Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Boris Cyrulnik
Pour Boris Cyrulnik, il n’y a rien de mieux que d’observer les animaux pour en connaître plus sur la nature humaine. C’est ce qu’illustre cet ouvrage. De la vie en communauté des souris au rire et au langage du chimpanzé, la faune qui nous entoure est un merveilleux tremplin pour s’adonner à une réflexion sur l’homme. Où est la frontière entre humanité et animalité ? Il se pourrait bien qu’on ne le sache plus trop après avoir lu ce livre.
Si différents et si semblables à bien des égards, l’homme et l’animal sont les figures centrales du livre de Boris Cyrulnik, Mémoire de singe et paroles d’homme, paru en 1983.
Passionné d’éthologie, pratique qui consiste à observer les êtres vivants dans leur milieu, l’auteur dévoile les mystères de la nature humaine dans un face-à-face constant entre ces deux espèces qu’on oppose depuis la nuit des temps. Des mécanismes biologiques aux relations sociales et à la vie psychique, il passe en revue une multitude d’anecdotes qui viennent illustrer de façon concrète ses théories.
Quels sont les impératifs physiologiques qui pèsent sur les êtres vivants ? L’homme possède-t-il une part d’animalité en lui ? L’animal est-il, comme nous, sujet à des désordres psychiques ? Boris Cyrulnik explore toutes les strates du vivant pour nous apporter ses réponses et celles de nombreux autres spécialistes.
Tout être vivant se caractérise par un équipement chromosomique qui lui est propre. Cette particularité génétique le dote de facultés correspondant aux besoins de son espèce. Ainsi, son système neurophysiologique lui permet d’accéder aux stimuli sensoriels qui lui sont indispensables pour évoluer dans son environnement. Par exemple, la chauve-souris est hypersensible aux ultrasons, alors que l’abeille perçoit les couleurs plutôt que les mouvements.
On parle alors de stimulus préférentiel, c’est-à-dire que le code génétique prédétermine le type d’information nécessaire au mode de vie de chaque espèce et lui confère des aptitudes fonctionnelles individuelles. Cette particularité est aussi identifiable chez l’homme : le nouveau-né effectue des mouvements oculaires dès sa naissance bien que sa maturation visuelle ne soit pas encore acquise. Ce n’est qu’au fil des semaines et des mois que cette fonction innée atteindra son plein potentiel. Le nourrisson dispose donc d’une faculté perfectible qui lui permettra d’entrer ultérieurement en contact avec son entourage.
Ce que l’on sait moins, c’est qu’il existe aussi une hérédité psychologique. Certains comportements et tempéraments sont en effet transmissibles par les gènes. En attestent les croisements réalisés entre des chiens au caractère paisible et d’autres manifestant une anxiété auditive élevée. Les chiots nés de ces unions présentent tous une grande émotivité liée au bruit. L’être humain est aussi soumis à ces lois génétiques concernant l’hérédité psychologique. Les enfants abandonnés manifestent des conduites identiques à celles de leurs parents biologiques, alors même qu’ils ne les ont jamais rencontrés. Somnambulisme, irritabilité, instabilité relationnelle font partie des prédispositions psychologiques héritées de leurs ascendants.
Il est d’ailleurs à noter que cette influence chromosomique sur le tempérament est présente dans certaines pathologies génétiques. Les personnes trisomiques ont une prédominance pour la gentillesse, tandis que la dépigmentation des poils des albinos s’accompagne de spécificités comportementales, comme la difficulté à s’orienter dans l’espace. Il va de soi que pour toutes les espèces, cette programmation génétique ne fige pas chaque individu dans un destin tout tracé et qu’elle peut évoluer sous l’effet du contexte environnemental et culturel.
L’identité d’un être vivant se forge dès les premiers instants de son existence, notamment à travers l’attachement maternel. Ce lien se tisse au cours de cette période dite sensible, c’est-à-dire un moment où le petit est particulièrement réceptif à certaines informations émises par sa mère. On parle alors d’empreinte pour désigner cette phase d’imprégnation. Ces signaux sensoriels ou affectifs lui permettent de s’identifier à sa mère et à son espèce. Lors de la période sensible, un caneton s’attache ainsi de façon définitive à tout objet d’empreinte qui se présente à lui, qu’il s’agisse d’une cane ou d’un homme. Cela conditionne l’ensemble de ses comportements futurs.
Pour l’être humain, cette imprégnation est en partie d’ordre olfactif : mère et enfant sont capables de se reconnaître grâce à leur odeur corporelle respective.
Toutefois, chez les hommes comme chez de nombreuses espèces animales, l’affection joue un rôle primordial dans l’ébauche et l’épanouissement de cette relation. Ce paramètre est d’ailleurs si fondamental dans la construction de l’individu qu’en cas de manque affectif, les répercussions peuvent être déplorables du point de vue du développement psychique et physique de l’enfant. L’absence d’affection ou l’abandon peuvent engendrer une maigreur et une moindre résistance aux maladies. Certains enfants souffrent d’une dépression anaclitique, c’est-à-dire qu’ils se figent dans un état d’apathie rappelant certaines maladies mentales.
D’autres développent une instabilité émotionnelle et une « boulimie » affective qui perturbent leurs relations sociales, tout comme on peut aussi le voir chez les primates en mal d’affection. Cette privation provoque aussi des troubles psychologiques à plus long terme, qui se manifestent à l’âge adulte sous forme de névroses.
L’accès à la conscience de soi est certainement l’une des étapes majeures de la construction de l’identité. Le stade du miroir, notion développée notamment par le psychanalyste Jacques Lacan, en est l’un des principaux indices : il s’agit du moment où l’enfant est capable de se reconnaître dans le reflet qu’il voit dans un miroir. Néanmoins, Boris Cyrulnik considère que la formule est inappropriée et préfère parler d’« une lente construction » (p. 155) de la conscience de soi qui s’effectue sur plusieurs mois.
Pour lui, cette élaboration de l’identité passe également par l’identification à ses semblables. Celle-ci se réalise à deux niveaux distincts, mais complémentaires : le « miroir horizontal » composé des enfants de même âge, même sexe et même origine socio-ethnique, qui reflètent l’identité présente ; le « miroir vertical » constitué des adultes, ainsi que de leur savoir culturel et social qui forgera l’identité future de l’individu.
Pour la plupart des espèces, le groupe a une fonction protectrice. Il repose sur l’uniformisation des comportements pour créer une cohésion solide entre les individus. C’est ainsi que dans les sociétés humaines, les tenues vestimentaires respectent des codes propres à chaque culture ou que l’on se conforme à des rituels de politesse bien définis pour entrer en contact avec l’autre. Les animaux sont aussi soumis à ce type de comportements : les antilopes, par exemple, opèrent un balancement de la queue qui hypnotise leurs congénères et les incite à les suivre pour rester ensemble.
Le groupe a donc une fonction apaisante dans la mesure où il évite l’isolement qui représente un danger potentiel pour l’animal. Cependant, cette tendance à l’uniformisation a des effets délétères chez les êtres humains. Pour Boris Cyrulnik, elle constitue un facteur d’intolérance et favorise le rejet des personnes différentes ou aspirant à exprimer leur individualité.
La communication est le ciment de cette vie en groupe. Si le langage articulé nous caractérise, force est de constater que nous utilisons aussi un langage corporel qui associe la gestuelle et diverses informations sensorielles. Cette communication non verbale nous influence de façon souvent inconsciente. Les expressions faciales jouent un rôle prépondérant dans l’établissement des relations, tout comme chez les animaux où le regard permet de traduire sa dominance dans un groupe. Des études ont par ailleurs mis en lumière l’existence d’un langage corporel commun à toutes les cultures qui serait de l’ordre de l’inné.Les interactions au sein d’un groupe reposent en outre sur une gestion spatiale spécifique.
Nous établissons toujours une distance physique avec notre interlocuteur : nous faisons en sorte de n’être pas trop éloigné, ce qui pourrait entraver le dialogue, ni trop proche ce qui pourrait conduire à une interprétation erronée de nos intentions. Cet espace est souvent codifié par la culture d’une population et peut donc varier d’un pays à un autre. Cette importance des comportements spatiaux est parfaitement illustrée par les animaux qui adoptent la stratégie du « homing », c’est-à-dire qu’ils se replient dans leur nid ou leur terrier pour se ressourcer ou se reposer.
Les patients dépressifs manifestent souvent ce repli sur soi apaisant et réparateur : lorsque leur état se dégrade, ils limitent leurs déplacements dans l’espace en les concentrant autour de leur chambre.
La survie des espèces est assurée par la sexualité. Dans le milieu animal, les phases de copulation correspondent aux périodes de fécondité des femelles. En cas de surpopulation, un étonnant mécanisme biologique rend celles-ci infécondes pour rééquilibrer la composition du groupe. Chez les primates, les femelles donnent la faveur au mâle dominant, plus fort que les autres, qui assure ainsi sa descendance et la survie de l’espèce par la naissance de petits aussi robustes que lui.
L’espèce humaine, quant à elle, n’est pas seulement mue par des stimuli sensoriels. La rencontre amoureuse est bien plus complexe que cela puisqu’elle obéit à des critères de compatibilité qui sont fonction du profil de chaque individu : niveau social, proximité géographique, caractère…
Elle est également conditionnée par les pratiques culturelles et sociales en vigueur. Pour être harmonieux, les couples doivent fonctionner sur le principe de l’homéostasie, c’est-à-dire que « chaque partenaire doit servir de stimulus à l’autre » (p. 245) afin de garantir l’épanouissement de chacun.
Boris Cyrulnik note que le viol et l’inceste sont des pratiques inexistantes à l’état naturel et sont uniquement le fait des sociétés humaines. Les conduites incestueuses sont en effet évitées par la « conjonction de forces hormonales, comportementales et sociales qui travaillent à favoriser le détachement » (p. 206).
Ainsi, la détérioration des relations entre les parents et les jeunes en âge de procréer contribue à les éloigner ou les exclure du groupe selon les espèces. Chez certains primates, le lien de filiation ou l’attachement affectif inhibe d’emblée l’apparition des pulsions sexuelles pour les individus géniteurs. Lorsque l’inceste apparaît donc chez les animaux, l’homme n’y est finalement pas étranger. C’est en modifiant l’équilibre écologique qui garantit des relations saines entre les individus qu’il bouleverse le bon fonctionnement d’un groupe.
La vie en captivité ou la domestication en sont d’excellents exemples. Il en est de même pour l’être humain. Les comportements incestueux interviennent dans des familles où les relations sont dénaturées, car dépourvues de dimension affective.
Les pressions écologiques qui s’exercent sur les êtres vivants peuvent avoir des conséquences biologiques et psychiques étonnantes sur les animaux autant que sur les hommes. Lorsqu’on extrait un sujet de son milieu pour le placer dans un autre, on constate que son métabolisme se modifie au gré des conditions que lui impose son nouvel environnement. Il suffit d’introduire ou de supprimer l’une des composantes chimiques de son milieu pour voir la graisse jaune d’un lapin devenir blanche ou les yeux clairs de la mouche drosophile devenir sombres.
Plus étrange encore : le fait de faire cohabiter deux vers de mer femelles dans un même bac conduit l’un des deux à sécréter une substance qui va transformer l’autre en mâle ! À la différence des animaux, l’homme a la capacité de modifier son propre milieu pour l’adapter à ses besoins en aménageant son territoire et en construisant des infrastructures. Malgré ses prouesses techniques, il n’en est pas moins soumis aux variations écologiques. L’auteur note qu’à chaque période d’équinoxe, les accès de psychose maniaco-dépressive se multiplient de façon notable.
Si l’environnement a une incidence d’un point de vue biologique et psychologique, il influe également sur les structures et interactions sociales. Un simple objet peut créer la discorde dans un groupe parfaitement harmonieux ou susciter le perfectionnement d’un comportement. Par exemple, la mésange londonienne a su développer et enseigner à ses petits une compétence inédite, celle d’ouvrir les bouteilles de lait livrées sur le seuil des maisons. Certains spécialistes ont expérimenté sur des primates le pouvoir de l’argent en leur fournissant des jetons donnant droit à des récompenses plus ou moins importantes. Les rapports de force se sont inversés dès lors qu’ils ont attribué à un singe dominé les jetons ayant la plus grande valeur.
Cette déconstruction sociale et culturelle a aussi été observée chez certaines populations humaines comme les Esquimaux. En venant s’installer sur leur territoire, les Américains ont bouleversé le système de valeurs en place, fondé sur le courage et la force. De nouvelles valeurs sont apparues, privilégiant les compétences intellectuelles. Cette mutation sociale a dénaturé en profondeur la culture de ce peuple.
L’homme, un animal comme les autres ? Il se pourrait bien que ce soit la leçon à tirer de ce livre. Il faut dire que la ressemblance est troublante à bien des égards. Et comme le souligne l’auteur, c’est bien là que le bât blesse. Que penser de notre façon de traiter les animaux que nous considérons souvent comme des marchandises ou des objets ?
Cet ouvrage nous questionne inévitablement sur notre rapport à l’animal et sur le sort que nous lui réservons dans notre société. La conclusion est peut-être simplement à tirer de ces chimpanzés à qui le psychologue Gordon Gallup a demandé de classer des photos d’hommes et d’animaux en deux groupes, ces derniers plaçant leur propre image dans la catégorie des humains.
Au fil des siècles, le statut de l’animal a oscillé au gré des préjugés culturels ou des recherches scientifiques. Aujourd’hui, on est évidemment loin du Moyen Âge où l’on intentait des procès contre les animaux. On a aussi dépassé les théories de René Descartes faisant de l’animal une machine dénuée d’émotions. À l’opposé de ces extrêmes, Charles Darwin développe au XIXe siècle la notion d’évolutionnisme, tandis qu’au siècle suivant, des éthologues comme Konrad Lorenz affirment que l’animal est pourvu d’aptitudes morales, telles que le sentiment de culpabilité. Le fossé entre humanité et animalité tend à se réduire comme peau de chagrin.
Aujourd’hui, la nature sensible des animaux est une donnée parfaitement reconnue et soutenue par Boris Cyrulnik et d’autres experts, tels que les biologistes Georges Chapouthier et Jean-Claude Nouët. Elle est à l’origine de mouvements de pensée prônant le droit des animaux à être protégés et respectés. L'antispécisme, par exemple, défend l’idée que l’espèce à laquelle appartient un être vivant ne peut en aucune façon justifier les maltraitances qu’on lui inflige.
Ouvrage recensé
– Mémoire de singe et paroles d’homme, Paris, Éditions Fayard, coll. « Pluriel », 2010.
Du même auteur
– Sous le signe du lien, Paris, Éditions Fayard, Coll. « Pluriel », 2010.– Les Nourritures affectives, Paris, éditions Odile Jacob, 1993.– L'Homme, la Science et la Société, Paris, éditions de l'Aube, 2003.– Parler d'amour au bord du gouffre, Paris, éditions Odile Jacob, 2004.– Résilience. Connaissances de base, Paris, Éditions Odile Jacob, 2012.– Sauve-toi, la vie t'appelle, Paris, éditions Odile Jacob, 2012.
Autres pistes
– Thierry Auffret Van der Kemp, « Sensibilités à la sensibilité des animaux en France », Revue québécoise de droit international, vol. 24-1, 2011, p. 217-236.– Erving Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1974.– Proust Joëlle, Les animaux pensent-ils ?, Paris, Éditions Bayard, 2010.– J.A.L Singh et R.M. Zingg , L’Homme en friche : de l’enfant-loup à Kaspar Hauser, Bruxelles, Éditions Complexe, 1980.