Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bernard Rougier (dir.)
Alors que le « séparatisme islamiste » s’invite dans les débats, Bernard Rougier propose un florilège d’études de terrain menées dans les banlieues françaises. À grand renfort d’interviews, d’observations et de cartographie, il territorialise ainsi le processus de radicalisation des populations musulmanes marginalisées, en les rattachant aux évolutions conservatrices du sunnisme mondial.
La multiplication des attentats islamistes sur le sol français depuis une décennie nourrit l’intérêt, déjà existant, qui pousse les chercheurs à déterminer les raisons du succès de cette idéologie religieuse radicale et violente. Entre sursauts de peuples humiliés par des décennies de colonisation et évolution religieuse contemporaine, l’islamisme ne fait pas consensus et son spectre hante les débats politiques de l’Hexagone.
Bernard Rougier entend donc caractériser les tendances de l’islamisme de France, en rappelant ses liens avec le Moyen-Orient. Il s’agit de rendre compte, avec les outils de sciences humaines, de la formalisation idéologique de l’islamisme en France, ainsi que de sa traduction en sociabilités et réseaux urbains ancrés dans un territoire physique et socialement marginalisé.
La confusion entre islam et islamisme souligne à elle seule la victoire du second sur le premier dans l’imaginaire occidental : à l’origine, l’islamisme s’appuie sur une « compétition interne féroce » pour la définition de l’orthodoxie musulmane, en voulant « recoder » le message religieux selon une vérité unique et contrôlée, et donner ainsi une unité de mesure comportementale.
Se distinguant par leur désir de rompre avec la société environnante, ces contre-sociétés s’imposent alors à l’entourage issu d’un même horizon (dans le cas français, de l’immigration méditerranéenne) et régulent, même sans remporter l’adhésion pleine et entière de tous, la vie sociale de tout un quartier.
Le travail présenté par ce collectif de chercheurs s’oppose à la thèse généralement défendue par toute une partie du monde universitaire, à savoir que l’islamisme est la traduction d’un isolement social et politique, d’un nihilisme qui emprunterait à l’islam radical sa terminologie et ses modes d’action. À rebours d’Olivier Roy qui défend un modèle d’« embrigadement sectaire » par « l’usage solitaire d’Internet », les auteurs de l’ouvrage, au premier rang desquels Bernard Rougier, voient dans cette interprétation – à leurs yeux erronée – un positionnement politique anti-extrême droite, dont le discours séduit de plus en plus face à la multiplication des attentats terroristes sur le sol français.
Selon eux, la réalité de l’islamisme en France ne peut se comprendre sans une étude sociologique et idéologique du phénomène. Celui-ci ne serait donc pas « l’islamisation de la radicalité » (pour reprendre la formule d’Olivier Roy) mais la radicalisation d’un islam mondial en crise, qui instrumentalise l’identité des musulmans européens. Par conséquent, l’islamisme est avant tout une expérience « socialisée », ancrée dans un territoire et un réseau d’acteurs définis, et non pas le résultat quasi anecdotique d’une errance sociale ou numérique.
En présentant une suite de monographies des territoires de l’islamisme en France, les chercheurs démontrent la force de cette idéologie religieuse : prenant appui sur quelques lieux symboliques (mosquée, sandwicherie halal), elle s’étend dans le domaine public jugé neutre (école, terrain de sport). La convergence des messages religieux transmis par ces bornes sociales provoque la normalisation d’une vision radicale de l’islam.
Bernard Rougier trace rapidement l’histoire et les caractéristiques des dérives radicales musulmanes, dont la force réside justement dans l’ultra-connexion entre les territoires islamistes des deux rives de la Méditerranée, ce qui facilite la rupture d’avec le reste du territoire national laïc. Ainsi, l’islamisme de France s’est largement constitué, dans les années 1990, autour des militants algériens du Groupe islamique armé (GIA) et du Front islamique du Salut (FIS), formés au jihad en Afghanistan à la fin des années 1980.
Sous un seul et même mot sont rassemblées plusieurs tendances qui ne font que refléter, selon l’auteur, les variations de l’« acculturation » de l’islam hexagonal :les Frères musulmans (Ikhwân), fondés en 1928 en Égypte et désireux de restaurer un État régulé par la loi religieuse ; le Tablîgh, fondé en 1927 en Inde britannique dans le but de convertir les masses à l’islam ; le salafisme (de l’arabe salaf, pieux ancêtres) qui vise le retour à un islam primitif jugé pur, comme le veut le wahhabisme, lecture littéraliste portée par Ibn ‘Abd al-Wahhâb (m.1792) et par l’État saoudien (à l’inverse du salafisme, à l’origine, apolitique) ; le jihadisme enfin qui, né des combattants musulmans afghans des années 1980 se réclamant eux aussi d’al-Wahhâb ainsi que du théoricien égyptien Sayyid Qutb (m. 1966), justifie la violence militaire contre un pouvoir injuste, dans le but de restaurer un État religieux.
Le jihadisme connaît une évolution significative depuis sa première manifestation à grande échelle sous la forme d’Al-Qaïda. Sa figure de proue, Ben Laden, construit la légitimité de la violence guerrière par la dénonciation d’un ennemi commun à l’ensemble du tiers-monde, jugé responsable du déséquilibre entre Nord et Sud, à savoir l’Occident, et plus particulièrement les États-Unis.
Or cette tendance est largement contestée dans les années 1990 jusqu’à être définitivement supplantée, après le 11 septembre 2001, par des groupes plus radicaux rassemblés sous l’égide d’al-Zawahiri : leur conception du jihad repose sur la théorie d’« al-ghulû fi-l-tafkîr » (exagération dans l’accusation de mécréance), qui déclare mécréant tout impur ou hypocrite (musulman compris).
Au sein même d’Al-Qaïda, Ben Laden est escamoté au profit d’Al-Zarqawi : ainsi, « le confessionnalisme sunnite [l’emporte sur] l’unionisme musulman, le wahhabite sectaire sur le jihadisme ouvert » (p. 42). Ce remplacement souligne la victoire de la lecture littéraliste sunnite radicale et intolérante sur une lutte postcoloniale. Au-delà du simple rappel historique, Bernard Rougier se positionne en réalité contre l’explication, jugée manichéenne, de François Burgat qui voit dans la violence islamiste la juste réaction de pays humiliés par l’histoire coloniale.
Tous les courants islamistes ont en commun le désir de rompre avec la société occidentale jugée mécréante, et la volonté d’imposer un modèle social englobant religion, politique, normes sociales et idéologie. Or cette radicalisation du discours religieux tend à se généraliser, dans les années 1980-1990, jusqu’à ce que le discours salafiste s’impose comme lecture majoritaire de l’islam à proprement parler, pour plusieurs raisons. D’une part, la fonctionnarisation du personnel religieux au sein des États arabes accentue l’uniformisation du discours religieux.
D’autre part, l’entreprise diplomatique de l’Arabie Saoudite (dont le Centre islamique et culturel de Belgique est un porte-voix en Europe) provoque l’expansion du wahhabisme, version conservatrice de l’islam sunnite actuel : ainsi, les autorités saoudiennes acceptent d’aider l’Algérie à sortir de la Décennie noire et des violences jihadistes, en obtenant en contrepartie la diffusion du wahhabisme dans les institutions religieuses algériennes.
Enfin, les populations musulmanes immigrées deviennent peu à peu le public par excellence des discours religieux radicaux qui mettent en garde ces déracinés de l’islam, face à la laïcité jugée outrancière des sociétés européennes : la menace de la sécularisation de ces populations favorise l’accentuation d’une identité aux caractéristiques religieuses non négociables. Le salut des immigrés résiderait donc dans la reproduction d’un cadre religieux strict.
C’est ainsi que l’islamisme, en ce qu’il revendique une lecture excluante de la religion appliquée à l’ordre socio-politique, se généralise dans les pratiques musulmanes contemporaines, instrumentalisant les crises européennes : les caricatures du Prophète deviennent, dans les sermons salafistes, l’incarnation même de l’incompatibilité de l’islam avec une société laïque. La « salafisation » de l’islam consiste donc en une « violence normative » qui dépasse la simple différence quiétisme/jihadisme.
La grande majorité de l’ouvrage est consacrée à des études de cas ciblées permettant d’étudier la formalisation puis l’expansion du discours islamiste en France.
Parmi elles, un collectif de chercheurs propose de dresser le paysage éditorial des librairies musulmanes, et aboutit à un constat sans appel : la rhétorique salafiste inonde les productions littéraires et intellectuelles musulmanes, tant du point de vue des genres (exégèses, commentaires et hagiographies prédominent) que du contenu proposé (morale religieuse et choc des civilisations avec l’Occident). Réapproprié par le champ éditorial salafiste, l’islam s’uniformise autour de normes sunnites conservatrices, sans considération pour ses autres branches historiques ou ses débats théologiques.
De même, les réseaux sociaux sont réinvestis dans une double perspective : mettre en relation des croyants perméables au discours radical ; dresser un imaginaire commun en informant et encourageant les fidèles. À la pointe de la technologie, la propagande numérique suit les évolutions d’Internet, passant de sites comme Forsane Alizza (les Cavaliers de la Fierté), créé en 2010, aux « murs » Facebook des internautes, puis aux chaînes d’information de la messagerie cryptée Telegram. À rebours de l’hypothèse d’un parcours quasi hasardeux des islamistes, les auteurs documentent les ressorts d’une propagande active et argumentée, sous-tendue par des prêches internationaux.
En effet, la prédication repose souvent sur des ulémas (théologiens) étrangers, égyptiens, saoudiens ou algériens, qui se disputent une ère d’influence convoitée. Loin de vivre renfermé sur soi et en marge de toute interaction extérieure, l’islamisme français s’inscrit donc dans les réseaux de propagande et d’échange avec le reste du Moyen-Orient, et fournit le public de prédilection des tenants d’un islam radical actif.
Selon les auteurs, l’islamisme profite aussi des rhétoriques militantes qui condamnent le néo-colonialisme des politiques occidentales au Moyen-Orient et l’islamophobie des dirigeants. En offrant des interviews de membres salafisés de ces comités d’action, Pierre-François Mansour révèle les emprunts d’un champ à l’autre : ainsi, l’association Ana Muslim (Je suis musulman) est défendue par le CCIF (Comité contre l’islamophobie en France fondé en 2003), du fait d’un prétendu acharnement du gouvernement vis-à-vis de ses membres. Or, plusieurs membres de cette même association partent pour la Syrie en 2014.
L’enjeu du positionnement épistémologique de Bernard Rougier consiste à démontrer l’ancrage des islamistes français dans un territoire : seule leur participation à un espace socialisé et structuré dans ce but précis explique le succès et les transformations radicales de quartiers comme Mantes-la-Jolie, Argenteuil, Aubervilliers ou Molenbeek, dont la cartographie dévoile des stratégies de déploiement et de propagande, relayant les prêches radicaux des grandes mosquées dans les sandwicheries halal, clubs de sport et associations locales.
Pour ne citer qu’un exemple, la réputation funeste de Toulouse suffit à rappeler son rôle dans la fabrique du jihadisme français : les quartiers des Izards et du Grand Mirail comptent plus d’une centaine de combattants partis en Syrie depuis 2012, et les noms de Mohammad Merah, de Fabien Clain (responsable des attentats du 13 novembre 2015) y sont attachés. Attentif à la concurrence des projets islamistes dans la métropole occitane, Hugo Micheron date le succès du salafisme des années 2000, lorsqu’il supplante l’action frériste et tablighi : des prédicateurs à succès comme Mamadou Daffé, universitaire de renom, ou Abdelkader Chadli, ancien combattant en Afghanistan, achèvent d’asseoir le jihadisme comme idéologie majoritaire à la mosquée de Bellefontaine (dite « Basso Combo », du nom de l’arrêt de métro correspondant).
Ces « salafo-délinquants » empruntent au mode criminel et à ses réseaux les moyens d’action du jihadisme. Les prêches d’Olivier Corel, cheikh jihadiste d’Artigat, les prédications sur les marchés, le porte-à-porte et la récupération des organisations sportives de quartier expliquent le succès du prosélytisme salafistes, qui s’achève souvent par un séjour à l’étranger (au Caire, à Médine pour Thomas Barnouin ou en Belgique pour Fabien Clain). Le récit entremêlé de ces parcours individuels laisse transparaître, en définitive, la combinaison, « de manière successive ou cumulative, de [l’]expérience criminelle et [de la] resocialisation salafiste radicale » (p. 250).
De même, François Castel de Bergerac étudie la socialisation des femmes de la prison de Fleury-Mérogis, en relevant l’imposition d’une norme comportementale par les détenues radicalisées et l’importance du milieu carcéral comme lieu d’incubation de l’idéologie islamiste, qui s’appuie toutefois sur la fréquentation initiale de lieux radicalisés, notamment de cénacles féminins tenus dans la sphère privée.
Au-delà de la multiplicité des visages de l’islamisme français, sa rhétorique et ses moyens d’action contribuent à uniformiser l’islam hexagonal sur le modèle d’un sunnisme conservateur, suivant ainsi l’évolution de l’islam mondial.
Face à ces forces sociales puissantes, Bernard Rougier propose de court-circuiter le prosélytisme islamiste en encourageant le développement de formes de socialisation laïques, qui disputeraient aux groupes religieux le monopole de la vie sociale des quartiers marginalisés de France.
L’ouvrage, très relayé dans la presse, a fait l’objet de nombreuses critiques qui retracent la fracture du champ universitaire en matière d’islamisme : Olivier Roy, François Burgat et Laurent Bonnefoy désapprouvent l’invasion d’un débat notionnel par des préoccupations électorales et politiques extérieures.
La méthodologie suivie par Bernard Rougier suscite la méfiance de ses pairs en ce qu’il n’a pas lui-même procédé aux analyses sociologiques rassemblées dans l’ouvrage : on se demande si les étudiants envoyés – car considérés comme plus aptes – ont pleinement mesuré l’implication de leur travail dans la perspective avancée. Par ailleurs, les phénomènes étudiés ne sont quasiment jamais quantifiés – l’accumulation de témoignages suffisant à créer un effet de masse – et l’on passe d’une forme d’islamisme à une autre, comme s’il s’agissait d’un continuum idéologique simplifié. De fait, si les auteurs retracent les appartenances doctrinales (Frères musulmans, salafistes, Tablighi), ils gomment les différences irréductibles entre les mouvements et dressent l’image d’une radicalisation quasi uniforme dans ses moyens d’action.
Apparaît alors un « rouleau compresseur » religieux, plus à même de susciter l’anxiété qu’à apporter un quelconque éclairage sociologique, d’autant que bien des chercheurs – jamais mentionnés en bibliographie – insistent sur le caractère désordonné et hasardeux des parcours (en « loups solitaires » selon Olivier Roy) et réfutent l’idée d’une matrice maîtrisée telle qu’elle peut apparaître chez Bernard Rougier. Les détracteurs de ce dernier pointent du doigt l’absence de prise en compte d’une certaine "agency" des populations musulmanes, c’est-à-dire une capacité à réagir à cette déferlante islamiste : comment expliquer que le discours radical ait un tel écho dans les quartiers marginaux ? Quel rôle joue l’État dans cette marginalité sociale ?
En réalité, la controverse qui agite le milieu universitaire sur la nature de l’islamisme s’inscrit sur la toile de fond d’un débat politique français : d’une part, une grande partie de la communauté scientifique défend une vision plus empathique des populations musulmanes victimes d’islamophobie et de stigmatisation sociale, comme l’exprime Laurent Bonnefoy qui dénonce une « caution scientifique [donnée] à un ouvrage xénophobe » ; d’autre part, des auteurs insistent sur l’enjeu sécuritaire national en dressant le tableau d’une radicalisation religieuse généralisée.
Les uns insistent sur la contextualisation d’un phénomène social plus large, celui d’une rancœur post-coloniale des populations musulmanes – dans la droite ligne des travaux de François Burgat ; les manifestations françaises de cette radicalisation prendraient donc les formes d’une marginalisation sociale (banlieues et prisons) dont l’État serait en partie responsable. Les autres, comme Bernard Rougier, élève de Gilles Kepel, expliquent le succès de l’islamisme français par la sunnisation de l’islam mondial : le cas français n’est donc que la déclinaison locale d’une transformation théologique globale.
Il reste que tous saluent les terrains sociologiques menés, et ne remettent pas en cause la stature de Bernard Rougier dans son champ de spécialité.
Ouvrage recensé– Les Territoires conquis de l’islamisme, Paris, Presses universitaires de France, 2020.
Du même auteur– Qu’est-ce que le salafisme ?, Paris, Presses universitaires de France, 2008.
Autres pistes– Mohammed-Ali Adraoui, Du Golfe aux banlieues. Le salafisme mondialisé, Paris, Presses universitaires de France, 2013.– Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye (dir.), Le Coran des historiens, Paris, Éditions du Cerf, 2019.– Michael Bonner, Le Jihad. Origines, interprétations, combats, Paris, Téraèdre, 2004.– Hamit Bozarslan, Révolution et état de violence. Moyen-Orient (2011-2015), Paris, CRNS Éditions, 2015.– François Burgat, Comprendre l’islam politique, Paris, La Découverte, 2016.– Institut Montaigne, La Fabrique de l’islamisme, rapport 2018, parties I-II.– Gilles Kepel, Fitna. Jihad au cœur de l’islam, Paris, Gallimard, 2007.– Gilles Kepel, Le Prophète et le Pharaon. Aux sources des mouvements islamistes, Paris, Seuil, 1993.– Pierre-Jean Luizard, La République et l’islam. Aux racines du malentendu, Paris, Tallandier, 2019.– Olivier Roy, L’Islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002.