable engagement, auprès des acteurs.
Bien qu’elle s’y pose d’une manière particulière, la question du rapport entre la sociologie et la société n’est pas propre à la situation contemporaine et plusieurs auteurs du livre tentent de puiser des réponses chez les pères de la discipline.
La figure d’Émile Durkheim, qui a donné à la sociologie une part conséquente de ses assises scientifiques, est importante à ce titre. D’un côté, Durkheim affirme que le sociologue doit être indifférent aux implications de sa recherche, puisque « la science commence dès que le savoir quel qu’il soit est recherché pour lui-même ». De l’autre, il déclare : « Nous estimons que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif » (p.74). Ces affirmations, en apparence contradictoires, contiennent l’essence du rapport qu’entretient avec la société une sociologie soucieuse à la fois de sa contribution et de son indépendance.
C’est un autre père de la sociologie, Max Weber, qui propose dans Le Savant et le Politique la « neutralité axiologique » comme principe déontologique de la sociologie : si elle n’interdit pas au chercheur d’exprimer ses propres valeurs, elle soumet ces dernières (et donc l’engagement) aux exigences de la science et de la réflexivité.
Dès les débuts de la sociologie, il semble donc qu’une tension constante s’exerce entre science et engagement. Sans préjuger de l’impossibilité de concilier les deux approches, la sociologie a toujours considéré comme dangereuse, ou devant être abordée avec la plus grande prudence, l’inscription des théories sociologiques dans la société.
La sociologie a donc cela de particulier qu'elle pose des questions ayant traits à des individus qui, eux-mêmes, développent une pensée critique de leurs situations. Si bien que, s'il existe des sociologues professionnels, reconnus par l'université, le monde social peut être vu comme composé de sociologues amateurs.
C'est en tout cas ce permet de penser le texte de Louis Quéré qui, proche du courant de l'ethnométhodologie, nous rappelle que les membres d'une société font de la sociologie quotidienne pour pouvoir y évoluer. Mais quelle est alors la différence entre la sociologie professionnelle et la sociologie profane ? Cette question est l'un des enjeux de la justification à laquelle est soumise la sociologie et qui, au-delà parfois du maintien de l'éthique scientifique, peut être réduite à une simple tentative de distinction et de consolidation de son prestige. La sociologie s'est souvent donné pour mission la compréhension des mécanismes qui structurent la vie sociale. Ce faisant, elle se place dans un niveau supérieur à celui de l'individu qui de sujet parlant et pensant sa situation se transforme alors en un agent conditionné par des logiques qu'il ignore. C'est ainsi que la sociologie s'est souvent considéré comme une science du dévoilement, censé constituer son apport à la société.
Deux postulats théoriques, complémentaires. sont à l'origine de la centralité du dévoilement. Premièrement, l'ordre social est pensé, à l'image de l'ordre politique, comme étant arbitraire, c'est-à-dire « imposé par la force et par l'habitude » (p.120). Deuxièmement, la sociologie serait la seule capable, par le recul scientifique qui lui est propre, de mettre en évidence ces mécanismes inconscients. Cette dernière idée n'est pas sans lien avec une certaine dévalorisation des individus, enfermés dans le jeu social et dont on réduit souvent les « engagements moraux et politiques à l'expression ou au déguisement des intérêts de ceux qui les imposent ou qui les partagent »(p.121).
Les deux postulats théoriques qui soutiennent l’idée de dévoilement s’enracinent dans une croyance, plus ou moins partagée mais fondamentale au cours de l’histoire de la discipline, dans les effets socialement bénéfiques du dévoilement. Cette idée, comme le montre Danilo Martuccelli, remonte au moins aux Lumières et se concrétise déjà dans le projet marxiste de dénonciation de l’ordre bourgeois, marqué par la discipline mécanique et autoritaire, et de promotion d’un ordre spontané et autonome, impliquant de rendre conscients ces mécanismes.
Or À quoi sert la sociologie ? développe un point de vue critique face à l’idée centrale de dévoilement. Certains auteurs mettent en évidence, d’abord, la manière dont la sociologie se fonde sur un découpage du monde social qui, en faisant la part belle aux mécanismes inconscients, en néglige d’autres aspects non moins importants. Rappelant que « toute théorie a la prétention de proposer une conception du monde reposant sur une hiérarchisation des dimensions selon leur importance » (p.24), François de Singly dénonce la manière dont la sociologie tend parfois à ranger du côté de l’illusion l’ensemble de ce qui ne tombe pas dans le domaine des grandes logiques de reproduction sociale.
Les auteurs émettent aussi un doute quant au bien-fondé du dévoilement et montrent que l’histoire ne permet pas d’affirmer le rôle effectif de la sociologie en ce sens. Danilo Martuccelli reconnaît ainsi « que l’opinion publique est désormais le plus souvent informée, et qu’elle reste indifférente » (p.146) ; la révélation des mécanismes complexes peut même entraîner un certain fatalisme, puisque « l’acteur se frustre parfois d’autant plus qu’il est devenu conscient de la situation » (p.152).
À quoi sert la sociologie ? expose des analyses critiques de l'engagement sociologique, il ne conclut unanimement ni à son intérêt, ni à son impossibilité. De manière générale, le livre introduit la question de l'utilité de la sociologie comme devant nécessairement être définie dans un juste milieu entre deux pôles schématiquement opposés : l'exigence née des principes scientifiques et la possibilité de servir une cause sociale ou professionnelle.
À son tour, Bernard Lahire distingue deux idéaux-types de sociologie : d'un côté, une sociologie expérimentale seulement intéressée par sa contribution à la science ; de l'autre, une sociologie sociale qui tente de contribuer dans des luttes sociales. Bernard Lahire ne s'oppose pas à l'existence d'une sociologie sociale mais lui donne comme condition sine qua non le respect des exigences scientifiques souvent bafouées dans l'engagement public des sociologues. Selon lui, il existe trois formes d'interventions du sociologue : soit il s'exprime en spécialiste sur un sujet maîtrisé et s'abstient de commenter les autres ; soit il profite d'un « capital de reconnaissance » qui lui confère une autorité médiatique mais qui n'a rien de différente, ni de supérieure, à celles de vedettes de la chanson ou du cinéma ; soit il s'engage au nom de valeurs universelles comme l'objectivité scientifique ou le désintéressement que sont censés incarner les sociologues. Seul la première forme d'intervention est valable, les autres ayant traits au poids symbolique du sociologue dans le monde social. L'engagement du sociologue n'abolit donc pas sa nécessaire soumission aux principes éthiques de la science. Claude Grignon déplore, dans le cas de certains engagements, le remplacement de la recherche du vrai par celle du juste.
Le rôle de critique sociale de la sociologie suppose donc son dévouement à la méthode scientifique. À tel point que, selon Bernard Lahire, le sociologue a peu de chances d'y parvenir ne serait-ce que par manque de temps puisque « la vérité est que le temps de l'engagement sérieux est aussi un temps bien rempli et qu'il est difficile de tout cumuler dans une seule vie » (p.61). Qu'en est-il alors, de la valeur de l'expertise sociologique ?
L'article de Claude Dubar sur l'évolution des formations professionnels à la sociologie montre que la discipline peine à instituer une véritable articulation de ses trois dimensions : enseignement, recherche (deux aspects légitimes dans l'université) et pratique professionnelle. Cette dernière, parfois méprisée au sein du monde académique, semble poser encore davantage de problèmes qu'une sociologie militante. Elle est perçue comme étant au service des décideurs. Selon Bernard Lahire, les partisans de la sociologie sociale s'accordent avec ceux de la sociologie expérimentale dans leur détestation du sociologue d'institution, montrant que seul la défense des « dominés » représente un engagement légitime.
Claude Grignon voit bien un intérêt dans l'expertise en cela que, centrée sur des faits précis, elle est débarrassée des valeurs morales d'une certaine part de la sociologie et « renonce à vouloir un monde parfait » (p.128). Mais il pointe aussitôt comment l'expertise peut avoir un effet négatif : en voulant améliorer la situation mais en l'acceptant, elle risque de faire oublier son aspect arbitraire et, pire encore, de servir de justifications aux décideurs. Selon lui, « plus l'expertise est ou paraît neutre et impartiale, mieux elle justifie les décisions politiques : en les réduisant à des impératifs techniques, elle les fonde en raison parce qu'elle les fonde en nécessité » (p.129).
Là encore, l'usage de la sociologie ne doit pas oublier ses principes scientifiques et les résultats de l'expertise, selon Claude Grignon, doivent toujours pouvoir se lire indépendamment des intentions d'origine.
Qu'elle se livre à l'expertise ou qu'elle s'engage, il semble que la sociologie soit condamnée à perdre ses principes scientifiques dés qu'elle sort du stade expérimental. Pourtant, Robert Castel en affirme la nécessité et déclare sa « très grande suspicion à l'égard d'une attitude frileuse que l'on pourrait qualifier de puritanisme sociologique qui méprise les compromis avec le siècle et exalte les vertus de la recherche désintéressée à la manière dont certains artistes, jadis, prônaient l'art pour l'art ». De quel manière la sociologie peut-elle donc se rendre utile ? Il convient d'abord, que la sociologie s'engage dans une voie de compromis entre critique et expertise. Ainsi, pour Danilo Martuccelli, « la santé de la sociologie ne serait (…) qu'une affaire d'équidistance entre (ces) deux écueils puisque l'expertise sans critique n'a pas d'âme, et que la critique sans expertise manque de chair ». Pour ce faire, elle doit sans doute relativiser la possibilité même d'une objectivité scientifique totale, ce que permet le texte de Philippe Corcuff qui affirme que la neutralité axiologique n'est pas un donné mais un objectif, un horizon. La sociologie ne peut pas être tout à fait exempte de jugements normatifs : lorsqu'elle parle de domination, qu'elle peut dénoncer, elle suppose implicitement un monde sans domination, toute dénonciation d'injustice supposant l'idée de ce qui est juste. Les conditions de l'engagement de la sociologie ne doivent donc pas être cherchées dans une neutralité intenable.
En revanche, ce qu'impose l'exigence d'objectivité scientifique, c'est de s'appuyer sur une réflexivité, c'est-à-dire une attention portée à la fois aux biais de la recherche et à ses effets.
Dès l'introduction du livre, Bernard Lahire regrette l'absence d'une véritable sociologie de la sociologie qui, selon lui, serait seule capable d'apporter une réponse efficace à la question des usages et de l'utilité de la discipline. C'est à cela que contribue l'article de François de Singly qui porte sur la réception des œuvres de sociologie. Pour lui, la réception et l'appropriation des théories sociologique ne doivent pas être considérées comme secondaires tant elles informent sur ce qui échappe aux sociologues : « Les réactions des lecteurs devant un tel monde unidimensionnel ne relèvent pas, ou pas seulement, de la résistance au dévoilement ; elles permettent, à condition de les prendre au sérieux, d'apercevoir certains fragment du réel éliminés » (p.23).
Une analyse réflexive doit aussi s'appliquer au statut symbolique du sociologue, non seulement pour que son intervention ne soit pas conditionnée par le seul prestige dont il jouit mais également pour relativiser l'importance de la théorie vis-a-vis des pensées pratiques exprimées par les acteurs. Ces formes d'expression ne doivent pas, lorsqu'elles ne coïncident pas avec la théorie sociologique, être écartées. Elles sont souvent ce que la théorie ne parvient pas à expliquer, non sans entraîner chez le chercheur un désarroi poussant parfois à leur dissimulation. Aussi, selon Samuel Joshua, « tous les « savoir quotidiens » sont de ce type : horriblement compliqués si je veux en rendre compte par des modèles rationnels, et pourtant à la portée de tout un chacun.
Or ces savoirs sont, de loin, les plus nombreux et, affirmons-le, les plus utiles puisqu'ils assurent la sociabilité constitutive des êtres humains. » (p.166).
Plusieurs grands sociologues sont ici réunis afin de répondre aux impératifs de justification qui pèsent sur la sociologie. À travers des textes composés de réflexions théoriques et d'expériences personnelles, ils exposent, sans s'accorder, leurs visions de la place sociale de la sociologie. L'intérêt de ce livre est, justement, de ne pas trancher sur la question.
L'engagement de la discipline n'est ni préconisé, ni critiqué. Chaque auteur semble appeler au compromis, au dosage prudent des volontés de remplir une fonction sociale et du respect des principes de la science qui ne doivent jamais devenir subsidiaires. Une partie importante du livre s'attache à démontrer ce que la sociologie peut perdre en scientificité dans son application sociale, que celle-ci soit de l'ordre de l'engagement auprès des « dominés » ou de l'expertise censée appuyer les décisions politiques.
À quoi sert la sociologie ? évoque sans détours les problèmes de la sociologie qui peine à trouver la légitimité nécessaire à la consolidation simultanée de son indépendance et de ses fonctions sociales. Il expose plusieurs idées séduisantes à l'image de celle de Claude Grignon qui affirme que la sociologie devrait être à la politique ce que la biologie est à la médecine. Mais, entre idées plus ou moins utopiques et regards portés sur les échecs, cet ouvrage collectif a comme principe constant celui de replacer la sociologie, qu'elle le veuille ou non, dans le monde social. Il montre ainsi qu'activité scientifique, réception sociale et devoir de légitimation sont toujours étroitement liés et que la discipline ne peut sortir de ses carcans académiques qu'à condition d'en prendre conscience.
Paru au début des années 2000, À quoi sert la sociologie ? dresse un portrait critique des possibilités d'engagement de la sociologie. Malgré quelques idées communes, les auteurs s'y expriment dans une grande pluralité qui empêche parfois de retirer une idée précise du rôle de la sociologie. Si bien que, après lecture de l'ouvrage, les raisons de l'échec et la nature des obstacles à l'engagement sont présentées bien plus clairement que les éventuelles solutions.
D'autre part, il s'agit d'un livre de sociologiques académiques qui, à plusieurs reprises, expriment leurs réticences face à la sociologie militante ou experte. Si les réflexions épistémologiques qu'ils mènent à ce propos sont toujours pertinentes, on pourra sans doute regretter l'absence d'autres sociologues travaillant hors de l'université. Néanmoins, À quoi sert la sociologie ? a la mérite de poser sans complaisance une question aussi épineuse que centrale et dont la portée dépasse la sociologie et questionne sur la place de l'ensemble des sciences sociales dans la société contemporaine.
Ouvrage recensé– À quoi sert la sociologie ?, Paris, La Découverte, 2002.
Du même auteur– Tableaux de famille : heurs et malheurs scolaires en milieux populaire, Paris, Gallimard, 1995.– Le travail sociologique de Pierre Bourdieu : dettes et critiques, Paris, La Découverte, 1999.– La culture des individus : dissonances et culturelles de soi, Paris, La Découverte, 2004.– Enfances de classes. De l'inégalité parmi les enfants, Paris, Seuil, 2019.
Autres – Émile Durkheim, Les Régles de la méthode sociologique, Paris, Félix Alcan, 1895. – Max Weber, Le Savant et le Politique, Paris, Plon, 1959 [1917]. – Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, préalables épistémologiques, Paris, Mouton, 1968.