Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bruno Latour
L’allégorie mythologique de la Justice peut-elle résister à la vie quotidienne du Conseil d’État ? Ses yeux bandés de l’impartialité, sa balance en main pesant les arguments, son glaive tranchant les débats et sanctionnant les fautifs… tous ces symboles restent-ils pertinents, quand vient la nécessité pour des juges de rendre verdict ? En infiltrant les coulisses de la Cour suprême du droit administratif, Bruno Latour montre que, face à la complexité des situations sociales demandant justice, les moyens déployés relèvent de l’interprétation tout humaine de dossiers abstraits et de leur réinscription dans le long passé de la loi.
En tant que cour suprême du droit administratif, le Conseil d’État reçoit en dernière instance des demandes de législation sur des questions particulièrement hétérogènes, couvrant tout le spectre de gravité du monde social. Classements des forêts et régulation des populations de pigeons côtoient licenciements, handicaps voire homicides.
Pour comprendre comment sont reçues, triées et traitées ces plaintes, Bruno Latour s’est fondu plusieurs mois durant dans le décor du Conseil, étudiant et annotant le travail fastidieux de ses membres.
Alors que le droit a souvent été envisagé, au mieux, comme l’applicateur formel de principes moraux supérieurs, ou, au pire, comme un camouflage des inégalités sociales, Bruno Latour plaide pour une troisième voie, dans laquelle le droit serait l’œuvre d’une action collective, un labeur quotidien mêlant interprétations subjectives, discussions plus ou moins échauffées et impératifs de temps très contraignants.
C’est à une plongée dans les hautes sphères du droit administratif à laquelle nous invite Bruno Latour. À côté du droit judiciaire qui règle les crimes et délits ainsi que les disputes entre particuliers relevant du droit privé, le droit administratif veille à la bonne rédaction des lois et légifère sur les conflits avec l’administration publique. Initialement créé en 1799 par Napoléon Bonaparte, le Conseil d’État fut, à compter de 1872, pleinement autonomisé du gouvernement, qui perdit alors tout pouvoir sur lui. La justice rendue par le Conseil ne fut alors plus « retenue » ou rejetée par l’exécutif, mais totalement déléguée par le gouvernement à l’endroit du Conseil.
Le Conseil d’État est l’une des trois cours suprêmes françaises. Le Conseil d’État est le tribunal supérieur du droit administratif ; la Cour de cassation, que l’on retrouve souvent mentionnée dans les grandes affaires juridiques, est l’ultime juge du droit judiciaire. Entre les deux, le Tribunal des conflits a pour rôle de distribuer les affaires, selon qu’elle relève du droit judiciaire ou du droit administratif. En troisième instance, le Conseil constitutionnel délibère sur la constitutionalité des lois. Dans cette charpente juridique, le rôle du Conseil d’État est double : il conseille le gouvernement, en particulier sur les projets de loi, et il règle les litiges administratifs.
À l’inverse du droit judiciaire, les membres du Conseil d’État ne sont pas des magistrats. Leurs profils peuvent surprendre : ils ont été, le plus souvent, élus ou conseillers politiques, militaires ou journalistes… et le redeviendront après avoir quitté le Conseil. Car, s’ils ne sont pas a priori experts en droit, ils ne sont pas non plus inamovibles.
Bon nombre d’entre eux estiment d’ailleurs que réside dans ce renouvellement permanent des membres la force de l’institution. L’intelligence collective est au cœur du processus de décision juridique. C’est également ce qui amène Bruno Latour à parler d’« homme-années » pour rendre compte de l’important savoir cumulé des membres du Conseil d’État : à eux tous, ils cumulent 2047 homme-années d’expériences, qui leur permettent de parvenir rapidement à des décisions sur des dossiers pourtant si compliqués.
Le Conseil revêt deux rôles complémentaires. D’un côté, il conseille la rédaction de l’intégralité des lois et décrets élaborés par le gouvernement ; de l’autre, il est juge dans la section du Contentieux qui statue sur les litiges administratifs. Ce faisant, son action se situe en aval et en amont de la loi.
D’un côté, en supervisant la rédaction du droit, il agit simultanément comme charpentier et orfèvre de la rédaction juridique, et cela a priori, c’est-à-dire avant même que les lois et décrets ne soient applicables. D’un autre côté, en délibérant sur les contentieux juridiques, il vise à la bonne application du droit, et ce a posteriori, c’est-à-dire une fois qu’un citoyen a constitué un dossier suffisamment solide pour exiger de sa part un arbitrage.
C’est véritablement une quadrature du cercle qui incombe au Conseil d’État. Il doit produire des lois respectueuses de la Justice, entendue comme un ordre moral abstrait et comme un idéal à garder en ligne de mire, tout en veillant à ce que ces lois restent applicables dans des situations concrètes et complexes, soumises à des interprétations contradictoires. Il lui faut donc respecter le droit administratif (qui a pour tâche de contrôler l’administration), sans pour autant l’alourdir d’un légalisme, qui ferait entrave à son bon fonctionnement. Bref, comment produire une bureaucratie fonctionnelle, qui ne se révèle pas contre-productive ?
Pour résoudre au quotidien cet épineux dilemme qui, d’affaire en affaire, se répète et se renouvelle sans cesse, le Conseil d’État peut compter sur les discussions entre les commissaires du Conseil d’État et les commis du gouvernement, qui veulent faire valider par les premiers les lois élaborées par l’exécutif. Chacun a ses propres difficultés. Les commis gouvernementaux sont aux prises avec « la voix des syndicats », « les difficultés des maires », « les objections des députés » et « les arguties des sénateurs » (p. 70).
Les conseillers d’État, eux, travaillent dans une tension spécifique, non pas entre le fond et la forme, mais entre le fond et le formalisme étouffant, qu’il faut à tout prix éviter. La loi est un exercice qui mène en effet rapidement à une écriture lourde, encombrante, embarrassante.
Le problème de l’écriture du droit, qui incombe au Conseil d’État, est si présent dans l’ethnographie de Bruno Latour qu’on ne sait plus, au fil de la lecture, qui du Conseil ou de la Loi est le héros de l’ouvrage.
Les prestigieux membres, dont les paroles si solennelles forment une bonne part de la matière brute de l’enquête, se révèlent peu à peu assujettis à des textes de droit qu’il faut sans cesse retravailler. De réunion en réunion, de conversation en conversation, de courriers en courriers, l’écriture des textes juridiques est laborieuse et fait souffrir les auteurs. Les corrections, les allers-retours, les annotations ne s’arrêtent que lorsque la satisfaction est collectivement atteinte.
Tissant ainsi une métaphore entre la mise en forme du texte et la transformation sacrée du pain et du vin en corps du Christ, Bruno Latour résume bien à quel point « cette opération de transsubstantiation des textes juridiquement faibles en des textes juridiquement forts reste encore mystérieuse » (p. 72). En théorie bien sûr, la production de lois rationnelles et justes reste l’objectif premier des membres du Conseil d’État et de ceux et celles qui se présentent devant lui. Cependant, en pratique, ce ne peut être qu’au prix d’un investissement personnel et subjectif majeur dans un processus collectif garant de la justice, mais qui ne fait que compliquer la tâche.
De fait, l’ethnographie du Conseil d’État mène rapidement l’auteur à un nécessaire désenchantement : la fabrique du droit ne se fait pas grâce à la pureté de l’idéal de justice, mais bien dans un « assemblage », souvent étudié par Bruno Latour, un bricolage d’humains et de non-humains.
D’un côté, des personnalités hétérogènes mêlant énarques, commis de gouvernement et secrétaires, de l’autre, de solennels bâtiments, d’imposantes étagères et d’épais dossiers aident à l’organisation de la pratique juridique. Entre les deux, l’art oratoire et le maniement de la langue écrite comptent tout autant que la camaraderie des relations professionnelles et la confidence des conversations.
Dans ces discussions formelles comme informelles, comment les juges raisonnent-ils ? Quelles sont les grandes lignes qui conditionnent leur réflexion et, à terme, leurs décisions ?
Bruno Latour nomme « objets de valeurs » ces axes éthiques et comportementaux, qu’il a vu être modifiés au cours de toute instruction. Il en dénombre dix, qu’il répartit comme étant essentiels ou accessoires au droit lui-même, mais toujours cruciaux dans le processus qui incombe aux juges de devoir produire une décision sur des cas complexes. Ces objets de valeur peuvent être regroupés en deux ensembles : un premier renvoie aux pratiques des agents du droit, un second renvoie au droit lui-même.
D’un côté, les objets de valeurs des conseillers d’État sont l’autorité des agents, c’est-à-dire leur capacité à faire entendre leur interprétation d’un conflit ; l’intérêt que porte chaque acteur juridique au dossier, intérêt qui grandit avec la complexité du problème à résoudre ; le contrôle-qualité permanent qu’exercent les membres sur leur propre pratique du droit, avec un souci inquiet de bien faire ; l’hésitation qui marque leurs activités juridiques, qui donne au droit une lenteur inhérente offrant précisément l’opportunité d’opérer des « contrôles-qualités » fréquents ; et enfin le moyen qu’a le conseiller pour agir et transporter le droit pour l’appliquer aux affaires.
D’un autre côté, les objets juridiques ont aussi leur autorité, car une affaire peut faire jurisprudence ; ils bénéficient d’effets de citation, de rappel ou de classement ; ou encore, ils cheminent, opérant des avancées et reculs, subissant des obstacles et des délais, se clôturant dans l’échec ou le triomphe. Plus globalement, l’organisation des plaintes, dossiers et jugements détermine la logistique globale de l’affaire. Enfin, le droit peut être modifié en lui-même, et il doit être compris dans ses limites. La recevabilité des plaintes dépend de ces deux derniers éléments.
Qu’est-ce qu’une bonne justice ? Pour Bruno Latour, la réponse réside dans la mise en relation de l’immatériel et du matériel : l’idéal des textes abstraits est éprouvé par les gigantesques piles dont est témoin l’ethnographe, piles de dossiers reçus par le Conseil d’État et qui constituent l’essentiel des meubles du bâtiment. Les dossiers y suivent un cheminement particulièrement long, passant entre les mains des très nombreux acteurs du droit administratif, chacun les annotant de références à d’autres affaires. Production et application du droit ne vont pas sans une intertextualité très forte, c’est-à-dire une mise en relation des dossiers gérés, avant comme maintenant, par le Conseil.
Le déroulement de l’ethnographie mène Bruno Latour à se distinguer de deux analyses sociologiques traditionnelles du droit. La première tend à percevoir le droit comme un déguisement des rapports de pouvoir sociaux et plaide pour l’exploration des violences sociales que ces rapports engendrent. La seconde envisage le droit comme une suite de textes formels, que l’on saisirait le mieux par la règle et la logique, c’est-à-dire en évinçant tous les tâtonnements et les erreurs de sa constitution. Latour propose une troisième voie, qui explore tout à la fois les problèmes de pouvoir et de forme textuelle que rencontrent en permanence les conseillers d’État, mais auxquels ils ne peuvent donner des réponses simples qui relèveraient de la violence ou de la règle absolue.
En lieu et place, Latour montre que ce sont plutôt des discussions et des compromis qui viennent stabiliser la pratique juridique. Ce n’est ainsi pas un hasard si la Justice est représentée comme aveugle et portant la balance en main : l’ethnographie révèle à quel point elle avance en ne sachant véritablement où elle va, oscillant à gauche puis à droite sous le poids des arguments contradictoires. Ces mouvements sont l’essence même du droit.
Comme le résume bien Latour, « pour qu’elle parle juste, il faut qu’elle ait hésité » (p. 163) car la simple application de la règle renverrait à un formalisme injuste, inconscient de la complexité des situations qui se présentent à cette haute autorité.
La tâche donnée aux conseillers d’État est délicate, eux qui doivent légiférer, non seulement en dernière instance, mais aussi en continu et rapidement, sur des affaires aussi diverses que complexes.
Le Conseil doit d’abord rendre justice sur des dossiers remontés jusqu’à cette Cour suprême du droit administratif, en veillant en permanence aux limites du droit. Il doit savoir le refermer sur lui-même, pour ne pas que le monde juridique soit sans cesse assailli de toutes parts (par n’importe qui, pour n’importe quoi), mais aussi savoir l’ouvrir pour qu’il reste accessible au citoyen qui en a légitimement besoin. En parallèle, le Conseil doit toujours s’assurer que les lois conçues, modifiées et appliquées résistent à la complexité du monde social.
À cette fin, le Conseil d’État est comme un laboratoire où la matière juridique est malmenée : tiraillée, chauffée, broyée, reconstituée, elle doit prouver sa résistance et son bon fonctionnement. Alors, et seulement alors, le droit abstrait pourrait-il s’estimer à la hauteur du concret.
Comme il a précédemment pu le faire dans l’univers scientifique (voir La Science en action publié en 1989, ou L’Espoir de Pandore publié en 2001), Bruno Latour décortique les interactions sociales pour comprendre la façon dont elles sont, a posteriori, transformées en vérités objectives. Qu’elles relèvent de la matière scientifique ou de faits juridiques, les données sont socialement construites : elles dépendent toujours des environnements et des personnes qui les traitent, les interprètent, les rendent compréhensibles.
Dans cette perspective, il n’y a pas, en amont, une vérité que la science ou la justice découvriraient à mesure qu’elles l’étudient, mais il se produit plutôt une action scientifique ou juridique dans laquelle le monde social se décide. Cet ouvrage s’ajoute ainsi à la longue réflexion de Bruno Latour autour des assemblages entre humains et non-humains (textes, dossiers, lieux…) qui participent à la construction du social.
Ouvrage recensé– La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002.
Du même auteur– Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.– L’Espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris, La Découverte, 2001.– Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2006 [1991].– Face à Gaïa : huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.– Où atterrir ? : Comment s'orienter en politique, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2017.
Autres pistes– Marc Abelès, Un Ethnologue à l’Assemblée, Paris, Odile Jacob, 2000.– Luc Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétences, Paris, A.-M. Métaillé, 1990.– Jean-Paul Costa, Le Conseil d’État dans la société contemporaine, Paris, Economica, 1993.– Jean Lebon, Meurtre au Conseil d’État, Paris, Calmann-Lévy, 1990.