Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bertrand de Jouvenel
Fasciné par la croissance ininterrompue du Pouvoir qui rendit possible la guerre totale entreprise par Adolf Hitler, l’auteur se donne pour tâche d’étudier cette montée en puissance du Pouvoir, ce gonflement à la fois irrésistible et démesuré au cours des âges. Mais, protecteur a priori de l’ordre social, le Pouvoir en est également l’agresseur né, et ce avec la complicité générale : car pour avoir la capacité d’agir, puisque c’est ce que l’homme moderne attend de lui, ne faut-il pas qu’il soit tout-puissant ?
Bertrand de Jouvenel disait de Du Pouvoir qu’il s’agissait « d’un livre de guerre à tous égards ». En effet, l’ouvrage a été conçu dans la France occupée, et la rédaction commencée au monastère de La Pierre-Qui-Vire, où l’auteur avait trouvé refuge. Puis c’est quasiment avec pour seul bagage ce manuscrit que lui et son épouse franchiront en 1943 la frontière suisse. C’est dans la Confédération helvétique en effet que l’auteur trouvera un asile sûr pour les dernières années du second conflit mondial.
C’est le Genevois Constant Bourquin, « plus qu’un éditeur, un ami des mauvais jours », aux dires de Bertrand de Jouvenel lui-même, qui se chargera de faire publier en 1945 le manuscrit, auparavant refusé par plusieurs maisons ayant pignon sur rue. Il est vrai qu’en pleine Seconde Guerre mondiale, une étude de ce type, consacrée à l’inflation du Pouvoir au cours des âges, avait de quoi effrayer.
Grâce à la ténacité de l’auteur et de son éditeur cependant, ce texte à la fois historique et philosophique trouvera rapidement son public, et sera acclamé comme l’œuvre majeure de Bertrand de Jouvenel. Aujourd’hui, Du Pouvoir est unanimement considéré comme son livre le plus important.
Le Pouvoir a une réalité : la tentation permanente de la toute-puissance, qui est totalitaire dans son essence même. Pour l’auteur, tout pouvoir, et a fortiori le Pouvoir, c’est-à-dire le pouvoir politique, a vocation à verser dans le totalitarisme. Voilà pourquoi il peut être défini comme un Minotaure, qui opprime, soumet de force, étouffe, dévore et détruit ceux qui se trouvent placés dans sa dépendance.
Le sous-titre de l’ouvrage de Bertrand de Jouvenel, Histoire naturelle de sa croissance, est assez explicite. En évoquant l’histoire naturelle, c’est-à-dire la biologie, l’auteur veut signifier que le Pouvoir se développe comme un cancer, ou comme une lèpre. Par la multiplication de métastases, de cellules malignes qui altèrent irrémédiablement l’organisme de la société.
Mais, à côté de cette dimension biologique du Pouvoir existe également une dimension mécanique. Il avance, progresse, par effets de cliquet, c’est-à-dire par évolutions qui, une fois quelle ont eu lieu, rendent impossible tout retour en arrière. Il franchit des seuils qui rendent certaines situations irréversibles. Une fois ces seuils franchis, tout retour en arrière devient impossible. Le progrès accompli par le Pouvoir dans son emprise sur l’individu et sur la société devient définitif.
Aussi l’auteur accorde-t-il une importance toute particulière au thème qu’il baptise « la chambre des machines » : l’appareil gouvernemental constitué d’organes concrets, l’administration, et de droits, la puissance législative, que l’on peut se représenter comme une « chambre des machines » d’où l’on meut les individus à partir de leviers toujours plus puissants et toujours plus perfectionnés. C’est cette « chambre des machines » que le Pouvoir s’emploiera à développer au cours des âges, au point que son histoire est celle des progrès de ces techniques.
La liberté moderne, issue de la Révolution française, celle qui consiste essentiellement sinon uniquement à déposer un bulletin de vote dans une urne à intervalles plus ou moins réguliers, apparaît comme une fausse liberté.
Dans son ouvrage L’État, le Droit objectif et la Loi positive (Paris, 1901), le jurisconsulte Duguit l’explique de manière très claire pour Bertrand de Jouvenel. En effet, à la page 320 du tome premier de cette somme juridique, il écrit : « Par une fiction, d’autres disent une abstraction, on affirme que la volonté générale, qui en réalité émane des individus investis du pouvoir politique, émane d’un être collectif, la Nation, dont les gouvernants ne seraient que les organes. Ceux-ci d’ailleurs se sont de tout temps attachés à faire pénétrer cette idée dans l’esprit des peuples. Ils ont compris qu’il y avait là un moyen efficace de faire accepter leur pouvoir ou leur tyrannie. »
Une analyse à laquelle souscrit totalement Bertrand de Jouvenel. C’est assez dire donc qu’il n’est pas porteur d’une vision« sacralisée » de la démocratie politique moderne. Il l’étudie sous l’angle historique, pistant son apparition, puis son développement, tout en restant infiniment conscient d’une donnée fondamentale : la démocratie politique ne constitue pas de nouvelles Tables de la Loi qu’une divinité indéterminée aurait transmise à un autre Moïse sur le Mont Sinaï.
Elle constitue un régime politique parmi d’autres, qui a une histoire, qui est apparu un jour dans des circonstances données et qui, comme toute œuvre humaine, est appelée à connaître une fin et disparaître. Cette certitude, qui heurte de plein fouet les convictions (les préjugés ?) de nos esprits politiquement corrects actuels, constitue l’un des aspects les plus originaux et les plus puissants de l’œuvre de Bertrand de Jouvenel.
Mais, à côté de cette liberté qui pour l’auteur est une duperie, existe une liberté authentique, telle qu’il la définit lui-même : « La liberté est bien autre chose. Elle consiste en ce que notre volonté ne soit point sujette à d’autres volontés humaines, mais régisse seule nos actions, arrêtée uniquement lorsqu’elle offense les bases indispensables de la vie sociale » (pp. 513-514). Cette liberté, d’essence aristocratique et qu’un constitue un exercice extrêmement difficile, une véritable ascèse qui n’est possible que dans des sociétés infiniment civilisées. Ce qui, pour Bertrand de Jouvenel, n’est pas le cas de la société du XXe siècle…
Aussi la liberté véritable n’est-elle possible qu’à un petit nombre de personnes du point de vue individuel. Du point de vue social à présent, la liberté authentique se définit plus par un ensemble d’attitudes et par un état d’esprit que par des droits politiques positifs. Là encore, la liberté « moderne » issue de la Révolution française de 1789 est un leurre. La liberté telle que la conçoit Bertrand de Jouvenel ne peut pas, et ne pourra jamais, être un phénomène de masse.
L’Occident connaît la guerre la plus atroce et la plus dévastatrice de son histoire au moment où Bertrand de Jouvenel rédige son ouvrage. Une guerre totale, dans toute l’acception du terme. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité en effet qu’un conflit prend de telles proportions, proprement planétaires.
Et, dans cette guerre totale, même les peuples les plus profondément démocratiques et individualistes, les plus « civilisés » en quelque sorte, sont « décervelés » au profit d’un bourrage de crâne belliqueux orchestré par le Pouvoir. C’est le cas, notamment de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Car ce qui n’étonne pas dans l’Allemagne nazie surprend au plus haut point lorsqu’il se trouve transposé dans l’univers anglo-saxon.
Au bout du chemin marqué par une avancée indéfinie du Pouvoir, l’homme européen qui se croit civilisé se trouve à un stade inédit de sauvagerie et de destruction: détruire les habitations des civils, affamer les non-combattants, réduire les vaincus en esclavage. C’est, tout simplement, la victoire de la barbarie.
Et, pour l’auteur, l’homme contemporain ne peut plus croire, sauf à être d’une naïveté proprement criminelle, qu’en brisant Hitler et son régime la civilisation européenne refleurira comme auparavant, comme aux plus beaux jours. Car, dans le même temps, toutes les nations démocratiques élaborent pour l’après-guerre des plans détaillés aux termes desquels l’État, c’est-à-dire le Pouvoir, deviendrait responsable, du berceau jusqu’à la tombe, de tous les sorts individuels.
C’en sera fini alors non seulement de la liberté bien entendu, mais aussi et surtout d’une certaine intégrité de la personne. Les derniers atomes d’autonomie réelle et effective face au Minotaure disparaîtront de ce fait corps et biens, et peut-être à jamais.
Car un État qui lierait à lui les hommes par toutes les attaches des besoins et des sentiments, qui disposerait pour sa tâche à l’immensité aux contours encore mal définis, mais déjà infiniment inquiétants, de tous les moyens que jusqu’ici la raison et la prudence humaines lui ont refusés, s’étendrait comme jamais. Pour Bertrand de Jouvenel, l’homme moderne se trouverait alors dans une société d’automates, de robots, et non plus d’individus ayant vocation à être libres.
La voie vers le second conflit mondial, vers une guerre toujours plus destructrice et absolue dans ses effets, s’est développée à mesure de l’avancée du Pouvoir. Car, pour l’auteur, le Pouvoir est en effet avant tout guerrier. Ce qu’il vise, c’est la puissance militaire, le pouvoir des armes. À la fin des guerres napoléoniennes, trois millions d’hommes s’étaient trouvés sous les armes en Europe. La Première Guerre mondiale en a tué, blessé ou mutilé quinze millions : cinq fois plus.
Ces chiffres parlent d’eux-mêmes. Mais Bertrand de Jouvenel en cite d’autres, tout aussi éclairants. En 1515, à la bataille de Marignan, 50 000 hommes participaient aux combats. Deux siècles après, pendant la guerre de Succession d’Espagne, c’est 200 000 qui s’entretuaient à la bataille de Malplaquet. Charles VII avait une armée permanente forte de 12 000 « gens d’armes ». Son lointain successeur, le roi Louis XVI, pouvait compter lui sur une armée permanente forte de 180 000 soldats. On voit bien le sens de l’évolution…
Encore faut-il noter qu’au même moment, la fin du XVIIIe siècle, le roi de Prusse disposait d’une armée forte de 195 000 hommes (pour un territoire infiniment plus petit que le royaume de France) et l’empereur du Saint-Empire romain germanique, comme troupes permanentes, rassemblait le chiffre impressionnant de 240 000 combattants.
Monarchie absolue, guerres dynastiques, sacrifices imposés aux peuples : une certaine histoire, républicaine et positiviste, a appris aux Français à conjuguer tout cela, comme si l’œuvre immense de la monarchie pouvait être ramenée à l’accroissement des armées. Il est donc d’autant plus paradoxal pour l’auteur de constater que les charges dont les sujets du Roi voulaient se débarrasser en priorité avec la Révolution de 1789, les impôts et surtout l’obligation de fournir quelques conscrits, en nombre très limité, se sont infiniment aggravés dans le régime moderne ! C’est la Révolution française qui a généralisé la conscription et lui a donné une base légale et permanente, de la même manière qu’elle a ouvert la voie à une inflation fiscale qui ne devait plus connaître le moindre coup d’arrêt par la suite.
Les totalitarismes, tous les totalitarismes, naissent des démocraties. Pour Bertrand de Jouvenel, c’est un constat en quelque sorte indépassable. Les sociétés traditionnelles, du type d’Ancien Régime, n’engendraient pas en effet de monstres totalitaires. Elles ne le pouvaient pas, car le Pouvoir n’était pas alors assez puissant pour pouvoir plier toute la société à son bon vouloir. Une liberté individuelle authentique, les libertés ou franchises provinciales anciennes et vivaces, les corps constitués dotés de privilèges nombreux et étendus : tout cela freinait très efficacement les prétentions du Pouvoir à régenter la société dans son ensemble et les individus pris isolément. La « société civile », comme on ne disait pas encore, était alors infiniment plus vivante, forte et résistante qu’au XXe siècle.
Pour Bertrand de Jouvenel, la démocratie politique est d’autant plus d’essence totalitaire que, dans les cercles dirigeants de la société moderne, démocratique, s’exerce une vaste complicité en faveur de l’extension indéfinie du Pouvoir. Sous l’Ancien Régime, en effet, un esprit libre n’avait de cesse de dénoncer le moindre empiètement du Pouvoir.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui, bien au contraire. Car toute personne exerçant une influence, et aspirant à détenir une parcelle de pouvoir politique, ne voudra jamais prendre le risque de limiter ses moyens d’action futurs. À présent que tous sont prétendants à l’exercice du Pouvoir, un accord tacite lie tous les hommes ambitieux, de quelque bord politique qu’ils soient, pour ne pas diminuer une position à laquelle ils espèrent tous parvenir un jour. On ne paralyse pas une machine dont on souhaite user à son tour…
Et l’auteur de conclure : « La démocratie, telle que nous l’avons pratiquée, centralisatrice, réglementeuse et absolutiste, apparaît donc comme la période d’incubation de la tyrannie » (p.36)
Le monde moderne n’a pas su préserver ou reconstituer l’harmonie infiniment fragile et délicate des sociétés civilisées. Faute d’avoir su relever ce défi, l’homme contemporain est revenu au mode de cohésion qui est celui de la tribu primitive.
Au sein de réflexes conditionnés communs, élargis à l’ensemble de la société, s’élaborent des totems et des tabous qu’il est impératif de respecter, faute de quoi on est traité en ennemi irréductible. Une sorte de totalitarisme mou, mais néanmoins infiniment agissant, broyant impitoyablement toute aspiration à la véritable liberté, qui est toujours d’essence aristocratique. La masse du peuple en effet préfère à la liberté la sécurité. Et c’est bien ce qu’elle attend d’un Pouvoir démesurément grossi, grossi aux dimensions d’un monstre qui dévore l’individu et ne laisse rien subsister de l’autonomie de ce dernier.
Le principal reproche adressé à Bertrand de Jouvenel tient à ses convictions élitistes. En effet, il partage avec d’autres éminents représentants de sa génération (Simone Weil notamment) ou proches de lui dans le temps (Léon Bloy, Georges Bernanos) une sorte de nostalgie des sociétés aristocratiques. Convictions qui ont parfois été mal comprises, tout comme sa profession de foi selon laquelle la démocratie de masse est d’essence totalitaire, et l’ont fait passer pour un adepte du fascisme.
Son attitude dans ce domaine a en effet pu prêter à confusion, et dans las années 1930 il sera violemment anti-parlementariste. Il sera également inquiété à la fin du second conflit mondial par les fameux « comités d’épuration ». En fait on ne pourra strictement rien lui reprocher de concret, si ce n’est d’avoir des idées qui, c’est le moins que l’on puisse dire, n’étaient pas dans l’air du temps.
Bertrand de Jouvenel était en fait un humaniste authentique, attaché à une liberté véritable qu’il ne trouvait pas dans la démocratie moderne, dont il considérait qu’elle trahissait l’esprit comme la lettre des Lumières.
Ouvrage recensé– Du Pouvoir, Histoire naturelle de sa croissance, Genève, Le Cheval ailé, 1945.
Ouvrages du même auteur– L’Économie dirigée. Le Programme de la nouvelle génération, Paris, Librairie Valois, 1928.– Vers les États-Unis d’Europe, Paris, Librairie Valois, 1930.– La Crise du capitalisme américain, Paris, Gallimard, 1933.– Le Réveil de l’Europe, Paris, Gallimard, 1938.