Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bertrand Badie et Dominique Vidal
Qui gouverne le monde ? est un recueil d’articles préparés par divers spécialistes des sciences sociales pour l’édition 2017 de L’État du monde, publication conjointement dirigée par Bertrand Badie et Dominique Vidal. L’objectif des auteurs est double : d’une part, il s’agit d’identifier, par le biais d’une approche multidisciplinaire et transversale, les véritables sources de la puissance au sein du monde globalisé et, d’autre part, ce faisant, il est impératif de désamorcer les théories du complot qui ont germé depuis l’effondrement du monde bipolaire de la guerre froide.
Le thème choisi pour l’édition 2017 de l’État du monde « Qui gouverne le monde ? » provoque le débat, comme en témoigne la multiplication des théories « complotistes » au fil de la dernière décennie.
Dans cet ouvrage, les auteurs mènent leur réflexion à partir du paradoxe suivant : en raison de la mondialisation, les individus sont de plus en plus interdépendants au sein d’une société globale de plus en plus unifiée. La révolution des technologies de l’information et de la communication (NTIC) a décuplé la vitesse du processus de mondialisation en mettant en réseau les acteurs économiques, au-delà des frontières traditionnelles (p. 85). Cependant, au vu de cette fulgurante transformation, alors que l’on aurait pu croire en l’avènement prochain d’un gouvernement à l’échelle planétaire, force est de constater que se développent plusieurs pouvoirs éclatés. C’est ainsi que plus nous entrons dans la mondialisation plus le pouvoir se complexifie et qu’il devient par conséquent extrêmement difficile d’en discerner les contours exacts.
Les différents spécialistes des sciences sociales convoqués dans le cadre de cet ouvrage collectif tentent de décrypter cette complexité en confrontant leurs visions. Cette grande diversité de vues dote le lecteur de pistes et d’axes de réflexion, ainsi que d’une somme de connaissances factuelles, qui favorisent l’analyse des sources de pouvoir au sein du nouvel ordre mondial. Ce dernier se dissimule derrière une apparente anarchie, car, pour Bertrand Badie, la mondialisation se caractérise par « une capacité exceptionnelle de mise en réseaux, discrète voire obscure, qui se traduit en même temps par une apparence de fragmentation du pouvoir et une interdépendance de plus en plus complexe » (p. 19).
Pour Bertrand Badie, le pouvoir est par essence « d’autant plus efficace qu’il est caché, invisible même, donc rebelle à l’analyse » (p. 12). Afin d’en connaître les sources, il s’attèle à la difficile tâche de discerner les paramètres du système international susceptibles de générer du pouvoir à savoir, la tradition, le sacré et le religieux, l’État, l’économie et la mondialisation. Ce faisant, il s’interroge sur la nature de l’exercice du pouvoir dans le monde de l’après-guerre froide.
Gouverner, conclut-il en se référant aux notions développées dans les années 1990 par le politologue américain, Joseph Nye, consiste à associer l’exercice de la force militaire - le hard power - et le soft power, qui favorise par des moyens autres que militaires, l’expansion de l’influence d’une puissance. S’y ajoute le smart power ou pouvoir intelligent comme l’a théorisé la diplomate américaine Suzanne Nossel dans les années 2000. Il s’agit là de trouver la combinaison optimale parmi les outils diplomatiques, économiques, militaires, politiques, juridiques et culturels.
Le monde globalisé est certes en voie d’unification, mais il présente encore beaucoup d’hétérogénéité et surtout, il est d’une complexité croissante. Tenter de le gouverner présente énormément de difficultés, car « l’optimum de de la capacité dominatrice ne se trouve-t-il pas dans les systèmes plus homogènes où les similitudes et les connivences sont assez fortes pour que la commune adhésion à un ordre soit possible, mais où les différences restent suffisamment marquées pour que la volonté de dominer soit décisive ? » (p. 16).
L’article particulièrement intéressant de Dominique Pilhon intitulé « Quel pouvoir à l’ère de la mondialisation ? » (p. 27) a le mérite de poser les bases de la réflexion générale autour de ce thème. Faute de gouvernement mondial institué et légitime, explique-t-il, le monde se trouve de facto pour l’heure dans une situation de gouvernance mondiale non reconnue mais réelle. Ce concept correspond à « la conception néo-libérale de l’exercice du pouvoir, fondée sur la concurrence entre les différentes catégories d’acteurs, rejetant la suprématie des autorités publiques et impliquant la mise en œuvre d’une grande variété d’instruments de régulation » (p. 85).
L’ouverture des frontières et la libre circulation du capital ont affaibli le pouvoir des acteurs traditionnels des relations internationales que sont les États. Par ailleurs, la mondialisation est en train de bouleverser la hiérarchie de ces mêmes États en favorisant l’ascension des pays émergents. Le cercle des États participant à la gouvernance mondiale s’est par conséquent élargi et les principaux pays industriels qui, sous l’égide des États-Unis, fixent les règles de la mondialisation, sont menacés dans leur position par les nouveaux venus.
Au jeu entre les États et les marchés s’ajoutent aujourd’hui les interactions avec d’autres acteurs tels que les institutions internationales, dont le rôle s’est trouvé renforcé après la Seconde Guerre mondiale ; les organisations non gouvernementales de la société civile et enfin, les lobbies et les firmes multinationales. L’ouvrage focalise également l’attention du lecteur sur l’analyse d’autres acteurs importants tels que les réseaux criminels internationaux.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage consacrée à dresser un état des lieux de la gouvernance mondiale, le politologue, Franck Petitville, s’interroge sur le caractère oligarchique du multilatéralisme actuel, et prolonge ainsi le décryptage proposé par Dominique Pilhon. Le multilatéralisme dont il s’agit actuellement désigne des formes de coopération à vocation universelle entre États, organisations internationales et acteurs non étatiques.
Celui-ci « régit tous les enjeux d’interdépendance internationale tels que la résolution de conflits, le désarmement, les droits de l’homme, le commerce, la finance, le développement, la santé, le climat, la biodiversité, etc. » (p. 136). Il est oligarchique en ce qu’il demeure impulsé et gouverné par quelques grandes puissances.
Jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989, un « cercle géopolitique de domination » adossé au bloc euro-nord-américain qui avait remporté la victoire de la guerre froide sembla, dans un premier temps, concentrer l’essentiel des pouvoirs de la gouvernance. Ce cercle s’imposa et tendit à régenter le monde issu de l’effondrement du communisme à tel point que « les choix occidentaux devenaient des devoirs collectifs » et que la géopolitique était inévitablement occidentalo-centrée (p. 21).
Cependant l’accélération du phénomène de mondialisation provoqua le déclin de ces grandes puissances et l’amoindrissement de leurs richesses. La mondialisation devint en fin de compte trop complexe pour forcer des acteurs concurrents de plus en plus nombreux à obéir à un seul maître – l’hyperpuissance américaine – car « l’interdépendance contribue inévitablement à atténuer la course à la puissance ».
L’élargissement mécanique inévitable de l’ancien monde à l’ensemble de la planète obligea le cercle des vieilles puissances dominantes, qui jusque-là avaient eu le monopole de la richesse, à partager le pouvoir avec les pays dit émergents. L’hégémonie occidentale persiste donc, mais elle se trouve sur la pente descendante.
Les chapitres consacrés aux « charmes « discrets » de l’influence » (p. 106), au « pouvoir en « réseaux » » (p. 117), ainsi qu’aux « grands cercles de sociabilité des élites mondiales » (p. 186) confirment le caractère énigmatique du pouvoir au sein d’un monde globalisé et l’importance du soft power.
À titre d’exemple, les « clubs » et « cercles » combinent, selon les sociologues Bruno Cousin et Sébastien Chauvin, la cooptation collective de chacun des membres et l’égalité formelle entre ces derniers. Cette forme de « sociabilité élitaire » s’est désormais étendue à l’échelle planétaire. Cet état de fait - de par le sentiment d’exclusion qu’il génère inévitablement chez les non-participants à ces « institutions de sociabilité » — va susciter le surgissement d’une mode dite « complotiste ». Celle-ci a tendance à générer une spirale négative qui consiste à dénoncer et à stigmatiser de supposées formes de malveillance de la part d’un ennemi tapi dans l’ombre. Comme aime à le répéter Bertrand Badie, dans le domaine politique comme dans le domaine social, « c’est le perçu qui compte, c’est la manière dont on se perçoit, dont on se voit ».
Comme l’analyse Dominique Vidal dans son chapitre consacré au « complotisme » (p. 27), ce phénomène présente l’avantage de donner « à qui la fait sienne l’impression de comprendre simplement, à moindres frais, le cours des événements. Avec en prime, le frisson que procure la sensation de découvrir les coulisses cachées de l’histoire » (p. 30). Il prospère sur la défiance généralisée à l’égard de la classe médiatique et politique sur fond d’effondrement des grandes idéologies du passé. Cette perte de repères ouvre la porte au foisonnement de théories visant à mettre au grand jour de multiples complots.
Un autre aspect permet de cerner l’approche retenue par Bertrand Badie dans la direction de cet ouvrage : à l’instar du sociologue, Émile Durkheim, qu’il considère comme son maître à penser, il s’attache à la notion centrale de pathologie sociale. Le désordre mondial est le fruit de l’accumulation des souffrances humaines. « Être spécialiste de relations internationales, c’est être spécialiste des souffrances humaines », a-t-il déclaré. À travers son œuvre, il entend ainsi démontrer que les inégalités de tous ordres et les traitements discriminatoires sont générateurs des sentiments d’humiliation et de frustration, qui conduisent à l’instabilité, à la révolte et finalement à la guerre.
Dans cette optique, le monde globalisé est donc aussi celui du déchaînement des passions humaines de la part d’une multiplicité de nouveaux acteurs entrés en concurrence. Il constitue un nouvel espace pour l’expansion des pathologies sociales à une échelle qui autrefois ne dépassait pas le niveau local ou national. Cette tendance ne peut que décupler la complexité des rouages de la gouvernance mondiale et rendre encore plus ardue la tâche d’identification des sources du pouvoir.
Cet ouvrage s’inscrit dans le courant développé par le politologue Stanley Hoffmann, promoteur de l’idée d’une géopolitique des passions puis par Dominique Moïsi, auteur de La Géopolitique de l’émotion.
Le dernier chapitre consacré à « l’aspiration à une démocratie « réelle » à l’épreuve de la représentation » ouvre le champ à une réflexion plus approfondie sur la défiance actuelle des peuples vis-à-vis des institutions existantes débouchant sans surprise sur la recherche d’un leader charismatique qui s’avère systématiquement être un trublion de la mondialisation.
La richesse incontestable de cet ouvrage résulte de la qualité des articles qui le composent. La cartographie ainsi que le chapitre de Pierre Grosser consacré aux lectures de l’année constituent un apport appréciable. Cependant, le lecteur appréciera d’autant plus l’introduction rédigée par Bertrand Badie et le premier chapitre de Dominique Vidal sur les théories du complot, car ces deux textes confèrent une cohérence à cette œuvre collective, qui, au premier regard, pourrait paraître hétéroclite.
La difficulté de l’exercice est également liée au changement de formule qu’a connu la collection L’État du monde, créée en 1981. Cette publication qui à l’origine était un annuaire factuel et statistique a été convertie en un ouvrage thématique. Chaque année un nouveau thème sensible y est traité. Il est intéressant de constater, à cet égard, la cohérence des thèmes successifs choisis avec un Etat du monde 2018 dédié à la question de la recherche d’alternatives en matière de gouvernance et une édition 2019 qui examine le retour des populismes, révélant ainsi la crise profonde que traversent les systèmes politiques, économique et sociaux de la planète.
Ouvrage recensé— Qui Gouverne le monde ? L’État du monde 2017, Paris, La Découverte, 2017.
Du même auteur— L'Hégémonie contestée. Les nouvelles formes de domination internationale, Paris, Odile Jacob, 2019.— Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, Paris, La Découverte, 2018.— Nous ne sommes plus seuls au monde, Paris, La Découverte, 2016.— Vers un monde néo-national ? (avec Michel Foucher), CNRS éditions, 2017.— Le Temps des humiliés, Pathologie des relations internationales, Paris, Odile Jacob, 2014.— La Diplomatie de connivence. Les dérives oligarchiques du système international, Paris, La Découverte, 2011.
Autres pistes— Pierre Hassner, « La revanche des passions », Commentaire, n°110, été 2005, pp.299-312. — Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.— Dominique Moïsi, La Géopolitique de l’émotion - Comment les cultures de peur, d’humiliation et d’espoir façonnent le monde, Paris, Flammarion, 2008.