Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bruno Latour
Cet ouvrage a paru en octobre 2017. Hasard du calendrier, les États-Unis s’étaient peu de temps auparavant retirés de l’accord de Paris sur le climat. Où atterrir ? est un manifeste qui esquisse les bases d’une nouvelle politique adaptée à l’ère de « l’Anthropocène » (période durant laquelle l’impact humain modifie tous les équilibres écosystémiques à un rythme particulièrement soutenu). Le clivage classique Gauche/Droite ne permet pas de sortir de l’impasse : c’est l’idéologie de la « modernisation » dont il faut se détourner pour se réorienter vers le « Terrestre », un objectif politique fondé sur l’interdépendance des êtres vivants.
Ce texte court, l’un des plus brefs de l’œuvre de Bruno Latour, se lit comme un manifeste pour s’orienter politiquement au cœur des bouleversements écologiques de notre époque.
Comme souvent chez le sociologue, l’apparente fluidité de ces vingt chapitres, émaillés de formules-chocs, est étayée par quarante ans de recherches pointues en sociologie des sciences. Son ambition est forte : « canaliser les affects politiques vers de nouveaux enjeux » (p. 115), c’est-à-dire rendre désirable la transformation de nos sociétés en bouleversant les manières de penser et sentir.
Prenant acte des mutations sociales et écologiques en cours, cet essai repense le besoin de protection hors des tentations de repli identitaire. Il appelle à dépasser les distinctions binaires entre « homme »/« environnement », « économie »/« écologie » pour forger d’autres repères politiques permettant de sortir de l’impasse des catastrophes écologiques qui nous menacent.
L’évidence qui parcourt ce court essai est la suivante : nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Cela fait quatre ans que chaque année rentre au Panthéon des années les plus chaudes jamais mesurées par les météorologues, selon l’Organisation Météorologique Mondiale. Les canicules, vagues de sécheresses, ouragans, incendies se multiplient.
Le changement climatique n’est plus une hypothèse ou un problème de banquise et d’ours blancs mais une réalité de plus en plus palpable. La plupart des géologues mondiaux reconnaissent que nous sommes passés de l’ère de l’Holocène – une période interglaciaire ayant duré environ 10 000 ans depuis la dernière ère glaciaire – à celle de « l’Anthropocène » : les activités humaines sont devenues une force géologique qui bouleverse tous les équilibres écosystémiques. « Aucune société humaine [...] n’a eu à se saisir des réactions du système-terre à l’action de huit à neuf milliards d’humains. Toute la sagesse accumulée pendant 10 000 ans [...] n’a jamais servi qu’à des centaines, des milliers, quelques millions d’êtres humains sur une scène plutôt stable » (p. 62).
Mais cette mutation inédite n’a pas de traduction politique et institutionnelle à la hauteur des enjeux. Pire, la scène politique que les humains occupent n’a plus rien de stable. Les batailles géopolitiques du XIXe siècle se déroulaient sur un sol assuré, vu comme inerte. Mais à l’heure où le sol se dérobe, remue et tremble, la « géo-politique » a un nouveau sens. Le « géo » désigne alors des forces qui se manifestent de plus en plus violemment : la terre, les eaux, le climat, l’atmosphère, les forêts et le reste du vivant. Cette force, Latour la nomme le « Terrestre » – un synonyme du terme « Gaïa », système-terre vivant, qu’il emprunte dans son précédent livre, Face à Gaïa (2015) au scientifique anglais James Lovelock.
Avec ses puissances d’agir qui ne demandent pas d’autorisation pour se manifester, le « Terrestre » déborde l’ancien ordre politique fondé sur la souveraineté des États-nations : c’est ce que le philosophe nomme le « nouveau régime climatique ». « Le Terrestre n’est plus le cadre de l’action humaine : il y prend part » (p. 63), c’est un acteur politique à part entière. Mais ce « nouveau régime climatique » n’a pas encore d’existence politique tangible. Les négociations climatiques internationales mettent en scène les affrontements d’États-nations, la politique contemporaine continue d’être uniquement faite par et pour les humains.
L’émergence du « Terrestre » provoque une « crise migratoire [...] généralisée » (p. 18), bien plus vaste que « l’immigration » décriée par l’analyse populiste, qui voit comme une menace l’arrivée d’exilés de pays en guerre, instables et sans perspectives. Car dans ce nouveau régime climatique, tout migre et bouscule les frontières établies : érosion, pollution, espèces invasives, etc. « L’universelle condition humaine » qui se dessine n’est plus le mythe positif et émancipateur de la globalisation, mais revient à « sentir que le sol est en train de céder » (p. 21).
À l’intérieur des États, le rang grossit des « migrants de l’intérieur qui subissent en restant sur place, le drame d’être quittés par leur pays » (p. 15). Pour prévenir de futurs conflits, il faudrait « redécouvrir en commun quel territoire est habitable, et avec qui le partager ». Savoir, donc, où atterrir. Encore faut-il savoir comment s’orienter et sortir de la confusion qui se propage mondialement.
Dans Où atterrir ? Latour construit une partie de son argumentation à partir de la figure de Trump, et sa décision de se retirer en juin 2017 de l’accord de Paris sur le climat, signé par 175 États pour limiter la hausse de température mondiale à 2°C d’ici à 2100. Le milliardaire erratique, élu sur un programme isolationniste, ruine cette tentative fragile, comme s’il n’était pas concerné par un problème commun à l’humanité. Il veut construire un mur immense à la frontière avec le Mexique, exploiter toutes les énergies fossiles possibles, et nie l’origine humaine du changement climatique. Pour Latour, Trump n’est pas un accident isolé mais l’incarnation qui rend visible aux yeux de tous la « nouvelle histoire qui [a] commenc[é] dans les années 1990 » (p. 10).
Cette histoire souterraine, avance-t-il, est celle d’une « trahison » des classes dirigeantes mondiales qui ont décidé, depuis les années 1980, de faire sécession avec toute idée de « monde commun ». Prenant acte des alertes lancées depuis les années 1970 sur les bouleversements écologiques, elles en auraient tirées deux conséquences : « ce sont les autres qui vont payer les pots cassés », et « nous allons nier l’existence du Nouveau régime climatique » (p. 30). La politique de Trump reflète le choix de ces « élites obscurcissantes » qui ont délibérément décidé de profiter des dernières ressources disponibles, au détriment des milliards d’habitants de la Terre. Ni virage, ni coup de frein mais une fuite en avant, plein gaz. En espérant peut-être se réfugier sur une autre planète une fois celle-ci définitivement spoliée. En réaction, les peuples trahis réagissent par un besoin de protection : volonté de retour aux frontières nationales, érection de murs, refus d’accueillir les migrants. Une fuite en arrière.
Là où le trumpisme est une nouveauté historique selon Latour, c’est qu’il « conjoint la fuite en avant et la fuite en arrière ». En les reliant précisément par la dénégation de la crise écologique. Ce déni « organise toute la politique du temps présent » (p. 36). Car « s’il fallait prendre en compte la contradiction massive entre fuite en avant et fuite en arrière, il faudrait se préparer à atterrir ! » (p. 50), changer de modèle de développement et de rapport au monde. La dénégation s’installe à la fois dans l’administration Trump en proie au chaos interne, et au sein d’une partie de la population accusée de s’abreuver de « post-vérité ».
Pour Latour, cette logique de déni n’est pas un problème de raison ou d’intellect. Dans ses premiers ouvrages d’ethnologie des sciences, Latour a montré que la « vérité » et les « faits », résultent d’une construction sociale, fondée sur une « pratique commune » et une confiance partagée. Mais comment faire quand le corps social se délite, qu’il n’y a plus de possibilité de « partager la même culture, faire face aux mêmes enjeux devant un paysage que l’on peut explorer de concert » ? « Il ne sert à rien de s’indigner que des gens “croient à des faits alternatifs” quand ils vivent en effet dans des mondes alternatifs. » (p. 38). Bulle contre bulle, gated community contre gated community.
Prenant acte de ce sol qui se morcelle, ce petit essai plaide pour la nécessité « d’atterrir ». C’est-à-dire « rassurer et abriter toutes les personnes obligées de se mettre en route, tout en les détournant de la fausse protection des identités et des frontières étanches » (p. 22). Comment faire ? La réponse tiendrait en deux gestes : « s’attacher à un sol », prendre soin des lieux, se sentir protégé et cultiver ses appartenances, et se « mondialiser » (p. 22), s’ouvrir et reconnaître ses dépendances envers le reste du vivant. Un double mouvement qui est tout l’inverse de la fuite panique des élites – dans ses ghettos dorés – et des peuples trahis – vers des frontières et des identités illusoires.
Mais le chemin à suivre est semé d’obstacles. L’idéal de « modernisation » et de « développement » a rendu ces deux mouvements contradictoires, sans offrir de bifurcations. La mondialisation n’a pas tenu ses promesses d’émancipation. Depuis des décennies, c’est une autoroute à sens unique basée sur le profit et l’exploitation du vivant qui s’est imposée au nom du « développement ». Elle ne va que dans un sens : s’arracher au « Local », aux traditions, appartenances et anciennes protections, taxées d’archaïques, pour aller vers le « Global », vu comme unique vecteur de « Progrès ». Ce mythe tourne à vide, car les soubresauts écologiques prouvent que les modèles de développement actuels sont incompatibles avec la vie sur Terre. Pourtant les positions politiques classiques, Droite et Gauche, continuent de se positionner au sein du paradigme de la modernité occidentale. Seul le sens change, comme s’il fallait uniquement choisir entre progrès ou régression, croissance ou décroissance. Impossible « d’atterrir » en suivant cette voie.
Pour Latour, il faut prendre la tangente. Bifurquer vers ce qu’il nomme « l’attracteur Terrestre », un nouvel horizon politique. Celui-ci n’est pas positionné dans l’axe « Local/Global », archaïque ou moderne, droite ou gauche. Il redéfinit un nouvel axe structurant des conflits politiques : l’opposition entre « Moderne » et « Terrestre ». Mais il est encore bien difficile de cerner les contours de ce nouvel horizon. Nous croyons le connaître sous le concept de « Nature », mais ce concept que la modernité occidentale a légué entretient la confusion. Depuis le XVIe siècle, il est fondé sur une vision extérieure du monde héritée de la physique newtonienne et de la pensée cartésienne. La « Nature », régie par des lois objectives, s’oppose à la « Culture », « l’homme » est extérieur aux « ressources » qu’il exploite ou à « l’environnement » qu’il protège.
À l’inverse, redécouvrir le « Terrestre » implique d’abandonner cette vision séparée. Sans rejeter la rationalité, mais en reconnaissant l’interdépendance et la capacité d’action propre des vivants, humains et non-humains. Devenir « terrestre au milieu des terrestres » (p. 110).
En redécouvrant ce monde sous nos pieds depuis toujours, une politique nouvelle est à forger, d’autres alliances à inventer : ce souci habite toute la seconde moitié du livre. Mais encore faut-il tirer la leçon des alliances manquées entre luttes des classes et mouvements écologistes dans la seconde moitié du XXe siècle.
Pourquoi les révoltes ouvrières n’ont-elles pas rencontrées les combats de ceux qui s’opposaient à la construction de centrales nucléaires ?
Parce que, selon Latour, la question « sociale » est restée coincée sur l’autoroute de la modernisation et du « développement des forces productives ». La division entre les « humains » et les « ressources » n’y a pas été questionnée. Il fallait choisir : soit les salaires des ouvriers, soit les petits oiseaux. De leur côté les mouvements écologistes et partis verts ont reproduit le phénomène inverse : ils ont rendu le « Terrestre » visible dans l’espace public, mais en le limitant à des questions « environnementales » sectorielles. Bien sûr, certains courants ont proposé de sortir du paradigme moderniste, mais trop abstraitement « sans préciser depuis quel lieu on pouvait envisager un tel dépassement » (p. 70) : sans incarnation, difficile de mobiliser à grande échelle. « Social » et « écologie » comme « deux ensembles séparés devant lesquels, comme l’âne de Buridan, il faudrait continuer à hésiter en crevant de faim et de soif. » (p. 77).
Pour le philosophe, c’est justement en faisant atterrir les « luttes sociales » trop humaines et les « luttes écologiques » trop abstraites dans des territoires situés que cette contradiction pourrait être dépassée. Par exemple, les « travailleurs » ne se définissent pas seulement par leur position dans un « système de production », ils habitent dans des quartiers, s’approvisionnent parfois sur des marchés locaux, se reposent au bord d’une rivière, se promènent à l’ombre d’une forêt, etc. Idem pour les « écologistes ». Cette rivière qui leur procure tant de plaisir est dépendante du soin que les agriculteurs, les pêcheurs, les promeneurs, etc., prennent envers elle. « Travailleurs », « écologistes », rivières, forêts, se reconnaissant comme « terrestres » font partie d’un même écosystème, d’un « terrain de vie » commun. Latour propose ainsi de rajouter à la « carte de la lutte des classes sociales » une « carte des luttes de places géo-sociales » (p. 83), pour redonner du corps et des lieux aux alternatives politiques, envisager autrement les intérêts et les alliances.
Où atterrir ? propose une boussole pour « tout cartographier à nouveau frais » le champ de la politique (p. 54), comprendre les forces en présence, avec qui s’allier, contre qui se battre. L’auteur ne prescrit aucune forme politique, aucun programme, contrairement à son livre Politiques de la nature où il proposait un « Parlement des choses » qui représenterait les intérêts des non-humains par le truchement des scientifiques. « Que faire ? D’abord décrire. » (p. 119) C’est un minutieux travail « d’enquête » que Latour propose avant tout de reprendre.
Dans les années 1960, dans une Italie en pleine mutation industrielle, les militants communistes pratiquaient des enquêtes aux portes des usines pour comprendre les évolutions de la classe ouvrière. Mais le modèle de Latour, ce sont les « cahiers de doléance » de 1789 : ils décrivaient finement, village par village, les modes de vie et les conflits qui agitaient le tiers état. Aujourd’hui ce sont ces « terrains de vie » dont il faudrait faire l’inventaire, pour comprendre de quoi et de qui les terrestres, là où ils vivent, dépendent pour subsister, à quoi ils tiennent, et à quoi ils sont prêts.
L’essai de Bruno Latour s’inscrit dans un courant d’anthropologie « non-moderne », qui expérimente de nouvelles méthodes de recherches (Anna Tsing, Donna Haraway, etc.) et transmet les rapports au monde de sociétés non-occidentales (Eduardo Viveiros de Castro, Philippe Descola, Arturo Escobar, etc.).
Il éclaire aussi avec une analyse plus profonde le succès best-sellers de récents qui semblent redécouvrir le « Terrestre », sans s’y référer ainsi : La vie secrète des arbres qui prouve que les arbres sont dotés d’une intelligence et une sensibilité inouïe, ou Le charme discret de l’intestin qui montre que « l’humain » est composé de millions d’organismes indispensables, etc.
En se fondant sur une certaine position d’autorité dont il jouit dans ces champs, Latour cherche à y affermir une position stratégique.
Toutefois ce livre qui combat les visions hors-sol pêche parfois par trop d’élévation. Rompant avec le ton général du manifeste, sa conclusion est un surprenant plaidoyer pour atterrir dans une Europe ouverte, multiculturelle, un idéal bien éloigné des réalités actuelles. De quoi paraître un peu distant à celles et ceux qui luttent au ras des territoires en lutte dont il réclame la cartographie : zones rurales menacées par des grands projets d’infrastructure, périurbain en désertification industrielle, quartiers populaires en voie de gentrification... Ce sont, paradoxalement, ces voix des « terrestres » déjà là qui sont peu audibles dans cet opus.
D’autres essayistes contemporains à succès, comme le Comité Invisible dans À nos amis affirment aussi la nécessité de repenser les conflits politiques à partir d’un nécessaire « retour sur Terre ». Mais pour eux, l’idéologie à combattre n’est pas le règne du « Moderne » mais celui de « l’Économie ». La prise en compte du « terrestre » ne serait pas soluble dans la valorisation marchande et les « eaux glacées du calcul égoïste », pour reprendre les mots de Marx.
Dans Où atterrir ?, il n’est pas clair à quel point l’idéal de « modernisation » recouvre le champ économique. Ce qui risque d’être trop abstrait pour susciter des affects dans le champ des luttes dites « sociales ». Mais ce flou conceptuel peut aussi s’envisager de manière stratégique, pour ne fermer aucune porte à des alliances potentielles... Y compris avec des gens considérés comme « néolibéraux, selon l’ancien repère » (p. 70).
En effet, la vision du politique chez Bruno Latour, qui ne s’est jamais réclamé de la « sociologie critique », est avant tout pragmatique : la voie qu’il ouvre semble d’abord prioriser la négociation, l’alliance et la cohabitation plutôt que l’affirmation de rapports de force et d’antagonismes irréconciliables.
Ouvrage recensé– Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.
Du même auteur– La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988.– Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991.– Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.– Face à Gaïa : huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.
Autres pistes– Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.– James Lovelock, La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, Flammarion, « Champs », 1999.– Le Comité Invisible, À nos amis, Paris, La Fabrique, 2014.