Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bruno Latour
Dans ces huit conférences, Bruno Latour explore le nouveau régime climatique et les défis qu’il pose aux philosophes, scientifiques et politiques. Déconstruisant la distinction moderne entre nature et culture, il plaide pour une reconnaissance des différentes formes d’activités qui peuplent la planète (autres que les seules vies organiques), pour mieux comprendre les interactions entre les composants de la Terre et pleinement saisir l’avènement de l’anthropocène – cette nouvelle ère planétaire où l’humain est devenu l’une des principales formes transformatrices de son environnement.
Comment expliquer l’engourdissement généralisé de l’humanité face à l’urgence climatique, alors même que les peuples se sont historiquement montrés particulièrement prompts à réagir aux urgences économiques, terroristes ou génocidaires ?
La réponse tient à la difficulté de considérer la matérialité active du monde, c’est-à-dire de dépasser l’ancienne philosophie séparant l’animation et l’inanimation de l’univers. C’est pourtant une question écologique essentielle qui se trouve en jeu : la production d’une nouvelle cosmologie, d’une nouvelle vision du cosmos où les différentes parties de l’univers n’ont de sens que par les relations qui les font interagir.
Au fil des conférences, Bruno Latour étudie les liens entre nature et culture, dieux et humains, science et religion pour défendre une idée centrale : c’est en devenant pleinement matérialistes que nous pourrons véritablement comprendre les forces qui animent Gaïa, et qui l’agitent désormais contre nous. Pour cela, il faudra d’abord critiquer l’idéologie d’une nature qui serait incontestable et indépassable, puis repenser et revaloriser toute la matière de l’univers comme profondément active, au même titre que les humains.
Comment expliquer le déni, ou du moins la méfiance, qu’inspirent à la plupart des individus les mutations climatiques, écologiques et environnementales que nous vivons déjà et qui n’iront que s’intensifiant ?
L’une des principales raisons réside dans la tendance, en particulier occidentale, à distinguer la nature et la culture. Le rapport que nous entretenons au monde est modelé par des philosophies qui ont produit une distinction superficielle entre ces deux royaumes. Impossible pourtant, défend Bruno Latour, de définir la nature sans recourir à la culture, et inversement – preuve que ces deux domaines sont intrinsèquement liés.
Plutôt que de domaines distincts, il s’agit donc bel et bien d’un seul concept artificiellement scindé en deux. L’opposition traditionnelle nature/culture ne doit pas être le principal référent de la critique écologique mais plutôt le premier foyer où porter notre attention. La nature, en réalité, a toujours été un concept réversible : il fait référence, le plus souvent, soit à une injonction normative (« agir selon sa vraie nature »), soit à une règle quasi juridique, du moins morale (« c’est contre-nature »).
Pourtant, l’écologie ne consiste pas dans le renvoi à une nature simple et unifiée, mais dans la prise en considération des choix sociopolitiques faits par une société donnée… ce qui explique que l’idée de nature puisse désigner une vérité et son contraire.
Ce sont certainement les climato-sceptiques qui ont compris les premiers la réversibilité de la nature, en pointant du doigt les contradictions des « faits » scientifiques. En proposant, comme l’a fait le psychosociologue Franz Lutz, le terme de « changement climatique » en remplacement du « réchauffement global » prescrit par les spécialistes, la première charge était lancée contre des faits jugés insuffisants.
Cela explique que, depuis 20 ans environ, les climato-sceptiques travaillent de façon acharnée à se représenter comme des groupes de pression lucides, raisonnés, calmes, face à des chercheurs qui exagèreraient de « simples » mutations climatiques.
Devant ces adversaires climato-sceptiques qui remettent en cause la véracité des faits démontrés, l’un des défis rencontrés par la communauté scientifique est d’articuler démonstration des faits et prescription de mesures. C’est bien le continuum entre être et devoir faire qui est mis au défi, c’est-à-dire entre des énoncés constatifs (ce qui est : « les niveaux de CO2 sont historiquement au plus haut ») et des énoncés performatifs (quand dire, c’est faire).
Or, la performativité de la science n’a pas pour habitude d’être énoncée en détail par les scientifiques mais agit d’ordinaire comme une alarme, une mise en état d’alerte du collectif, une demande d’action politique. Sans nous dire précisément ce qu’il faut faire, les scientifiques nous alertent : il faut faire quelque chose !
Si nous sommes habitués à ce que ces alarmes viennent des sciences humaines et sociales sur le plan des inégalités et des injustices, elles sont plus rares venant des sciences dures : chimistes, géologues, mathématiciens, biologistes, etc., rechignent à appeler à l’action. La raison est que ces sciences-là tendent à faire évoluer notre connaissance et notre action sur le monde tout en étudiant des objets principalement inertes, auxquels on confère peu de capacités d’action. Il est pourtant difficile, en pratique, de distinguer « les objets du monde naturel et les sujets du monde humain » (p.78) : la distinction entre Nature et Culture repose sur une autre séparation, tout aussi artificielle et contre-productive, entre humains et non-humains.
De fait, les énoncés scientifiques pèchent en ce qu’ils maintiennent cette distinction et peinent à considérer le monde comme un assemblage de « quasi-objets » et « quasi-sujets ». À la place, soit les faits environnementaux sont décrits dans leurs causalités inéluctables (car « naturelles »), ce qui les éloigne des capacités d’agir morales, politiques et artistiques des humains ; soit ils sont décrits dans une profusion vertigineuse d’actions et d’acteurs, ce qui pousse ces derniers à réagir sans comprendre ce qui ne peut que leur échapper.
Le juste milieu serait d’élaborer un langage du monde qui embrasse les « morphismes », c’est-à-dire les innombrables formes que prennent les innombrables acteurs terriens (forces, neurotransmetteurs, fleuves, minéraux, humains…).
Depuis plusieurs années, un corps scientifique prend une importance considérable : les stratigraphes. Ces chercheurs ont pour activité l’étude des différentes strates géologiques qui forment la Terre et qui sont le témoin des mutations planétaires. Or les couches supérieures, qui sont aussi les plus récentes, portent désormais invariablement des traces de l’activité humaine.
Plus aucun doute : les êtres humains sont aujourd’hui les principales puissances de transformation de la géologie terrienne. La comparaison ne se produit même plus au niveau émergé des paysages ou des sols, mais bien dans la constitution terrestre de la planète, où se situent de très anciens phénomènes géologiques.
La question est légitime : avons-nous fait entrer notre planète dans une nouvelle ère ? Certains proposent de la nommer « anthropocène » (d’« anthropos », qui signifie humain, et « cène », nouveau), pour ainsi mettre à la même échelle activité humaine et formations des sols, fleuves ou encore volcans. Cette superposition témoigne de l’affaiblissement de la frontière entre anthropologie physique et anthropologie culturelle, c’est-à-dire entre sciences naturelles et sociales.
Parler d’anthropos au sens global est en effet, selon Latour, absurde : impossible d’unifier l’activité humaine à l’échelle planétaire. Il ne faut pas confondre, prévient l’auteur, la globalité avec les connexions qui la composent : la première est inatteignable à l’étude, les secondes doivent être réhabilitées pour l’analyse.
Or, l’anthropos est obsédé par la globalité. Pour preuve, c’est bien la forme sphérique de la Terre qui fascine tant, depuis la cosmologie grecque aux ingénieurs de la NASA en passant par le Dieu chrétien. Cela empêche pourtant de prendre conscience des connexions, des jeux d’action et de rétroaction qui se produisent entre les forces terrestres. Les questions environnementales ne sont rien d’autre que les puissances d’agir de ces différentes parties, microscopiques et macroscopiques, de la planète.
Le concept d’anthropocène doit justement permettre de dépasser la sphère pour saisir les boucles : en somme, de comprendre l’histoire de la planète en recentrant notre attention sur tous les types de sensibilités de tous les acteurs terrestres.
Difficile de concevoir Gaïa par les prismes modernes de la religion ou de la science, où elle serait soit une cosmologie répondant à une autorité suprême, soit un ensemble de faits physiques, biologiques, chimiques. La raison en est que, si la modernité a mobilisé la Science pour tenir à distance la Religion en créant la Nature, Religion et Science sont aujourd’hui très entremêlés.
Mais, dans un nouveau régime comme l’anthropocène, quelle place pour les religions ? En bon anthropologue des sciences, Bruno Latour propose de remplacer la question par celle-ci : « Que veut dire, pour un peuple, de mesurer, représenter et composer la forme de la Terre à laquelle il se trouve attaché ? » (p. 199).
Autrement dit, pour comprendre l’anthropocène, demandons-nous d’abord quel est le « cosmogramme » des peuples. Quels sont les territoires, les époques et les principes d’organisation auxquels ils pensent appartenir, voire se soumettent ? Cette cosmologie généralisée doit permettre de saisir qu’il n’existe pas un seul peuple face à une seule nature, mais plusieurs peuples qui ont construit plusieurs visions de la Nature, en amalgamant des éléments scientifiques, politiques et religieux.
Bruno Latour éclaire combien, sur fond de l’idéologie de la « fin des religions », une contre-religion s’est dressée qui a unifié la nature contre les multiples cultures.
Il faut ainsi balayer la double idée selon laquelle, premièrement, la religion est morte, et deuxièmement, les peuples s’apprêtent à s’unifier devant la seule véritable déesse : Gaïa. Il ne s’agit là, en fait, que d’une autre religion, une contre-religion, qui masque ses ambitions politiques et culturelles.
Bruno Latour plaide ainsi pour l’abandon du Globe et pour l’adoption de la Connexion, afin de mener les peuples à un « sentiment de terrestrialisation » (p. 236), autrement dit à la découverte progressive de la matérialité fragile du monde qu’ils habitent. C’est en se réintégrant, comme peuples, à la matière terrestre que l’écologie pourra advenir.
Il faut donc remplacer la Nature de la modernité par la Gaïa de l’anthropocène. Tout l’enjeu du nouveau régime climatique est de dénaturaliser la Nature pour comprendre l’organisation du monde. La Nature avait l’avantage moderne d’avoir des limites stables et définies en même temps que des ordres et des déterminations irréfutables.
La Nature, justement, était naturelle : elle proposait une vision du monde hiérarchisé en fonction de niveaux de grandeur successifs, ce qui avait l’avantage indéniable d’offrir à l’individu un positionnement dans l’ordre des choses. L’idéologie moderne de la Nature, soutenue par la Science, a produit un référent incontestable pour expliquer le monde : « C’est la nature ! »
Or Gaïa, telle qu’elle s’impose désormais à nous, n’est plus une entité supérieure, qu’il s’agisse de la force, du droit ou de la nature. Il n’y a plus de « tout » supérieur dont il faudrait identifier les différentes parties pour les réunifier, les harmoniser, les aligner. Ces différentes parties sont plutôt à entendre au sens diplomatique d’une négociation.
Car, pour avancer, le pessimisme est parfois nécessaire et il faut ici renoncer à un certain nombre d’idéaux à portée unificatrice. Il n’y aura pas de consensus entre les peuples pour « sauver la planète », car les intérêts des uns et des autres ne peuvent pas être surmontés dans la simple discussion. Il faut plutôt imaginer les luttes qui se tiendront sur tous les plans de la vie : politique, sociale, économique… et écologique, bien sûr.
C’est parce que la modernité fut si porteuse de religion qu’il est aujourd’hui difficile de convaincre ses apôtres qu’elle est terminée, et qu’une nouvelle ère écologique doit commencer. Qu’il s’agisse de « la Lumière de la Révélation, les Lumières de la Science, ou l’Éblouissement de la Révolution », les grandes mutations de la modernité ont produit la sensation, pour les modernes convertis, que l’Apocalypse était passée, l’Histoire terminée et le Monde déjà réinventé.
Dès lors, difficile sinon impossible de faire concevoir à ces peuples une nouvelle période historique, critique à l’égard de celle qui vient d’advenir. Comment réinventer une nouvelle ère, l’anthropocène, quand certains viennent tout juste d’accéder aux promesses de la précédente, la modernité ?
Si la modernité a eu tendance à séparer le monde entre humains et non-humains, l’avènement d’un nouveau régime climatique vient nous rappeler la capacité d’agir et de parler d’objets longtemps considérés inertes – au premier rang desquels, la Terre et ses composants. Notre planète, parce qu’elle est en constant mouvement non seulement dans un large cosmos mais aussi au sein même de sa composition, a un comportement.
Celui-là n’est pas équivalent à celui d’une créature vivante et organique, mais il est constitué d’actions et de réactions qui permettent à Gaïa de dire la tolérance ou l’intolérance de ce que ses hôtes lui font subir. S’annonce aujourd’hui, en plus des histoires construites et étudiées par les humains (histoires guerrières, économiques, culturelles et sociales), une géohistoire de Gaïa : quand disparaît la Nature absolue et surplombante s’ouvrent de nouvelles discussions entre tous les géo-éléments planétaires.
Ces huit conférences de Bruno Latour, remaniées pour produire ensemble un ouvrage cohérent, sont les bienvenues pour comprendre non seulement l’apocalypse climatique qui s’annonce, mais surtout les dénis qui s’y opposent et les réponses à y apporter.
Il ne s’agit pas simplement de pointer du doigt les climato-sceptiques qui prêchent des théories du complot mais de saisir comment la modernité a produit une opposition entre la Nature d’un côté et la Science de l’autre, deux concepts trop larges pour demeurer vrais devant les défis du nouveau régime climatique. Bruno Latour montre combien, à vouloir rendre universels l’ordre naturel ou la vérité scientifique, ils sont devenus éminemment contestables par les citoyens les plus réfractaires au changement.
C’est pourquoi répondre aux climato-sceptiques se fera le mieux par la transparence des réseaux scientifiques et des espaces à partir desquels ils construisent et énoncent leurs faits.
Ouvrage recensé– Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.
Du même auteur– Avec Steve Woolgar, La Vie de laboratoire. La Production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 2006 [1988].– Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2006 [1991].– La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002.– Où atterrir ? : Comment s'orienter en politique, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2017.
Autres pistes– Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013.– Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.– Clive Hamilton, Les Apprentis sorciers du climat. Raisons et déraisons de la géo-ingénierie, Paris, Seuil, 2013.– Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2001.