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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bruno Cabanes (dir.)
Ce livre est une histoire de la guerre, sous tous ses aspects et toutes ses dimensions, depuis l’essor des États-nations au début du XIXe siècle jusqu’à la quasi-disparition actuelle des affrontements interétatiques. En deux siècles et demi, l’expérience concrète de la guerre a profondément changé : fin des batailles traditionnelles, utilisation d’armes de plus en plus meurtrières, mobilisation de tous, y compris parfois femmes et enfants. À mesure que disparut la frontière entre combattants et non-combattants, les civils sont devenus des cibles à part entière des bombardements, blocus, massacres génocides et épurations ethniques. Sans négliger la stratégie des chefs de guerre, cet ouvrage explore à parts égales le front et l’arrière, les conflits et leurs impacts sur les sociétés et les environnements, la mobilisation des institutions politiques et militaires ainsi que les violences exercées, en temps de guerre, sur les corps et les esprits.
L’ouvrage, dirigé par Bruno Cabanes, retrace l’histoire d’une mutation qui a bouleversé la vie de l’humanité en moins de deux cent cinquante ans, depuis les guerres révolutionnaires nées après 1789 jusqu’aux conflits en cours au début du XXIe siècle. S’appuyant non pas sur un récit chronologique mais thématique, l’historien part d’une conviction : la guerre est un fait social total, et elle est également un acte culturel.
Elle est l’affaire des chefs d’État et des militaires bien sûr, mais elle engage aussi plus profondément les sociétés et les individus. Elle ébranle les institutions politiques et sociales, mobilise les ressources économiques et environnementales à des degrés parfois inouïs, use de moyens militaires, cristallise des affects, des représentations de soi-même et de l’ennemi, des croyances sur la vie et la mort.
Étudier la guerre, c’est étudier un élément structurant de la vie des sociétés. Elle redistribue les hiérarchies de puissance entre pays, bouscule les rapports entre les sexes et accélère les transformations sociales, comme en atteste la mise en place de l’État-providence après la fin de la Seconde Guerre mondiale. La guerre détruit les paysages, marque les corps et les esprits, impose aux plus âgés de porter le deuil des plus jeunes, fait naître de nouveaux rituels commémoratifs et lègue des traumatismes qui peuvent se transmettre sur plusieurs générations.
Cette histoire de la guerre du XIXe siècle à nos jours, Bruno Cabanes a souhaité la retracer à l’échelle mondiale. Dans une démarche pluridisciplinaire, les contributions à cet ouvrage sont le fruit des travaux d’historiens, d’historiens de l’art, d’anthropologues, de sociologues et de politistes.
Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la guerre désignait principalement un affrontement formalisé et symétrique entre États souverains au moyen de leurs forces armées. Il s’agissait généralement de conflits liés à des expansions territoriales, des unifications nationales, de questions économiques ou coloniales.
Dans de nombreux cas, ces guerres ont échappé à tout contrôle et se sont étendues bien au-delà du différend initial, produisant une escalade de la violence ainsi qu’une surenchère des objectifs et des moyens de destruction. Une telle spirale ne pouvait alors s’achever qu’avec l’effondrement de l’un des deux camps. Ce sont les guerres révolutionnaires et napoléoniennes qui ont inauguré ce processus de radicalisation, en mobilisant les plus grosses armées qu’on eût connues en Occident, pour une longue série de grandes batailles qui entraînèrent des pertes inédites et une redéfinition des frontières entre les grandes puissances européennes.
En 1814-1815, le congrès de Vienne tenta de mettre un terme à ce genre de guerres de destruction et posa les jalons d’une coopération entre les grandes puissances. Mais la Première Guerre mondiale ouvrit à nouveau la boîte de Pandore, entraînant une nouvelle escalade de la violence, des pertes effroyables (10 millions de morts parmi les seuls combattants), et une radicalisation des objectifs de guerre du côté des Alliés, déterminés non seulement à soumettre leurs ennemis, mais aussi à instituer des mécanismes pour une paix permanente. Peine perdue : vingt ans après la fin des combats, et malgré la création de la Société des Nations à la suite du traité de Versailles, la Seconde Guerre mondiale éclata.
En ce début de XXIe siècle, la guerre ainsi définie n’est pas loin d’avoir tout simplement disparu. Si l’on considère les soixante dernières années, les conflits à grande échelle conformes à l’ancienne définition se comptent sur les doigts de deux mains. Ils incluent la guerre du Vietnam, les guerres israélo-arabes de 1967 et de 1973-1974, la guerre indo-pakistanaise de 1971, la guerre Iran-Irak de 1980-1988, la première guerre du Golfe et certains conflits faisant suite à l’effondrement de l’Union soviétique et de la partition de l’ex-Yougoslavie. Après 1945, le modèle de la guerre a donc changé : il s’est principalement agi des guerres civiles, coloniales, de guérillas et de terrorisme.
Les batailles rangées ont quasiment disparu en raison des améliorations constantes de l’armement : après les XVIIIe et XIXe siècles au cours desquels l’armement avait peu évolué (fusils, canons, navires de guerre en bois), on vit apparaître des fusils à chargement rapide, puis des mitrailleuses, des gaz toxiques, une artillerie de longue portée capable de tirer des obus explosifs chargés d’agents chimiques, des tanks, des avions et, finalement, la bombe atomique. L’affrontement direct entre deux armées, sur un terrain géographiquement limité et pour un temps relativement court a disparu avec ces évolutions technologiques.
L’ouvrage se penche également sur les combattants, depuis le XVIIIe siècle avec l’invention du citoyen-soldat jusqu’aux armées de métier ou aux djihadistes d’aujourd’hui. La guerre devint une affaire de masse à partir des guerres révolutionnaires et napoléoniennes, avec l’invention du service militaire universel de courte durée dans la plupart des États européens.
Avec le système des réservistes, mis au point par la Prusse dans les années 1860, le service militaire permettait de mobiliser une bonne partie de la population adulte masculine et finalement de former les armées de millions de soldats qui combattirent lors des deux Guerres mondiales. La « nation en armes », adoptée par des régimes aussi différents que l’Union soviétique, le Japon impérial, le fascisme italien, le national-socialisme allemand et les démocraties occidentales, imbriquait le militaire et le civil, le soldat et le citoyen ; la frontière entre combattants et civils devenait poreuse dans cette forme d’organisation militaire.
L’élément qui distingue le soldat du civil est l’application de la violence au corps d’autrui : la pratique de la violence physique est le fondement et le but du métier de militaire, même s’il ne la pratique pas à titre individuel mais pour le bien d’une cause. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la force en tant que matière première du combattant fut transformée par la Révolution industrielle qui vit naître la chimie moderne (poudres hautement explosives, gaz de combat) et l’acier bon marché, le moteur à combustion interne et l’aviation. Les combattants durent faire face à une escalade de violence dont ils furent à la fois les acteurs et les cibles. En trente et un ans (1914-1945), la guerre passa d’attaques en masse menées par une infanterie que Napoléon aurait encore reconnue à la capacité de l’humanité à s’annihiler par la force nucléaire.
Une série d’accords (Genève puis La Haye, fin XIXe et début XXe siècle) ont tenté de définir ce qui était permis aux combattants dans l’exercice de la violence guerrière, et ce qui les protégeait, notamment contre les formes de combat considérées comme illégales ou dans les situations où, blessés ou prisonniers, ils n’étaient plus combattants. Ces textes furent globalement respectés dans les guerres interétatiques classiques, notamment la Première Guerre mondiale. Ils le furent toutefois beaucoup moins dans les guerres raciales ou idéologiques qui ont pu prendre la forme de massacres, voire de génocides, menés notamment par l’Allemagne nazie.
Naturellement, les expériences de la guerre furent très nombreuses au cours des affrontements des XIXe et XXe siècles et toutes ne peuvent pas apparaître dans une étude, si riche soit-elle. L’ouvrage met cependant l’accent sur l’accélération de la violence de guerre durant cette période, qui détermina les expériences de tous les acteurs sociaux. C’est ainsi qu’entre les guerres napoléoniennes et la Première Guerre mondiale, les performances de l’artillerie ont été multipliées par dix.
Là où la balle du soldat napoléonien ne frappait efficacement un adversaire qu’à une centaine de mètres de distance, sans pouvoir pénétrer profondément dans les chairs, les balles des mitrailleuses de 1914-1918 touchent efficacement à une distance quatre fois plus grande, et les balles de fusil plus de six fois. La médecine de guerre, largement dépassée par une évolution aussi rapide des moyens de blesser et de tuer, ne reprit l’avantage qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale et, surtout, des guerres de Corée (1950-1953) et du Vietnam (1964-1975), lorsque les effets des évacuations rapides en hélicoptère s’ajoutèrent aux traitements, notamment des hémorragies. Avantage qui n’a cessé de s’accentuer ensuite : alors que l’on comptait trois ou quatre blessés pour un tué lors des deux conflits mondiaux, les proportions passèrent à un tué pour près de sept à neuf blessés dans les conflits du début du XXIe siècle.
Les soldats napoléoniens affrontaient la terreur du champ de bataille sur la durée d’une journée ; en outre, suivant en cela les impératifs d’un « ordre serré » garantissant l’efficacité du feu et la capacité manœuvrière, ils faisaient face à cette terreur au plus près de leurs camarades, épaule contre épaule, sous l’autorité des officiers. Les pertes étaient très lourdes (jusqu’à 30 % des effectifs engagés) mais, à lire les témoignages, le spectacle des corps restés sur le champ de bataille, pour tragique qu’il fût aux yeux des survivants, ne semble pas avoir constitué une expérience sensible insurmontable. Il n’en était pas de même un siècle plus tard : l’intensité nouvelle du feu a forcé les soldats à se disperser sur des champs de bataille dix fois plus vastes, où désormais ils étaient seuls, l’intensité du feu obligeant les combattants à la dispersion.
Au paroxysme des affrontements, le canon ne laissait aucun répit, de jour comme de nuit, et il n’y avait plus de limite à la durée des batailles : de Verdun (1916) à Diên Biên Phu (1954), en passant par la Somme (1916) ou Stalingrad (1942-1943), elles pouvaient s’étendre désormais sur de longs mois.
À partir de la fin du XIXe siècle, les victimes de guerre furent toujours plus nombreuses. Cela pour une raison majeure : dans des guerres où des nations de plus en plus solidement constituées étaient engagées pleinement, où l’activité guerrière étendait ses racines de plus en plus profondément dans le tissu social, où les enjeux des conflits étaient perçus comme décisifs pour la survie même des communautés nationales, tous les civils adverses devinrent une cible légitime, sinon la cible de la guerre.
Pour ces civils désormais transformés en ennemis – femmes et enfants compris –, une longue série d’expériences tragiques découla d’une telle mutation culturelle. L’expérience des camps tout d’abord : les premiers camps de concentration furent ouverts par les Espagnols lors de la guerre de Cuba en 1898 ; ils furent imités par les Britanniques lors de la guerre des Boers (1899-1902), peu de temps après. Dans les deux cas, cet enfermement d’un type nouveau provoqua de facto une mortalité massive.
Le phénomène concentrationnaire gagna ensuite l’Europe en guerre dès l’année 1914 pour regrouper les prisonniers des nations ennemies, avant de se transformer en système – et, pour une large part, en système d’extermination – lors du second conflit mondial. Dans le même segment chronologique, le bombardement stratégique des villes adverses par l’aviation fit son apparition dès les débuts de la Grande Guerre, avant d’atteindre son apogée lors du second conflit mondial : il signalait la fin de toute distinction entre combattants et non-combattants. Une expérience nouvelle en découlait : le hurlement des sirènes d’alerte, l’attente passive au sein des abris, la terreur d’être emmuré vivant…
Enfin, l’expérience de la faim faisait également partie de la vie des civils. Cela résultait moins du fait de la désorganisation des circuits d’approvisionnement due à la guerre qu’en raison du blocus imposé à la totalité des nations ennemies, auquel répondait le prélèvement massif des ressources en pays occupés : la faim, et parfois la famine, fut ainsi une expérience déterminante des civils des puissances centrales (Empire allemand, empire austro-hongrois) lors de la Grande Guerre, et le Troisième Reich en tirera les leçons à travers le sort qu’il réservera aux populations de l’Europe occupée.
L’ouvrage explique que l’on a trop souvent tendance à découper le temps de manière très nette entre la guerre et la paix, négligeant les situations intermédiaires qui se retrouvent pourtant dans presque tous les conflits. Il y a toujours eu une différence entre les actes militaires (capitulation d’une armée vaincue) ou politiques (signature d’un armistice) et les situations concrètes des individus, des peuples et des sociétés concernés. La signature d’une cessation définitive des combats ne signifie pas que la violence physique et psychique, la désorganisation voire le chaos matériel, la haine réciproque entre ennemis vont cesser comme par enchantement. Le retour à la normale peut prendre beaucoup de temps, parfois des années.
Et une fois la démobilisation achevée, les prisonniers revenus, les restrictions levées, il reste toujours à évaluer l’ampleur des séquelles, des blessures et les conséquences qui maintiennent durablement le souvenir de la guerre, voire entretiennent les conditions qui avaient mené au conflit, de manière à en susciter un nouveau. Un après-guerre était souvent un avant-guerre, expérience qui fut celle de tous les Européens après 1918 et des puissances coloniales après 1945. Tout conflit change en profondeur les destins individuels comme celui des peuples ; il modifie les frontières, bouleverse les rapports sociaux, transforme les paysages.
Pendant longtemps, ce sont les causes des guerres qui ont polarisé l’attention des historiens et de leurs contemporains, notamment en ce qui concerne la guerre de 1914-1918, dont les pertes provoquèrent une forme de sidération collective. Ce phénomène se reproduisit après 1945 : avec l’effroyable bilan du nazisme, les causes du conflit et la dénonciation des responsables devinrent une composante majeure de la fin de la guerre, d’autant que ces questions étaient désormais examinées devant des cours de justice, les tribunaux de Nuremberg ou de Tokyo. Depuis les années 1980, l’historiographie s’est davantage préoccupée des acteurs sur le terrain, des expériences concrètes, accordant une attention accrue à la dimension humaine des conflits.
C’est ainsi que la « sortie de guerre » est apparue, insistant sur la persistance de la violence dans les mémoires, notamment après le génocide juif, d’autant plus que certains procès très médiatisés (Klaus Barbie en 1987, Paul Touvier en 1994 ou Maurice Papon en 1997-1998) donnèrent le sentiment que la dénazification était restée inachevée. La fin de la guerre doit ainsi être envisagée comme progressive, ce qui permet de comprendre les séquelles de ces guerres totales, entrainant des formes inédites de brutalisation des sociétés.
L’ouvrage dirigé par Bruno Cabanes explore toutes les facettes de la guerre, du XIXe siècle à nos jours. Étudiant des aspects aussi divers que la technologie, les enfants soldats, les prisonniers de guerre ou la notion de paix, les spécialistes qui ont travaillé à sa réalisation envisagent la guerre comme un événement bien plus large qu’un simple affrontement entre deux armées ennemies, comme un fait social total qui touche toutes les dimensions des sociétés impliquées.
Cette étude témoigne des nombreuses mutations connues par la guerre depuis les conflits napoléoniens jusqu’aux combats d’aujourd’hui, qu’il s’agisse de transformations légales, humanitaires, éthiques ou idéologiques. Elle offre un regard nouveau sur la guerre, proposant une histoire qui n’est plus seulement vue d’en haut et à travers les actes des dirigeants et des états-majors, mais qui prend également en compte la vie des soldats et des civils, avec toutes les conséquences sur leurs vies.
Un grand livre, dans tous les sens du terme. Par la somme des informations qu’il contient, il tient ses promesses d’une synthèse globale qui aborde la guerre de manière générale sans rien n’omettre de ce qu’elle représente, de ce qu’elle provoque, de ses conséquences. Il offre également un regard nouveau car il ne se cantonne pas à une aire géographique spécifique mais étudie le monde entier, ainsi que différents types de conflits comme les guerres coloniales ou les guérillas. À n’en pas douter, Bruno Cabanes a réussi le tour de force de renouveler une historiographie, pourtant très riche, sur le sujet.
En plus des nombreuses contributions issues de disciplines variées, l’ouvrage est complété par des repères chronologiques (depuis la révolte des treize colonies d’Amérique en 1775 jusqu’aux frappes aériennes contre le régime de Bachar el-Assad de 2018), un index des lieux et un index des personnes. En cela, il se présente comme un outil de travail particulièrement facile d’accès.
Ouvrage recensé– Une histoire de la guerre, du XIXe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2018.
Du même auteur– La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Seuil, 2004.– Août 14. La France entre en guerre, Paris, Éditions Gallimard, 2014. – Les Américains dans la Grande Guerre, Paris, Éditions Gallimard, 2017.– Un siècle de réfugiés. Photographier l'exil, Paris, Seuil, 2019.
Autres pistes– Stéphane Audoin-Rouzeau, Combatte. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXIe siècle), Paris, Seuil, 2008.– Luc Capdevilla et Danièle Voldman (dirs.), Nos morts. Les sociétés occidentales face aux tués de la guerre, Paris, Payot, 2002. – Paul Fussell, À la guerre. Psychologie et comportement pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Seuil, 1992.– Jesse Glenn Gray, Au combat. Réflexions sur les hommes à la guerre, Paris, Tallandier, 2012.– Vincent Joly, Guerres d’Afrique, 130 ans de guerres coloniales : l’expérience française, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.– Natalie Petiteau, Guerriers du Premier Empire. Expériences et mémoires, Paris, Les Indes savantes, 2011.