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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bertrand Russell
Dans cet essai publié en 1938, Russell décortique ce concept équivoque qu'est le pouvoir, mais, à ses yeux, fondamental afin d’analyser « la dynamique sociale » . L’intérêt pour ce thème du pouvoir et le traitement qui lui est réservé se comprennent au regard du contexte de l’entre-deux-guerres. Dans cette optique plus politique, le livre est une réflexion sur les types d’exercice et les formes du pouvoir en même temps qu’une défense de la démocratie libérale à l’encontre des totalitarismes émergents.
Dans la mesure où la notion de pouvoir est toujours équivoque en sciences sociales, Russell est contraint de spécifier les contours de son objet d’étude. Pour ce faire, il répond à deux problématiques distinctes mais interdépendantes.
La première est d’ordre analytique. Il déconstruit le concept de pouvoir en établissant des distinctions entre différents types – traditionnel, nu, révolutionnaire – et différentes formes – économique, militaire, sur l’opinion - de pouvoir.
La seconde est d’ordre historique. Il s’agit, au prisme des distinctions analytiques qu’il a établis, d’appréhender l’évolution non seulement passée mais aussi contemporaine des manifestations du pouvoir dans les sociétés occidentales.
Russell affirme que le pouvoir est un produit de la vie en société, dans la mesure où le collectif produit toujours de la hiérarchie. Il définit le pouvoir de manière succincte comme « la production d’effets voulus », soit la capacité d’un individu à satisfaire ses désirs . Si la pulsion du pouvoir est universelle, la distribution de ce dernier n’en demeure pas moins inégalitaire. La société et les organisations sont composées de meneurs et de suiveurs. Analytiquement, il distingue d’abord trois pouvoirs : la force physique, l’incitation et l’influence exercée sur l’opinion.
Historiquement, les deux catégories détentrices du pouvoir, que l’on retrouve dans toutes les sociétés, ont été les prêtres – disposant d’un pouvoir essentiellement spirituel – et les rois – disposant d’un pouvoir essentiellement temporel. Russell illustre cette thèse en retraçant succinctement l’histoire de l’Église catholique et de la royauté ainsi que les rapports entre ces deux institutions. La Renaissance constitue un moment charnière en Occident dans la mesure où l’État monarchique assoit sa domination sur les féodalités d’une part et sur l’Église d’autre part.
Cette dernière perd le monopole de l’instruction et, par voie de conséquence, son exercice privilégié du pouvoir sur l’opinion. Les pouvoirs de la monarchie et de l’Église s’éclipsent toutefois progressivement dans les sociétés modernes au profit de ce que Russell nomme « le commerce » et « le nationalisme ». La bourgeoisie émergente a soutenu les régimes démocratiques – notamment en Angleterre puis en France.
Mais les victoires récentes du nationalisme sur le commerce en Allemagne et en Italie marquent toutefois la fin d’une époque : celle du libéralisme du XIXe siècle. La fusion à l’œuvre, dans les mains de l’État moderne, du pouvoir politique et économique génère à cet égard des problèmes qu’il juge inédits.
Russell distingue trois types de pouvoir en fonction du rapport psychologique que les individus entretiennent avec ce dernier. Il existe tout d’abord le « pouvoir traditionnel ». Il tire sa force du respect qu’il suscite chez les individus, lequel se fonde notamment sur la coutume. Lorsque ce respect est amené à disparaître, autrement dit que le pouvoir en place est contesté, il apparaît généralement un second type : « le pouvoir nu ».
Ce dernier n’est fondé ni sur la tradition ni sur l’assentiment. Il obtient l’obéissance des individus par la force et la peur qu’il suscite. Russell précise toutefois que ce type de pouvoir est nécessairement éphémère : soit il se stabilise en un pouvoir traditionnel, soit il est vaincu militairement ou économiquement par des concurrents étrangers. Alexandre le Grand et Cesare Borgia – le prince de Machiavel – sont des incarnations historiques de ce pouvoir nu.
Parce qu’il se construit grâce aux conquêtes militaires et dépend incidemment des guerres entreprises, Russell estime le « pouvoir nu » plus pernicieux. Il distingue enfin un troisième type de pouvoir, qu’il nomme « révolutionnaire ». Il vise à substituer une nouvelle croyance aux dépens de la croyance établie sur laquelle se fonde le pouvoir traditionnel. L’émergence du christianisme, la Réforme, la Révolution française et la Révolution russe socialiste sont autant d’exemples de pouvoirs révolutionnaires ayant triomphé. Russell précise toutefois qu’un pouvoir révolutionnaire triomphant risque toujours, après sa victoire, de dégénérer en pouvoir nu afin de se maintenir. À terme, soit il se stabilise pour finalement prendre les caractéristiques d’un nouveau pouvoir traditionnel, soit il est amené à disparaître confronté à la force d’un autre pouvoir nu ou d’un pouvoir révolutionnaire concurrent.
Au cours de son exposé, et en traitant de la dynamique du rapport psychologique que les individus entretiennent au pouvoir, Russell suggère finalement l’existence de fluctuations du pouvoir dont les trois types apparaissent comme autant de phases distinctes.
Si Russell, en traitant des différents types de pouvoir, insiste sur l’importance du pouvoir militaire dans le champ politique, il étudie en détail deux autres formes du pouvoir : le pouvoir économique et la propagande.
S’il repose nécessairement sur le droit, qui garantit la propriété, et la morale publique, qui condamne le vol, Russell estime que le pouvoir économique est toujours susceptible d’acquérir une indépendance. Dès lors que la richesse confère une capacité de contrôle du pouvoir militaire et de l’opinion publique, la démocratie dérive en ploutocratie. Mais l’opinion publique est en même temps susceptible de limiter les abus dans l’exercice du pouvoir économique.
Le pouvoir de l’opinion, la propagande donc, peut également être nécessaire afin de soutenir un pouvoir militaire – comme l’illustre l’entretien actif du patriotisme au cours de la Grande Guerre de 14/18. L’objectif de Russell est de montrer que ces trois pouvoirs sont toujours susceptibles de se renforcer mutuellement.
Or, en bon héritier des philosophes libéraux du XIXe siècle, il déplore la fusion généralisée en cours de ces trois pouvoirs dans les mains des États. Seul un équilibre entre le pouvoir de contrôler l’opinion, le pouvoir militaire et le pouvoir économique permet d’éviter qu’une société ne devienne totalitaire.
Russell définit une organisation comme « un ensemble d’individus qui sont regroupés en vue de mener à bien des activités orientées vers des objectifs communs » . En tant que telle, une organisation est un véhicule du pouvoir en même temps qu’un collectif à l’intérieur duquel existent des rapports inégalitaires de pouvoir. Ainsi, l’individu parvient à réaliser une partie de ses désirs grâce à l’organisation tout en perdant de son indépendance. Pour comprendre une organisation, il faut se concentrer sur l’étude de cinq de ses caractéristiques : son but, sa taille, le pouvoir exercé sur ses membres, le pouvoir exercé sur l’extérieur et la forme de son gouvernement.
Aux yeux de Russell, l’État représente l’organisation par excellence. C’est donc sur cet objet d’étude particulier qu’il applique sa méthode générale d’analyse des organisations. Il propose une typologie relativement classique des formes de gouvernements politiques, passant en revue les avantages et les inconvénients de la monarchie, de l’oligarchie, de la théocratie et de la démocratie.
Si cette dernière génère une lenteur dans l’action, elle demeure le régime préférable dans la mesure où elle protège des révolutions brutales qui, toujours, génèrent un « pouvoir nu » et la guerre civile. Il précise toutefois que la démocratie, en raison des libertés qu’elle garantit, est nécessairement un phénomène instable tant qu’elle ne parvient pas à devenir un pouvoir traditionnel. C’est en tout cas la lecture qu’il fait de l’avènement au pouvoir de figures telles que Cromwell, Napoléon et Hitler.
Analysant le déclin présent de la démocratie libérale et ses multiples causes, il insiste sur son incapacité à contrôler les organisations économiques. « Tant la démocratie à l'ancienne mode que le marxisme à la mode nouvelle ont cherché à dompter le pouvoir. La première a échoué parce qu'elle se limitait au politique, le second parce qu'il se limitait à l'économique. Tant que l'on ne combinera pas les deux domaines, on n’arrivera pas même à un semblant de solution ».
Russell attache un grand intérêt au phénomène des rapports de pouvoir économique au sein de la grande entreprise. Mais il considère aussi la grande entreprise en tant que support d’un pouvoir inouï s’exerçant sur l’ensemble de la sphère sociale.
Traitant des formes de gouvernement des grandes organisations économiques, il n’hésite pas à comparer les actionnaires à des citoyens et les employés à des esclaves. « Dans une entreprise industrielle capitaliste, le pouvoir peut se répartir entre les investisseurs sur un mode monarchique, oligarchique ou démocratique, mais les employés, à moins d’être eux-mêmes des investisseurs, n’y ont aucune part et l’on considère qu’ils ne sauraient aucunement y prétendre, pas plus que les esclaves de l’Antiquité selon l’opinion de l’époque » .
Rejetant les déclarations où les dirigeants de grandes entreprises affirment agir dans l’intérêt général, alors que leur but serait essentiellement de générer des profits, il considère que cette rhétorique de l’intérêt général illustre la tendance moderne à la « fusion de la politique et de l’économie ». Il craint que l’État, qui devrait idéalement se préoccuper de l’intérêt des citoyens, soit soumis aux intérêts privés.
La nationalisation des grandes entreprises lui apparaît toutefois comme une solution viable pour limiter leur pouvoir à l’unique condition que le régime politique soit démocratique. Le socialisme d’État qui a émergé en URSS ne constitue qu’une autre modalité de la fusion des pouvoirs politique et économique qu’il déplore.
Au XIXe siècle, la méthode privilégiée pour limiter le pouvoir était la concurrence. Mais pour Russell, contrairement à certains économistes, la concurrence économique s’autodétruirait nécessairement en conduisant à la formation de monopoles. Elle ne peut être maintenue qu’artificiellement, c’est-à-dire par l’intervention de l’État.
Quant à la concurrence entre pays, elle est à l’origine des guerres. Critique du nationalisme et éminemment pessimiste, Russell affirme que « la principale activité » de l’État-nation est in fine « de préparer l’hécatombe », anticipant le prochain conflit. Enfin, la concurrence des propagandes était garantie par la liberté d’expression, mais cette dernière est réduite en raison de la « concurrence entre États armés », laquelle est stimulée par les grandes entreprises du secteur de l’armement. Préoccupé par la répétition des guerres entre États, Russell évoque à plusieurs reprises, une posture récurrente à l’époque, la création d’un État mondial. Il considère que c’est une éventualité réalisable en raison des progrès des moyens de communication et de transport et crédible à condition que se développe une croyance capable de transcender les nationalismes.
Il affirme même qu’« abolir la souveraineté nationale ainsi que les armées nationales » et « instaurer un gouvernement international unique ayant le monopole de la force armée » est « la seule façon » de mettre fin aux guerres et de faire comprendre « que les devoirs moraux ne sont pas limités à une fraction de la race humaine » . Si cette préconisation de Russell se comprend parfaitement, elle ne manque pas d’étonner le lecteur dans la mesure où un tel État mondial serait susceptible d’entraîner une fusion du pouvoir politique et du pouvoir économique sur une échelle jusqu’alors inconnue.
Bien sûr, on peut rêver d’un État mondial indépendant et démocratique. Mais il avait lui-même souligné précédemment que plus une démocratie est de grande taille, plus elle est sujette à la lenteur bureaucratique et se trouve incapable de tenir compte des besoins locaux. Il estimait également qu’un gouvernement est d’autant moins oppressif que les individus qui composent une société témoignent d’une certaine homogénéité.
Dans les derniers chapitres de l’ouvrage, Russell discute de ce qu’il nomme les « philosophies du pouvoir » et de leurs conceptions de l’éthique. Il rejette ce qu’il considère être l’aristocratisme de Nietzsche, où la légitimité du pouvoir est fondé sur l’idée de supériorité de quelques-uns. Il rejette le nationalisme de Fichte, où la légitimité du pouvoir est fondée sur l’idée de supériorité d’une race et d’une culture. Enfin, il rejette le conséquentialisme des philosophies utilitaristes, où la légitimité du pouvoir réside dans les conséquences que permet de faire advenir son exercice.
À ce sujet, Russel s’oppose également à un certain éloge du « pouvoir nu » de la part de Machiavel, rappelant que des moyens nocifs finiront toujours par entacher les fins qu’ils étaient censés servir. Pour autant, Russell n’est pas un anarchiste. Le pouvoir étant un fait de la vie en société, il est vain d’appeler à sa disparition ou de renoncer à son exercice. Il doit en revanche être considéré en tant que moyen et non en tant que fin.
Cet ouvrage est le témoignage de la fécondité d’une approche qui combinent les dimensions analytiques et historiques des sciences sociales pour comprendre l’évolution des sociétés.
Pour cette raison, il continue d’être une référence dans les travaux portant sur cette notion. Considéré dans son contexte de publication, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, il constitue un témoignage lucide, bien que parfois teinté d’idéalisme, sur le futur proche des États-nations occidentaux. Il est à cet égard un document historique permettant d’avoir un aperçu de l’esprit du temps au sein d’une certaine intelligentsia britannique.
Cet essai témoigne de plusieurs qualités. Russell traite conjointement des dimensions politiques, économiques et culturelles du phénomène ; il propose une grille d’étude des organisations ; il recourt à des analyses dynamiques et systémiques ; il propose une vision d’ensemble des sociétés modernes qu’il conjugue à des jugements normatifs explicites. Une des faiblesses les plus criantes du livre, comme le lui fit remarquer Frank Knight, réside dans son traitement cavalier de la question des rapports de pouvoir dans la sphère économique.
On peut également déplorer un manque de précision dans la définition des termes corollaires à celui de pouvoir, tels que contrôle, influence ou encore autorité.
Ouvrage recensé– Le Pouvoir, Paris, Syllepse, 2003.
Du même auteur – Écrits de logique philosophique, Paris, PUF, 1989.– Problèmes de philosophie, Paris, Payot, 1989.– Science et religion, Paris, Folio, 1990.– Éloge de l'oisiveté, Paris, Allia, 2002.– L'autorité et l'individu, Québec, Presses Université Laval, 2005.– Écrits sur l'éducation, Montréal, Écosociété, 2019.