Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bertrand Binoche
Dans cet ouvrage, Bertrand Binoche met au jour un immense paradoxe de la culture française : comment les Lumières peuvent-elles être à la fois autant institutionnalisées et si mal connues ? Comment expliquer que ce courant philosophique trône au panthéon et, qu’en même temps, on relègue son contenu à une forme d’oubli ? De ces questions émergent une réponse : la « philosophie des Lumières » est fondamentalement plurielle, et de cette diversité surgit une nouvelle forme d’activité philosophique, encline à combattre les préjugés.
Qui n’a jamais entendu parler des « Lumières » du XVIIIe siècle ? Voltaire, Diderot, Montesquieu ou encore Rousseau font partie intégrante de notre histoire nationale. Pourtant, ces auteurs incontournables sont entrés au panthéon sans que l’on sache précisément ce qui les relie. « Écrasez l’infâme ! » tente donc de répondre à une énigme : « Par quel surprenant paradoxe se fait-il qu’en France, les philosophent évoquent si volontiers l’héritage des Lumières et qu’ils l’étudient si peu ? Comment [...] peuvent-elles être si bien connues des philosophes qu’ils jugent préférable de les ignorer ? » (p. 11).
Finalement, Bertrand Binoche reprend à son compte l’interrogation formulée par Emmanuel Kant dans son célèbre essai Qu’est-ce que les Lumières ? (1784). Néanmoins, l’auteur tente d’y répondre en faisant un pas de côté. En effet, il est aujourd’hui courant d’assimiler ces philosophes au matérialisme ou à l’idéologie du progrès. Mais pour l’historien, cette simplification est trompeuse : en diminuant la nature hétéroclite de ce courant, on l’ampute de ce qui fait précisément sa force.
« Le problème est donc de traites ce divers : comment penser ce pluriel ? » (p. 120) L’auteur emploie une démarche historiographique originale qui se détache du récit univoque dans lequel les Lumières sont enfermées.
« La philosophie des Lumières » fait partie de la plupart des programmes scolaires. Pourtant, cet intitulé est un anachronisme. Au XVIIIe siècle, le terme recouvre la pratique philosophique en générale et ne caractérise aucun courant particulier. De fait, « [cet] anachronisme est redoutable car il suggère l’existence d’un ensemble doctrinal qui caractériserait en propre "les Lumières" » (p. 17). Mais selon l’auteur, cet ensemble est introuvable : il n’y a pas d’articulation cohérente entre ces différentes thèses – tout au plus observe-t-on une « conjoncture argumentative tout à fait particulière ». Autrement dit, il n’existe pas à cette époque de théorie uniforme qui parviendrait à réunir différents penseurs, mais une volonté générale, et plurielle, de développer la pratique philosophique.
En s’intéressant à un corpus d’auteurs qui ont contribué, entre 1751 et 1772, à la rédaction de l’Encyclopédie, Binoche montre que les Lumières se définissent par une intense activité de discussion et de diffusion. Il s’agit de cette « effervescence générale de l’esprit » décrite par d’Alembert : une vaste coalition de philosophes, prenant position, souvent de manière contradictoire, dans le débat public. C’est une nébuleuse d’intellectuels qui se distingue par la polémique. La foi, le despotisme, l’esclavage... pas de Lumières sans prise de position publique ni sans critique !
C’est de ce pluriel, constitué par l’« ensemble des [positions] prises dans des contextes litigieux », qu’émerge une unité philosophique. Point de doctrine, mais des manières de philosopher qui se manifestent par le conflit. La cohérence des Lumières apparait non par ce qu’ils disent, mais par ce qu’ils combattent. Il ne s’agit plus tant de discerner leurs « principes » que d’identifier leurs « cibles ».
« Écrasez l’infâme ! » : toute la spécificité des Lumières françaises s’exprime dans la violence de l’expression voltairienne. Leur activité philosophique tout entière se caractérise par une posture guerrière à l’encontre des préjugés. « La philosophie des Lumières est "polémique" de part en part, pour autant qu’elle se définit prioritairement par rapport à un ennemi sur lequel elle doit remporter la victoire » (p. 22). Dans ce contexte, philosopher revêt une fonction subversive : en cherchant à abattre les préjugés, le « vrai » philosophe se fait nécessairement des ennemis. Mais exercer ainsi la critique, ce n’est pas seulement combattre des opinions erronées. Désigner le préjugé comme adversaire, c’est plus généralement remettre en question toute forme d’autorité. Et par ce processus, la critique permet de penser par soi-même. Les techniques narratives inventées par les Lumières témoignent de cette recherche de distanciation, censée créer un effet de recul nécessaire chez le lecteur. Pensons à la figure littéraire du « Tiers critique », souvent rencontrée dans les œuvres philosophiques du XVIIIe siècle : ce personnage fictif qui occupe « une position extérieure au préjugé ». Par exemple, dans les Lettres persanes (1721) de Montesquieu, deux Persans en voyage à Paris décrivent, de façon acerbe, les mœurs françaises à travers leurs propres préconçus. Mais lutter contre le préjugé est un exercice particulièrement complexe, puisque toute critique risque elle-même de se transformer en jugement. Pour Bertrand Binoche, cette quête de justesse est au cœur des débats qui ont animé l’époque. Car combattre toute forme d’autorité, c’est ouvrir une boîte de pandore philosophique : « les Lumières se sont bien définies contre le préjugé [...]. Cette adversité les définit. [Mais] les Lumières se définissent par une discussion sur le sens exact qu’il s’agit de conférer à cette adversité » (p. 51).
Bertrand Binoche nous plonge au cœur des débats philosophiques qui ont animé le XVIIIe siècle. À travers les thématiques de la « superstition », de la « providence » et de l’« esclavage », l’historien expose différentes thèses, toutes reliées néanmoins par une même problématique. En cherchant les termes d’une réflexion « utile », qui s’éloignerait des concepts abstraits du XVIIe siècle, ces auteurs s’interrogent, presque anthropologiquement, sur ce qui compose la société. La lutte contre le préjugé est le point de départ d’une réflexion qui, telle une spirale, ne cesse de se développer.
La superstition est-elle à l’origine des préjugés ou alors est-ce le contraire ? La société produit-elle des superstitions ou bien commence-t-elle avec les superstitions ? Peut-on construire une vie sociale sans religion ? Cette période voit la profusion, au pluriel, de théories universelles, cherchant à identifier les lois naturelles auxquelles nous sommes soumis. À l’instar de Zadig ou la destinée (1747) de Voltaire, les œuvres des Lumières introduisent l’idée d’un « ordre immuable de l’Univers », sans but final et sans Dieu. Les philosophes du XVIIIe siècle tentent, de multiples manières, de « réécrire l’histoire philosophiquement, c’est-à-dire sans préjugés, en la purifiant de toute superstition » (pp. 149-150).
Dans ce contexte, la thématique de l’« esclavage » prend une dimension particulière. Pour les Lumières, il s’agit de considérer cette notion dans toute sa globalité : en effet, « l’esclavage apparut aux hommes des Lumières comme la face politique du préjugé » (p. 160). Le concept d’« esclave » ne saurait se résumer à la traite négrière. Pour les Lumières, il recouvre une dimension plus générale. Ainsi, dans Le Contrat social (1762), Rousseau fait de la servitude « un sort universel ». Mais alors, face à l’ampleur de telles remises en cause, comment contenir le pouvoir de la critique dans des limites raisonnables qui n’hypothèquent pas la vie en société ?
La radicalité intellectuelle des Lumières ne peut être pourtant assimilée à une « philosophie révolutionnaire » qui pousserait la critique jusqu’à son paroxysme. « À force de combattre le préjugé, on en vient à pulvériser toute certitude [...]. Emportée par son élan, la critique ne peut plus s’arrêter et cela n’est pas sans inconvénient » (p. 44). En effet, peut-il y avoir une vie sociale sans loi commune ? Il faut alors admettre l’existence d’institutions et de préjugés utiles à la vie en société. Aussi, la critique doit « séparer le grain de l’ivraie » ; c’est-à-dire reconnaître, raisonnablement, ce qui a vocation à fonctionner.
Le philosophe se doit donc d’identifier certaines « vérités morales élémentaires ». Ainsi, concernant la religion, la notion de « frein naturel » fut régulièrement employée au XVIIIe siècle : si les Lumières perçoivent négativement la superstition religieuse, ils reconnaissent néanmoins son utilité lorsqu’il s’agit de réguler les passions humaines. Il faut alors admettre que « l’esprit philosophique [peut] se propager par d’autres voies que l’argument » (p. 93). Dans cette perspective, comment ne pas reconnaître le pouvoir qu’exerce la morale sur nos comportements ? Pour les Lumières, ce type de « religion civile » est donc nécessaire au genre humain.
Au fond, le développement de l’esprit critique tend à modérer la critique, en reconnaissant qu’il existe des fonctionnements naturels. « Les philosophes furent révolutionnaires par l’image très agressive qu’ils se donnèrent à eux-mêmes de leur tâche, mais ils ne le furent pas quand ils préconisaient des mesures politiques » (p. 159). L’ « usage modéré de la raison » conduit à accepter le phénomène de la croyance : « le problème est alors moins de savoir à quoi les hommes doivent croire que comment ils doivent croire » (p. 103).
La cohérence des Lumières repose sur leur refus de toute « fixation dogmatique ». Dans cet essai, Bertrand Binoche montre un ensemble varié de « pratiques théoriques » et de modes d’argumentation qui cherchent systématiquement à dépasser les préjugés. Mais alors, comment expliquer que l’époque contemporaine relaie ces Lumières à une sorte d’oubli ? Pour l’auteur, il est aujourd’hui nécessaire de « nommer ce qui, dans notre présent, plonge ce passé dans une pénombre » (p. 204). « Écrasez l’infâme ! » cherche à comprendre le rapport ambigu que nous entretenons avec ce moment de la philosophie.
Pour l’historien, plusieurs raisons expliquent cette marginalisation. La première concerne la place que nous accordons aux Lumières dans le processus révolutionnaire. Leur philosophie apparait comme une doctrine criminelle qu’il a fallu contenir afin de « terminer la Révolution ». De plus, les Lumières se caractérisent par la découverte de dispositifs narratifs qui tentent de sortir le lecteur de sa passivité. Cette recherche, par nature interdisciplinaire, s’accommode difficilement avec les cloisonnements disciplinaires actuels. On tend ainsi à enfermer ces auteurs soit dans le champ exclusif de l’analyse littéraire, soit dans celui de la philosophie.
Enfin, l’histoire a rangé les Lumières dans une case « transitoire » : ses auteurs n’auraient fait qu’assurer une transition entre le rationalisme du XVIIe et l’idéologie du Progrès du XIXe siècle. Pour l’auteur, cette analyse semble tout particulièrement tronquée : s’il existe un universalisme caractéristique de cette période, il s’agit d’un universalisme par la négative, enclin à remettre en cause nos vérités. « Une nouvelle appréhension de l’activité philosophique tout entière ordonnée à détruire collectivement le préjugé et contrainte de ce fait à s’inventer de nouveaux modes d’existence » (p. 235).
Dans cet ouvrage, Bertrand Binoche démontre que « la philosophie des Lumières » n’existe pas. Au contraire, il dévoile la grande diversité d’opinions qui caractérise les philosophes français du XVIIIe siècle. Cette effervescence intellectuelle trouve néanmoins sa cohérence : combattre, par tous les moyens, le préjugé. La radicalité des philosophes du XVIIIe siècle réside moins dans leurs partis pris que dans les interrogations multiples qui les sous-tendaient.
L’auteur contribue ainsi à réhabiliter cet héritage dont la charge polémique a été réservée aux études littéraires. Redécouvrir les Lumières, c’est renouer avec leur sens critique, que notre modernité a cherché à enterrer. Derrière les pétitions de principe sur les droits de l’Homme ou l’esclavage se cache en fait une interrogation majeure et diverse sur le concept d’autorité.
Les philosophes des Lumières sont devenus la cible de nombreuses critiques. Certains y voient le pendant d’une philosophie bourgeoise quand d’autres essayent de faire le tri entre auteurs radicaux et modérés. De façon plus générale, à travers des relectures simplistes, on impute à ce courant les vices de notre propre modernité. Sur un mode souvent très réactionnaire, qui appelle au retour de la tradition, on reproche à ces auteurs leur croyance dans le progrès universel. Similairement, à l’autre bout de l’échiquier politique, la critique décoloniale fait des Lumières la figure de proue d’un impérialisme occidental.
Pourtant, à la lecture de Bertrand Binoche, on comprend que ces procès d’intention s’accordent mal avec ce qui fait leur unité – soit la lutte contre toute forme de préjugés. Jusqu’à la parution de cet ouvrage, il n’existait en France aucun travail synthétique sur la « philosophie des Lumières ». Gageons que sa redécouverte, non pas en tant que doctrine mais en tant qu’activité combative et militante, parvienne à nous défaire de tous ces biais !
Ouvrage recensé– « Écrasez l’infâme ! » Philosopher à l’âge des Lumière, Paris, La Fabrique, 2018.
Ouvrages du même auteur– La raison sans l'Histoire : Échantillons pour une histoire comparée des philosophies de l'Histoire, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 2015. – Nommer l’histoire. Parcours philosophiques, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « En temps & lieux », 2018.
Autres pistes– Jonathan Israel, Une révolution des esprits. Les Lumières radicales et les origines intellectuelles de la démocratie moderne, Marseille, Agone, coll. « Banc d’essais », 2017.– Sophie Wahnich, La Liberté ou la Mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme, Paris, La fabrique, 2003.