Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bernard Manin
Principes du gouvernement représentatif s'est rapidement imposé comme un classique de la science politique. L’ouvrage s’appuie sur une analyse comparée de la tradition politique européenne et de son versant américain et dégage les grands principes du régime représentatif inchangés jusqu’à nos jours. Il offre également un certain nombre de clés pour expliquer les transformations contemporaines de la représentation politique.
Une première version de l’ouvrage est publiée en italien en 1993. Elle coïncide avec la crise politique qui touche l’Italie à partir du printemps 1992 et voit l’effondrement brutal des principaux partis du pays et l’évincement de leurs dirigeants. Plus généralement durant cette période, un certain nombre d’études soulignent la volatilité des comportements électoraux et une défiance grandissante à l’égard des partis et des élus. Dans ce contexte, l’auteur se propose de réinterroger la nature du lien entre le peuple et ses représentants en établissant une généalogie précise du gouvernement représentatif et de ses dispositions institutionnelles. Il entend ainsi interroger ce qui fait la permanence du système représentatif et en restituer toute la complexité, entre gouvernement des élites et démocratie. L’auteur part d’un paradoxe : le régime représentatif fut conçu par ses fondateurs à la fin du XVIIIe siècle en opposition à la démocratie alors qu’il est perçu aujourd’hui comme l'une de ses formes. Il s’agit de revenir sur l’amalgame, favorisé par l’imprécision des terminologies contemporaines, entre démocratie et régime représentatif.
Bernard Manin soutient une position singulière sur le régime représentatif. Il ne peut être assimilé, selon lui, à une forme de gouvernement du peuple, même indirecte. C’est un régime composite qui allie des éléments aristocratiques et démocratiques. Il doit à cette combinaison sa stabilité et sa remarquable adaptabilité aux circonstances historiques et politiques.
Pour le démontrer, il dégage quatre grands principes. Il ne faut pas les considérer comme des idéaux mais comme des règles concrètes, énoncés dès l’introduction, dont il souligne la permanence jusqu’à nos jours : les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers ; Ils conservent dans leurs décisions une certaine indépendance vis-à-vis des électeurs ; les gouvernés ont la possibilité d’exprimer leurs opinions et leurs volontés politiques hors du contrôle des gouvernants ; les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion.
L'auteur montre que le caractère direct de la démocratie athénienne ne repose pas sur le fait que le peuple assemblé détienne la totalité des pouvoirs mais sur le mode de sélection des organes gouvernants conformément aux principes du tirage au sort. Il rappelle en effet que certains pouvoirs importants et même une part du pouvoir suprême sont confiés à des instances plus restreintes qui ne s’expriment pas au nom du peuple (les tribunaux populaires et le Conseil) mais dont les membres sont principalement désignés par tirage au sort. Ainsi la démocratie ne tient pas au fait que les gouvernants soient identiques ou identifiés au peuple mais à la façon dont ils sont sélectionnés.
On ne peut comprendre le principe du tirage au sort qu'associé au principe cardinal de la culture démocratique athénienne : la rotation des charges. Il ne s'agit pas de dire que le peuple doit être à la fois gouvernant et gouverné mais que tout citoyen doit pouvoir occuper successivement l'une et l'autre position. C'est en effet par l'alternance du commandement et de l'obéissance que le dirigeant peut se mettre à la place de ceux qu’il dirige. Bernard Manin insiste sur le renouvellement fréquent des instances de pouvoir, pensé par les Anciens comme nécessaire au « bon gouvernement ». Dans ce cadre, le tirage au sort apparaît comme plus apte que l’élection à garantir la rotation des gouvernants et il traduit la profonde défiance des athéniens à l'égard du professionnalisme politique.
En outre il garantit l'égale probabilité d'accéder à des fonctions de pouvoir et est considéré à cet égard par Platon et par Aristote comme répondant davantage à un idéal d’égalité démocratique que l'élection. L'auteur exhume ainsi cette procédure du tirage au sort, jusqu’alors peu étudiée par la science politique, pour lui redonner sa place réelle au centre des institutions athéniennes.
Les principaux théoriciens politiques du XVIIe et du XVIIIe siècle, Harrington, Montesquieu et Rousseau, reformulent à des degrés divers l’intuition des Anciens : la désignation des gouvernants par le tirage au sort serait attachée à la démocratie et l'élection à l'aristocratie. Or l’auteur souligne l’absence surprenante de tout débat sur le tirage au sort dans les débats constitutionnels américains et français au XVIIIe. Il s'agit donc d’expliquer pourquoi les révolutionnaires ont opté sans discussion pour la procédure élective, pourtant considérée par la tradition comme aristocratique.
Pourquoi le tirage au sort cesse-t-il à cette époque d’appartenir à l'horizon des possibilités envisageables ?
Bernard Manin relativise les arguments souvent avancés pour expliquer l’adoption de la procédure élective : la taille des États modernes, l’hétérogénéité sociale et culturelle de la population, la trop grande complexité des fonctions politiques. L'explication par ces facteurs objectifs ne le convainc pas et il préfère analyser les croyances et les valeurs des théoriciens de la révolution. Ces derniers pensaient que le consentement devait être la seule source de la légitimation du pouvoir : « les individus ne sont obligés que par ce à quoi ils ont consenti » (p.114).
La procédure élective, contrairement au tirage au sort, suppose un acte de volonté des citoyens et permet ainsi la légitimation de l'autorité. L'importance de ce principe de consentement au pouvoir relègue au second plan la question de la répartition égalitaire des fonctions publiques. Le citoyen moderne est avant tout traité comme celui qui attribue les charges et non comme celui qui souhaite les exercer. On substitue ainsi à la probabilité égale de gouverner, le choix libre et égal des citoyens dans la désignation des gouvernants.
L'auteur démontre, par une analyse détaillée des débats constitutionnels français et américains au XVIIIe siècle, que dès l’origine la représentation ne se conçoit pas sans distinction sociale. Selon lui le caractère aristocratique du gouvernement représentatif provient davantage de ce « principe de distinction » des représentants que des restrictions qui limitent le droit de suffrage. En effet la discussion sur le cens d’éligibilité (c’est-à-dire le montant d’imposition nécessaire pour être éligible) sous la Révolution française mais également les débats constitutionnels en Angleterre et aux États-Unis révèlent que, pour l’ensemble des constituants, « les élus seraient et devaient être des citoyens distingués, socialement distincts de ceux qui les élisaient. » (p. 125).
Dans les trois pays, des dispositions légales (le cens d’éligibilité en France, par exemple) des facteurs pratiques (des élections très coûteuses en Angleterre) ou des normes culturelles garantissent que les élus soient d'un statut social plus élevé que celui de leurs électeurs.
L’auteur se propose d’analyser plus précisément ce caractère intrinsèquement aristocratique de l’élection en formulant une théorie pure de l’élection. Il s’agit ainsi d’écarter un instant les contingences historiques dans lesquelles le mécanisme électif a pu être employé, pour considérer sa nature même. L’analyse confirme la perception d’Aristote sur le caractère aristocratique de la procédure élective : « les électeurs, s’ils doivent élire un candidat, doivent le juger comme supérieur eu égard à la qualité ou l’ensemble de qualités qu’ils estiment politiquement pertinentes » (p.201).
Cependant l’élection comporte également un caractère démocratique car elle accorde à tout citoyen une voix égale dans le processus de choix et de rejet des gouvernants. Par ailleurs la supériorité des candidats sélectionnés ne repose pas sur une supériorité objective mais sur la perception des électeurs. Ces derniers sont toujours maîtres de juger quelles qualités distinctives ils vont privilégier dans la désignation des gouvernants. Il s’agit donc de choisir quel type d’élites sera sélectionné. Ce choix ne donne pas lieu à des privilèges permanents et peut être remis en cause à chaque nouvelle élection.
Il y a ainsi une ambiguïté intrinsèque de l’élection : elle apparaît, au terme de l’analyse abstraite de l’auteur, « à la fois et indissolublement égalitaire et inégalitaire, aristocratique et démocratique » (p. 191). C’est cette dualité propre à la procédure élective, et au gouvernement représentatif, qui expliquerait sa flexibilité et sa remarquable stabilité (suscitant, depuis son origine, l’approbation des différentes élites et des gouvernés).
Loin de réduire le gouvernement représentatif à son caractère aristocratique, l’auteur en souligne également les traits démocratiques. Il s’interroge sur le lien entre les décisions des gouvernants et la volonté des gouvernés dans ce système de gouvernement. Il reconnaît que le gouvernement représentatif laisse aux dirigeants une certaine indépendance en n’admettant pas, par exemple, la révocabilité des élus. Cette autonomie des représentants doit pourtant être fortement relativisée au regard de la liberté de l’opinion publique et de la répétition des élections. Ce principe et cette règle incitent les élus à tenir compte des réactions des électeurs à leur politique. La liberté de l’opinion publique requiert deux conditions: l’accès à l’information politique et la liberté d’exprimer des opinions politiques à tout moment. L’auteur concède que l’expression de l’opinion publique demeure la plupart du temps « partielle et locale» (p.219). De plus, l’opinion publique n’est pas l’expression spontanée de l’avis du plus grand nombre, mais plutôt sa mobilisation par un petit nombre d’individus influents. Malgré cette restriction, la liberté d’exprimer des opinions publiques apparaît comme la contrepartie démocratique de l’absence de mandat impératif dans le gouvernement représentatif. Si les représentants ne sont pas dans l’obligation de respecter et d’appliquer la volonté du peuple, ils ne peuvent en revanche l’ignorer. Ces expressions permanentes et multiples des représentés hors des moments électoraux distingue bien ce type de gouvernement de la « représentation absolue » de Hobbes. Le philosophe anglais définit avec cette expression un régime dans lequel le représentant, se substituant absolument aux représentés, les empêche d’exprimer des voix divergentes de la sienne.
Ainsi le système représentatif se démarque tant du gouvernement direct que de la représentation absolue en laissant en permanence un écart entre les représentants et les représentés, rendu manifeste par l’expression plus ou moins canalisée des opinions publiques.
Ainsi l’ouvrage établit que si le régime représentatif ne constitue pas, contrairement au sens commun, une forme médiatisée du gouvernement du peuple, il n’en demeure pas moins que « tout ce qui tient au gouvernement est soumis au jugement public » (p.245).
L’auteur montre que malgré le sentiment actuel de crise du régime représentatif ses les principes centraux, déclinés selon des modalités différentes, sont restés inchangés depuis ses origines. Afin de mieux cerner ses évolutions, il construit trois idéaux types, trois manifestations successives du gouvernement représentatif : le parlementarisme, la démocratie de partis et la démocratie du public. Dans le parlementarisme, l’élection favorise les notables qui entretiennent un rapport direct avec leurs électeurs. Les représentants jouissent dans cette configuration d’une grande indépendance et votent selon leur jugement personnel. Dans ce cadre, les opinions publiques exprimées correspondent rarement aux clivages entre les représentants. Ces derniers, n’étant pas liés par les volontés des électeurs ou par une discipline partisane, forment leur volonté à l’issue d’une discussion délibérative au sein du parlement. La démocratie des partis, avec l’avènement du suffrage universel et des partis de masse au tournant du XIXe, donne l’impression de mettre fin à l’élitisme du parlementarisme. Pourtant, selon l’auteur, elle favorise l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle élite qui remplace les notables : le militant et l’homme d’appareil. Les électeurs votent fidèlement, en fonction de leurs positions économiques et sociales, pour un parti qui incarne leurs intérêts.Par rapport au parlementarisme, la marge d’autonomie des élus est réduite puisque le député est lié par le parti qui le fait élire et par son programme. Toutefois les dirigeants gardent une certaine indépendance puisqu’ils ont toute latitude pour n’appliquer que partiellement leur programme et en déterminer les mesures prioritaires.
La démocratie des partis laisse place, depuis les années 1980, à la démocratie du public. Le comportement électoral ne s’explique plus par les caractéristiques sociales, économiques et culturelles des électeurs. Le développement des nouvelles techniques de communication et les nouvelles conditions d’exercice du pouvoir entraînent une personnalisation du choix électoral. La complexité des problèmes publics rend l’environnement politique de moins en moins prévisible et les électeurs tendent à sélectionner les dirigeants sur leur aptitude personnelle à prendre des décisions plutôt que sur des programmes précis. Les militants et les hommes d’appareil sont remplacés au pouvoir par les « figures médiatiques ». Avec l'affaiblissement des identités sociales et la volatilité électorale, c'est le représentant qui prend désormais l'initiative de proposer un principe de partage de la société aux électeurs, les clivages de l'opinion ne reflétant plus nécessairement les clivages partisans
Il s’agit aussi pour l’auteur d’éclairer, à travers ce modèle, le débat sur les transformations actuelles du lien représentatif. Il ne peut y avoir, selon lui, de crise du gouvernement représentatif en raison d’un déficit démocratique puisque celui-ci fût originellement pensé pour contenir la démocratie. Au delà de cette constante oligarchique de la représentation, l’impression de crise viendrait, selon Bernard Manin, d’un sentiment de distance accrue entre les élus et les électeurs. Le remplacement des notables par les hommes d’appareil dans la démocratie de partis donnait le sentiment d’une réduction de l’écart social et culturel entre les représentants et les représentés et, par conséquent, d’un approfondissement démocratique du régime représentatif.
À l’inverse, la nouvelle élite politico-médiatique ne semble pas, tant s’en faut, être plus proche des électeurs que les hommes d’appareil. D’autre part le vote sur l’image personnelle des candidats au détriment d’un programme politique précis accroît encore l’indépendance des gouvernants. La démocratie du public paraît ainsi rompre avec une dynamique de démocratisation qui semblait être l’horizon historique du régime représentatif.
S’appuyant sur une remarquable étude comparative et généalogique des régimes américain, français et anglais, l’auteur propose une théorie du gouvernement représentatif et dégage ses principes stables au cours du temps. Il conteste l’idée largement partagée selon laquelle le régime représentatif aurait pour fonction d’être le gouvernement indirect du peuple. À l’image de son institution principale, l’élection, le système représentatif comporte simultanément des traits démocratiques et non démocratiques. Les élus appartiennent toujours à une élite d’un rang social supérieur au peuple et ne sont pas tenus de respecter impérativement la volonté des représentés.
Loin de réduire le régime représentatif à cette constante aristocratique, l’auteur insiste également sur ses aspects démocratiques. Les représentants ne peuvent, une fois portés au pouvoir, étouffer les voix potentiellement divergentes de ceux qu’ils représentent, et ils sont contraints de prêter attention à l’opinion publique qui s’exprime librement par différents moyens (pétitions, manifestations, sondages). Ce découplage de l’opinion et de l’expression électorale est une des meilleures garanties démocratiques face à l’indépendance des représentants.
L’ouvrage de Bernard Manin frappe par sa force argumentative, le caractère implacable de sa démonstration et la multiplicité des sources qui nourrissent son analyse.
On peut seulement regretter que l’auteur ne définisse pas plus précisément le principe de distinction entre gouvernants et gouvernés et oscille dans sa démonstration entre distinction individuelle et sociale. Il peut apparaître en effet compliqué de rassembler sous un même principe de distinction les conceptions hautement élitistes des fondateurs du régime avec le rapport aux représentants dans la démocratie des partis.
Le modèle de la démocratie du public, qui fût beaucoup réutilisé dans les analyses ultérieures de la démocratie, a pu soulever également quelques objections. Sur la base d’un certain nombre d’études empiriques de sociologie politique, on peut effectivement contester l’avènement d’une nouvelle élite « politico-médiatique » dont les contours sociologiques apparaissent assez flous. Il semblerait à l’inverse que les nouvelles techniques médiatiques aient renforcé le pouvoir du personnel politique classique : les militants et les hommes d’appareil.
Reste que la démonstration de l’auteur emporte généralement l’adhésion du lecteur par sa rigueur logique et qu’elle constitue une des premières études aussi complètes sur la généalogie et le fonctionnement du gouvernement représentatif.
La question de la crise du régime représentatif soulevée par l’auteur se posent avec une acuité particulière dans le contexte actuel du mouvement des Gilets Jaunes. Ces derniers expriment en effet une défiance radicale à l’égard de la représentation et des institutions politiques et cherchent à promouvoir des dispositifs de gouvernement directs comme le référendum d’initiative citoyenne qui permettrait aux représentés de participer eux-même, dans certains cas, à l’initiative législative dont les représentants avaient jusqu’alors le monopole.
Ouvrage recensé– Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, coll. « Champs», 2012.
Du même auteur – La Social-démocratie ou le compromis, avec Alain Bergounioux, Presses universitaires de France, Paris, 1979.– Le Régime social-démocrate, avec Alain Bergounioux, Presses Universitaires de France, Paris, 1989.
Autres pistes– Herman Mogens Hansen, La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène, Paris, Les Belles Lettres, 1993– Giovanni Sartori, Théorie de la démocratie, Paris, Armand Colin, 1973.– Carl Schmitt, Théorie de la constitution, Paris, P.U.F, coll. « Léviathan », 1993– Yves Sintomer, Petite histoire de l'expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d'Athènes à nos jours, Paris, La Découverte, coll. « Poche/Essais », 2011