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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Le Quartier de la mort

de Bruce Jackson et Diane Christian

récension rédigée parArmand GraboisDEA d’Histoire (Paris-Diderot). Professeur d’histoire-géographie

Synopsis

Société

État du Texas, couloir des condamnés à mort. Les prisonniers y attendent, des années durant, l’heure fatale. Ils tapent, hurlent et pensent, enfermés dans d’étroites cellules. On ne saurait rien d’eux si Bruce Jackson et Diane Christian n’étaient allés y recueillir leurs témoignages pour en faire le présent livre. Lequel dépasse de loin le cadre de son sujet. Car, ici, tout parle de l’humaine condition, livrée à la mort ; et de notre temps, où la solitude cerne de toutes parts l’individu enchaîné par la télévision, le spectacle et le sexe.

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1. Introduction

Le Quartier de la mort est un livre dur, mais sa lecture est saine. Les auteurs ne font pas mystère de leur conviction : ils l’exposent, sans faux-semblants, dans un brillant post-scriptum. Ils sont fermement opposés à la peine de mort. Mais ce parti-pris ne vient nullement obscurcir le propos, bien au contraire.

Pleins d’empathie pour les prisonniers de Death Row, ils ne se livrent à aucun pathos, à aucune mise en scène. La réalité, atroce, d’un enfermement indéfini qui n’a pour perspective que la mort, leur suffit bien. Il ne leur échoit que de poser les bonnes questions et d’ordonner les témoignages dans un ordre convenable, en s’efforçant, ce qui est remarquable, de ne jamais cacher les contradictions, parfois flagrantes, qui apparaissent entre les diverses déclarations des détenus et des geôliers.

Tout y passe, donc, dans ce livre. Acculés par le destin à sans cesse regarder la mort en face, les prisonniers du Quartier font preuve d’une maturité et d’une lucidité aussi étonnantes que la stupidité et l’horreur des crimes pour lesquels ils ont été enfermés. Certains s’accrochent à la religion ; ils montent à des hauteurs pascaliennes. D’autres passent leur temps à décortiquer les articles de loi ; ils deviennent d’excellents juristes. Comme si la conscience de la mort donnait la grâce de l’intelligence. Ils n’ont que cela à faire : s’ennuyer, ou réfléchir.

D’autres sombrent dans la mesquinerie, les débauches, le lucre, la violence, l’enfermement télévisuel ; certains demeurent prostrés, comme happés par le néant. On voit à Death Row des sommets d’espérance, des gouffres de désespoir. Comme un avant-goût du Jugement dernier, dans la cave de Satan.

2. Effroyables geôles

Matériellement parlant, le Quartier de la mort est un long couloir bordé de petites cellules où la lumière du jour ne parvient que faiblement, par des fentes étroites. La fenêtre sur le monde, elle se trouve dans le couloir, accrochée en plusieurs exemplaires aux murs : c’est la télévision, reine du lieu. « Ce qui se passe en ce moment, affirme un détenu, c’est qu’ils nous cuisinent au niveau psychologique. Ils utilisent la télé, le courrier, les médicaments, pour faire des expériences sur nous. Ils veulent transformer cette prison en un centre d’expérimentation psychologique, pour étudier les capacités mentales humaines. » (p. 280)

Surveillés en permanence par une institution dont ils savent qu’elle ne compte pas les relâcher avant de les avoir mis à mort, beaucoup de détenus sombrent dans la paranoïa. Ils sont persuadés que les médecins refusent sciemment de les soigner, leurs avocats de leur répondre, que les surveillants ouvrent leurs lettres, surtout quand ils en ont peu : le courrier, c’est leur seule attache au monde des vivants, et ils ne peuvent donc supporter son absence ou sa raréfaction.

Tournant en rond dans quelques mètres carrés, sans lumière naturelle mais sans cesse éclairés, même la nuit, par des ampoules électriques, les hommes s’atrophient.

3. Une vie frelatée

La nourriture, qu’on leur transmet, tiède, entre les barreaux de la cellule, ils l’avalent sans passion, mais entièrement. Elle est monotone ; elle n’est pas bonne ; peu importe, ils la mangent et en redemandent. Dès qu’ils sortent, une fois par jour, pour une courte détente en salle commune, ils se procurent des suppléments : c’est leur seul plaisir. Alors ils empâtent et grossissent. Ils se déforment. Il leur faut des médecins, à ces hommes, jeunes pour la plupart. Ils réclament des médicaments. Mais le médecin ne passe qu’une fois par jour, au pas de course : il n’a pas le temps. D’autres malades plus sérieux l’attendent.

À part la nourriture, quel plaisir peuvent goûter ces hommes ? Certains piègent des araignées dans des pots, leur donnent à manger, et les regardent vivre, puis mourir. D’autres sont happés par la télévision, qui déverse son fastueux néant du matin jusqu’au soir.

Ce sont ceux qui braillent le plus fort qui imposent leur loi aux autres, aux intellectuels de la prison. Les attardés mentaux réclament et obtiennent les feuilletons les plus idiots, les émissions les plus indigentes. Pneus qui crissent et filles qui gloussent. « Quand il y a une émission de cul, tu peux être sûr qu’on y a droit. S’ils ont le malheur de passer un programme culturel ou un autre truc un peu intéressant, tu as des gars qui poussent des hurlements, jusqu’à ce que le gardien remette les petits feuilletons débiles. » (pp. 171-172).

Résultat : les détenus se retrouvent dans un état de tension sexuelle permanente, qui offre comme le concentré de ce que l’on peut observer dans le monde extérieur. Or, cette tension cherche à se libérer. Par conséquent, un certain nombre de détenus en viennent à se masturber de façon compulsive et frénétique ; d’autres en arrivent au viol.

4. Système judiciaire

La plupart des détenus reconnaissent la réalité des crimes qu’on les accuse d’avoir commis, mais ils nient radicalement la justesse de la peine qu’on leur inflige. Ces hommes, qui sont traités comme des choses, puisqu’ils ne sont pour l’administration que des cadavres en devenir, cherchent à faire commuer leur condamnation en peine de prison à vie, soit douze ans de réclusion, étant donné les remises de peine.

La plupart des détenus en veulent à leur avocat, ni assez présent, ni assez réactif à leur goût. Mais ils reconnaissent généralement que ce n’est pas entièrement de sa faute. Le système est ainsi fait que les affaires de sans-le-sou comme eux sont attribuées à de pauvres juristes débutants commis d’office, souvent incompétents, mais pas toujours dénués de bonne volonté. Ils en veulent davantage au système judiciaire américain et à la justice de classe qu’il incarne.

Plusieurs fois revient l’exemple du milliardaire Cullen Davis, accusé de plusieurs meurtres ignobles et acquitté par la grâce de l’argent. Il avait pu se payer pour quatre millions de dollars d’experts et d’avocats en tous genres… Eux qui n’ont rien, pas même d’antécédents judiciaires, ils ont été condamnés. Ainsi le voulaient des procureurs désireux d’acquérir cette réputation de sévérité que goûte particulièrement l’électorat texan.

Inversement, les prisonniers de Death Row ont généralement fait une amère expérience du mépris des pauvres hères qu’ils sont par l’institution : « Je le sais bien, dit un juge à l’un des condamnés qui lui prouvait son innocence, mais ça ne veut pas dire que nous n’allons pas vous inculper et vous faire condamner pour meurtre, qu’en pensez-vous ? » (p. 57).

5. Religion

À Death Row, il y a plusieurs possibilités : on peut sombrer dans la folie pure et simple, on peut s’abîmer dans la télévision et la masturbation ; on peut aussi s’en remettre à la religion. La chose est favorisée par la géographie : le Texas se trouve, en effet, dans ce que les Américains appellent la « Bible Belt ».

Ici, on ne rougit pas de tenir des propos mystiques : « Je ne suis pas ici parce que j’ai tué quelqu’un, mais parce que j’ai désobéi à Dieu […]. Quand j’aurai appris la leçon que Dieu veut me donner ici, je partirai, il faudra me relâcher. Voilà la vérité. C’est peut-être difficile pour vous d’admettre ce que je vous dis là, mais c’est vrai […]. Pendant trente-quatre ans, je me suis essayé au mal, j’ai fait le mal […], j’ai fait le pire de ce qui peut être fait : j’ai fait le mac, j’ai mis des filles sur le trottoir, j’ai vendu de la came, j’ai fait du trafic de whisky – tout ce qu’on peut imaginer de plus dégueulasse, je l’ai fait. Et pourtant, d’une certaine façon, je voulais pas le faire. Mais c’était plus fort que moi, il fallait coûte que coûte que je me brûle à ce feu-là » (p. 252). Où l’on retrouve la haute mystique de l’économie du salut : sans péché, point de rémission…

Mais cette religiosité n’est pas du goût des autorités ; on ne favorise pas ce qui pourrait apporter à ces hommes du réconfort, bien au contraire. Pas de service religieux, jamais, pas même à Noël ou à Pâques. Pas de prêtre à qui se confesser. Seulement un aumônier, auquel les confidences ne semblent apporter que de l’embarras : il préfère jouer aux dominos…

6. Justifications de la peine de mort

Pourquoi ? Pourquoi enfermer ces gens entre quatre murs pendant si longtemps – jusqu’à trente ans – alors qu’ils sont condamnés à mort, pour vivre une vie à laquelle on a retiré, et son sens, et son sel ? Pour éviter l’erreur judiciaire, répondent les autorités.

Et il y a bien apparence de raison, tant sont parfois légères les preuves sur lesquelles repose la condamnation . Mais ce n’est là que rhétorique, affirment Christian et Jackson : la vraie raison de ce délai, c’est le besoin pour la société d’évacuer tout sentiment de culpabilité à toutes les étapes du crime collectif. Et ce, non seulement en évacuant frauduleusement l’erreur judiciaire par un surcroît de procédures, mais encore dans le jugement lui-même, et dans l’exécution de la sentence : « Au Texas, le jury ne condamne pas à mort, il se contente de répondre par oui ou par non aux deux questions [concernant la culpabilité et la récidive]. Dans l’affirmative, le juge ordonne automatiquement la condamnation à mort » (p. 52).

Puis, au moment de donner la mort par injection, on demande à trois personnes d’appuyer sur trois boutons, de sorte qu’aucune d’entre elles ne puisse savoir qui était le bourreau. En offrant au condamné toutes les garanties de recours possibles, et donc en le contraignant à subsister des années comme un cadavre pensant, on se paie sur son dos une justification pour le crime que l’on commet. Un comble d’hypocrisie.

Enfin, et ce n’est pas le moindre, le crime collectif que l’on appelle la peine capitale servirait, selon Jackson et Christian, à souder la société : « À nos yeux, la vraie raison de l’adhésion passionnée à la peine capitale est ailleurs : elle a pour fonction symbolique de clore le processus judiciaire. » L’opinion, en effet, est convaincue que « les criminels s’en tirent à bon compte », puisqu’ils sont sans cesse relâchés, alors qu’« une exécution prouve sans conteste que le criminel a été puni comme il le méritait » (p. 394).

7. Conclusion

Totalement invivable, parfaitement impossible, à tel point qu’on se fracasse le crâne pour ne plus sentir la douleur morale, voilà le lieu de suprême inhumanité décrit par Diane Christian et Bruce Jackson. Alors pourquoi ? Voilà le cri poussé par tous ces détenus, cri qu’on n’étouffera pas tant qu’existeront des témoignages comme ceux recueillis ici, cri que l’on veut d’autant plus étouffer que les conditions de détention s’aggravent.

Depuis le déménagement des condamnés à mort du Texas dans une nouvelle prison, où ils ne voient plus du tout les autres détenus et où le ciel leur est cette fois totalement bouché, Diane Christian et Bruce Jackson ne peuvent plus les rencontrer : ils se heurtent au refus constant et obstiné des autorités. Que se passe-t-il derrière ces portes blindées ?

8. Zone critique

En tant qu’enquête sociologique et en tant que témoignage, ce livre est incontestablement une réussite. En outre, on s’aperçoit que l’ultime rebut de la société, s’il est capable de se vautrer dans le néant des plus ignobles dépravations, peut aussi bien souvent s’avérer capable de réflexions dont bien des intellectuels peinent à accoucher.

Cela dit, les auteurs ont un but, dénoncer « un crime infâme : le nôtre ». Pour eux, la peine capitale consistant à ôter la vie à un homme, elle est un meurtre. Ils considèrent les habituelles justifications de la peine de mort comme nulles. Selon eux, comme selon de nombreux détenus, elle n’est pas dissuasive.

Soit, mais il est un point qu’ils n’abordent pas, car la plupart des tenants de la peine de mort font eux-mêmes ici l’impasse : la vengeance, cette vengeance qui échoit, comme l’a parfaitement vu Joseph de Maistre dans ses Soirées , sur la tête des victimes et des parents des victimes, cet insupportable fardeau qui fait que, selon les criminels mêmes interviewés par Jackson et Christian, l’âme d’un homme ne peut avoir de repos tant qu’il n’a pas vengé la mort de son fils. Or seul l’État – et c’est même pour de Maistre sa fonction première – peut prendre sur lui de commettre un meurtre qui sans cela provoquerait un nouveau besoin de vengeance, le sang appelant le sang, en un cycle sans fin menant au chaos.

En somme, Jackson et Christian ont bien raison d’affirmer que « les gens discutent de la peine de mort comme ils discutent de l’avortement : la plupart commence par une conclusion qui est au-delà de la portée de la raison » (p. 423). Mais ils font là du kantisme : il faudrait que tout se réduise aux dimensions de la raison instrumentale. Pour elle, point de doute : l’homme ne peut enlever cette vie qu’il n’a pas donné. Que le crime appelle la vengeance, ce n’est certes pas rationnel. Quel père aura recouvré son fils après en avoir tué l’assassin ? Et pourtant, il n’aura pas de paix que le châtiment ne se soit abattu sur le coupable…

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Le Quartier de la mort, Paris, Plon/CNRS éditions, coll. « Bibliothèque Terre humaine », 2011.

Des mêmes auteurs– Leurs prisons, préf. de Michel Foucault, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », 1975.

Autres pistes– Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.– Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg [Paris, 1821], Paris, éd. de l’Herne, coll. « Carnets », 2016.– Victor Hugo, Le Dernier Jour d’un condamné [Paris, 1832], Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2017.– Fiodor Dostoïevski, L’Idiot [Saint-Pétersbourg, 1868], Arles, Actes sud, coll. « Babel », 1993 (particulièrement : première partie, chapitre 2).

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