Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bertrand Badie
En véritable sociologue des relations internationales, Bertrand Badie fait état dans cet ouvrage d’une pathologie majeure qui touche les relations interétatiques : l’humiliation. Elle est le produit d’un multilatéralisme sclérosé et inégalitaire. Pire, elle est créatrice par excellence de conflits.
Bertrand Badie se place avec cet ouvrage dans la filiation des travaux d’Evelin G. Linder et de Thomas Scheff sur la puissance des émotions dans les relations internationales et les nouvelles formes de conflit – auxquels on pourrait ajouter ceux de Dominique Moïsi.
Il y développe une démarche particulière, qui est celle de la sociologie internationale, et poursuit ainsi des thèses déjà présentes dans plusieurs de ses précédents essais, notamment L’impuissance de la puissance (2004) et Le diplomate et l’intrus (2008) : la socialisation des relations internationales et la vague de décolonisations sont venues dérégler le système hérité du traité de Westphalie (1648) et bouleverser un ordre mondial jusqu’alors dominé par quelques grandes puissances. L’humiliation est ainsi devenue pour celles-ci un moyen de maintenir un statut de supériorité, et de refuser l’accès aux jeux de pouvoir internationaux à certains États, relégués.
De cette humiliation sont nées rancœur, violence, et volonté de déstabilisation d’un multilatéralisme producteur d’inégalités et de discriminations, que nous pouvons constater tous les jours dans des conflits de plus en plus asymétriques et les provocations d’États dits « voyous ».
L’ouvrage de Badie permet ainsi de faire le point sur la situation de notre système international, d’établir une typologie des différents cas d’humiliation, et de proposer une voie plus équilibrée pour le futur.
Jusqu’au XIXe siècle, la vie internationale est régulée par l’équilibre des puissances, déterminée par une petite élite de princes européens, jeu codé dans lequel les peuples n’ont pas leur place. Dans cet ordre issu du traité de Westphalie, la guerre interétatique n’a pas pour but d’écraser le vaincu, mais de régler un différend souvent territorial. Une opposition d’égaux, qui se reconnaissent cependant mutuellement le droit et la compétence d’administrer les affaires internationales. Au travers de plusieurs exemples (les redditions des bourgeois de Calais en 1347, de Breda en 1625, les traités sous Louis XIV), Bertrand Badie nous montre que l’humiliation du vaincu était absolument défendue afin de garantir la stabilité du système : il obtient même une compensation, et est vite réintégré au concert des nations, comme la France en 1815 ou la Russie en 1856.
Mais plusieurs facteurs sont ensuite venus déséquilibrer ce système. D’abord, la notion de « guerre juste », qui instrumentalise la puissance au nom d’idéaux ou de valeurs, et ne donne plus raison qu’à un seul côté en diabolisant l’autre. Plus important, l’engagement croissant des sociétés entières dans le jeu international, désigné par l’expression de « socialisation de la vie internationale ». Dans un monde de plus en plus connecté, avec l’émergence de mouvements nationalistes et sociaux, ce ne sont plus les princes qui font la politique, mais les peuples, qui mènent de véritables guerres de partisans visant à écraser l’ennemi national. On passe d’un entre soi intime de la vie internationale à une « gigantesque tectonique des sociétés » (p. 23), et l’humiliation devient une « souffrance banale des relations internationales ».
En 1919, le traité de Versailles est décidé en l’absence du vaincu, et on lui impose une amputation territoriale, le désarmement, la démilitarisation, la condamnation de criminels de guerre ainsi qu’une amende considérable. Enfin, le dernier facteur est la découverte de « l’autre lointain » imposant la sortie du club des États européens, qui vont maintenant postuler leur supériorité sur les pays du Sud. C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre le régime des capitulations accepté par les Ottomans, ou les guerres de l’opium contre la Chine : le concert des nations sert maintenant à réguler la concurrence des États européens dans leur accaparement de terres et richesses étrangères.
Tout ceci produit de l’humiliation, définie par l’auteur comme « toute prescription autoritaire d’un statut inférieur à celui souhaité et non conforme aux normes énoncées » (p. 13). Elle concerne la sociologie, car elle interroge la question du statut d’un État, ses prétentions et sa reconnaissance par les autres acteurs ; l’usage de symboles d’autorité et de normes permettant à certaines nations d’en rabaisser d’autres, et la subjectivité des acteurs. Selon Badie, le jeu international actuel s’est mué en une « course au statut », dans laquelle la valeur du respect est devenue primordiale.
Badie regroupe les humiliations internationales en quatre grands types. Le premier est aussi le plus ancien : c’est « l’humiliation par rabaissement », qui consiste à imposer au vaincu une réduction brutale de son statut de puissance, et à créer un choc émotionnel au sein de son opinion.
Cette forme d’humiliation est liée à l’entrée des sociétés dans la vie internationale, et a bien souvent conduit à une posture revancharde et à une certaine fascination pour l’ennemi. Les rapports franco-allemands depuis la défaite de la Prusse à Iéna en 1806 en sont emblématiques : le Reich naît de sa victoire en 1871 dans la galerie des Glaces de Versailles, ce qui entraîne une diplomatie de revanche des Français sous la IIIe République, et l’humiliation ultérieure de l’Allemagne en 1919. De même, l’humiliation vécue par le Japon après la Seconde Guerre mondiale en 1945, liée à sa démilitarisation, anime toujours le nationalisme japonais jusque dans l’engagement du Premier ministre actuel, Shinzo Abe.
Puis vient l’humiliation par « déni d’égalité ». Elle concerne les sociétés existant en dehors du cadre westphalien classique, et rapidement considérées comme inférieures aux États européens, qu’il s’agissait donc de « civiliser ». Elle mène souvent à une intervention militaire feignant de redresser l’État humilié : capitulation, mise sous tutelle, concessions territoriales, clientélisation d’États… Les premiers exemples relevés par Badie sont ceux de l’intervention de la Sainte Alliance contre les insurgés des Deux-Siciles après le traité de Laybach en 1821 , jeu auquel s’est plus tard prêté l’URSS à Budapest en 1956 et à Prague en 1968, et qui s’est étendu à l’Afrique et à l’Asie. Cette humiliation conduit à une diplomatie souverainiste, par laquelle les États humiliés, méfiants vis-à-vis des institutions internationales, cherchent à démontrer leur indépendance avec arrogance (Chine depuis 1949, non-alignés de 1955, pays émergents, etc.).
Elle peut rapidement se muer en un troisième type d’humiliation, dit « par relégation » : à ce stade, le pays en question se voit refuser l’entrée dans le club international pour des questions de niveau de développement ou de capacités, et est perçu comme un État de « deuxième division ». Au fil de leur histoire, le concert européen, la SDN puis l’ONU se sont montrés très sélectifs dans leurs processus d’intégration, et aujourd’hui le Conseil de sécurité et le G7 forment des cercles très fermés. À cette humiliation répond une diplomatie contestataire, qui s’insurge contre les structures de l’ordre international et cherche à agréger des alliés contre celui-ci.
Il y a enfin l’humiliation « par stigmatisation », distincte des précédentes, car elle dénonce des traits politiques ou culturels propres au pays. La Corée du Nord, l’Iran, Cuba, et d’autres ont pu ainsi être condamnés moralement sous les termes d’« États voyous » (rogue states) ou d’ « axe du mal ». Ceux-ci choisissent alors une diplomatie de déviance, transgressant ostensiblement les règles du système international afin de gagner en visibilité.
L’humiliation n’est pas seulement ponctuelle et passagère, elle s’installe à partir de plusieurs inégalités originelles du système international. Des inégalités constitutives, structurantes et fonctionnelles, qui brouillent les règles établies.
Les premières sont issues de la décolonisation. Deux tiers des pays contemporains continueraient à souffrir de leur passé de colonisés et de leur soumission à des intérêts étrangers. La conférence de Bandung de 1955 illustrait une première réaction organisée face à ce phénomène. L’État colonisateur considérait les territoires colonisés (l’Indochine, l’AOF, l’Inde) comme faisant exception à ses lois nationales, et l’inégalité de traitement était ancrée dans le statut même des personnes. Il conduisait dans ces espaces une politique de l’outrance, générant des abus, des railleries, des répressions et de l’humiliation (déclenchement de la guerre d’Algérie, opération Plomb durci menée par Israël à Gaza). Les dirigeants des futurs États décolonisés (Hô Chi Minh, Soekarno, M. Keïta, D. Xiaoping) ont eux-mêmes vécu cette humiliation dans leurs itinéraires personnels. Plusieurs régimes de clientélisation ont survécu à la décolonisation, la Françafrique étant le plus connu, ou l’Amérique du Sud soumise aux intérêts économiques américains. Personne ne s’étonne, dès lors, quand le président Hollande dicte le calendrier électoral malien en juillet 2013, après l’intervention de la France.
Ce premier type d’inégalités s’appuie sur des inégalités structurantes, liées à l’accès aux ressources ou à la décision dans les instances internationales. L’ONU a consacré les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale en leur donnant un siège permanent au Conseil de sécurité et un droit de véto : ils deviennent de ce fait les maîtres du jeu collectif. Puis vient la Guerre froide, qui crée une rivalité durable entre deux superpuissances militaires, empêchant les puissances moyennes, même après 1989, de tirer leur épingle du jeu. L’Europe n’est plus le centre du monde, et les lois américaines ont jusqu’à aujourd’hui un régime d’extraterritorialité (cas de l’Iran). Les pays émergents, souffrant d’un déni d’égalité, se regroupent au sein des BRICS et jouent sur l’antioccidentalisme et le souverainisme : leur développement différencié justifie qu’on ne leur applique pas les mêmes standards.
Mais ces inégalités sont aussi fonctionnelles, tenant à la nature oligarchique du système international. La plupart de ses règles et de ses rouages ne sont lisibles que par quelques grandes puissances, sous prétexte que la diplomatie fonctionne mieux comme cela. Ce minilatéralisme est représenté par le Conseil de sécurité, les G7 et G20, mais surtout les groupes de contact informels visant à résoudre les conflits (Yougoslavie, Libye, Syrie). Cette logique de club se télescope avec les actions de l’ONU, et participe à l’affaiblissement ou à l’opacité des normes internationales. Le paternalisme de certains États va jusqu’à punir certains régimes ou en exclure d’autres, au risque de bloquer les négociations officielles (exemple des frappes contre le régime syrien).
L’humiliation devient mémoire, récit collectif, et bientôt récit fondateur. Les humiliés forment un antisystème qui s’inscrit en opposition à la scène internationale officielle, à travers les diplomaties de contestation et de déviance auxquelles se prêtent l’Algérie de Boumediene, la Libye de Kadhafi, le Cuba de Castro ou le Venezuela de Chavez. Leurs problèmes économiques et sociaux sont rapprochés de ce manque d’intégration, que leurs dirigeants dénoncent avec violence et antiaméricanisme devant plusieurs tribunes, notamment celle de l’ONU. La diplomatie de déviance est dangereuse par sa radicalité : l’attentat de Lockerbie commandité par Kadhafi ou les provocations d’Ahmadinejad ne font que renforcer leur stigmatisation ; ils exercent alors une influence comme force de déstabilisation.
Aujourd’hui, ce sont les sociétés elles-mêmes qui s’insurgent de l’humiliation subie par leur pays. On ne peut plus analyser le système international comme une « joute interétatique », alors même que les institutions d’État sont parfois trop fragiles. Des mouvements sociaux émergent ainsi dans la dénonciation de la domination, à la fois étrangère et interne, liée à un régime non-représentatif – les « révolutions de la dignité » dans l’Est européen et le monde arabe en témoignent.
En même temps, phénomène facilité par les nouveaux moyens de communication, les enjeux intérieurs s’internationalisent et les mouvements locaux sont instrumentalisés par les grandes puissances. Deux logiques sont proposées à la population : la logique réformiste, qui consiste à imiter le développement de l’humiliateur afin de le battre avec ses propres armes, ou la logique radicale et fondamentaliste, consistant à surinvestir une identité propre, aux dépens du progrès occidental.
La violence elle-même évolue : hier marquée par son exceptionnalité et liée à une guerre frontale entre égaux, elle est aujourd’hui diffuse au sein du tissu social, ne tient plus compte des frontières et mets aux prises des acteurs aux statuts asymétriques.
De nouveaux entrepreneurs de la violence instrumentalisent l’humiliation et les pathologies sociales souvent liées à des déséquilibres économiques (périphéries – centres de pouvoir, inégale distribution des ressources, discriminations), à l’image de nombreuses milices dans le monde. Une « internationale de combattants » se constitue, mis à l’écart par les humiliations et le déclassement. Mobiles, ils partagent une même conscience collective et sont mélangés dans l’appellation floue de « terroristes ». L’humilié souhaite désormais blesser à son tour, problème qui ne peut être réglé par la guerre totale contre le terrorisme, mais par un « surplus politique », un traitement social.
Avec l’entrée dans la mondialisation et la socialisation de la vie internationale, l’humiliation est devenue un trait social universel. Le système westphalien dans lequel chaque État était l’égal de l’autre s’est déréglé, et le multilatéralisme contemporain reste encore dépendant de ce club oligarchique de grandes puissances, ainsi que du monde bipolarisé de la guerre froide, excluant les nouveaux États décolonisés et fabriquant de la violence.
Selon Bertrand Badie, il est nécessaire d’établir que « l’homogénéité culturelle propre au système westphalien a vécu », et que seule une politique d’intégration sociale internationale puisse mettre fin aux humiliations et déviances, une politique « d’altérité » qui soit en même temps relayée par les politiques étrangères de tous les pays.
À rebours des théories réalistes des relations internationales formulées par des intellectuels comme Hans Morgenthau ou Raymond Aron, qui, centrées sur l’État et ses intérêts, tendent à négliger les autres acteurs de la vie internationale, Bertrand Badie offre à celle-ci une profondeur sociale et montre comment des sentiments comme l’humiliation peuvent avoir des impacts forts sur la conduite de la diplomatie ou la politique étrangère d’un pays. Empreint de la sociologie durkheimienne, il étudie avec minutie les pathologies internes qui nuisent au fonctionnement du système international actuel, et leur donne une perspective historique en mobilisant des connaissances approfondies des pays du Sud.
C’est en même temps un ouvrage engagé, témoignant d’une approche davantage idéaliste qui vise à prendre en compte les intérêts collectifs des États et à repenser le multilatéralisme de manière à l’ouvrir au plus grand nombre, à la diversité des cultures.
Ouvrage recensé– Le temps des humiliés – pathologie des relations internationales, Paris, Odile Jacob, 2014. Du même auteur– Les Deux États. Pouvoir et société en Occident et en terre d’Islam, Paris, Fayard, 1987.– Le diplomate et l’intrus. L’entrée des sociétés dans l’arène internationale, Paris, Fayard, 2008. – Nous ne sommes plus seuls au monde. Un autre regard sur l'« ordre international », Paris, La Découverte, 2016.
Autre piste– Dominique Moïsi, La Géopolitique de l'émotion, Paris, Flammarion, 2009.