Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Bruno Latour
Ce livre, qui se présente comme un ouvrage de philosophie politique de la nature, formule une thèse d’écologie politique et pose la question de la démocratisation des pratiques scientifiques contemporaines. L’auteur entreprend de donner une nouvelle forme au paysage conceptuel de la philosophie politique moderne : en lieu et place d’une ancienne Constitution opposant la Nature à la Politique, on trouvera esquissée ici une nouvelle Constitution dans laquelle des propositions associant humains et non-humains frappent à la porte de collectifs hybrides en voie de composition.
Cet ouvrage fait suite à Nous n’avons jamais été modernes. Publié huit ans plus tard, il en prolonge la thèse principale – la prolifération des entités hybrides réclame la fin du Grand Partage entre Nature et Culture – au niveau de la philosophie politique. Il y mène plus loin l’idée d’un « Parlement des choses » au sein duquel les entités non humaines pourraient se voir représentées politiquement.
Malgré un style parfois léger, l’argumentation est technique : il s’agit de redistribuer le schème dualiste (l’opposition nature/culture) et essentialiste (les êtres ont des propriétés fixes) de la philosophie moderne. L’approche se veut, par contraste, pluraliste et constructiviste : nature/culture, mais aussi fait/valeur, écologie scientifique/écologie politique, tradition/progrès, droite/gauche, toutes ces oppositions habituelles sont décortiquées, puis recomposées afin de fournir une philosophie politique nouvelle, mieux adaptée à nos pratiques et à la crise écologique actuelle.
Latour ne souhaite pas rompre complètement avec la tradition de la philosophie politique moderne ; il s’agit plutôt de proposer une forme nouvelle de républicanisme. L’ambition est grande et l’auteur doit se frotter aux maîtres de la philosophie politique : Platon d’abord, puis de façon plus ou moins explicite, Hobbes, Rousseau ou encore Habermas.
Pourtant, le livre ne prend pas non plus le chemin d’un commentaire critique des textes canoniques. C’est en partant des façons de faire quotidiennes des chercheurs et des écologistes que l’auteur espère donner un souffle nouveau au projet politique moderne hérité de l’Antiquité grecque.
L’exposé commence par une réinterprétation de la célèbre allégorie de la Caverne figurant dans La République de Platon. Dans ce mythe, des humains enchaînés au fond d’une grotte en sont réduits à observer des ombres. La réalité, au-dessus d’eux, leur est invisible.
Seul le philosophe – qui a réussi à se libérer – peut faire la transition et leur apprendre à échapper aux simulacres pour reconnaître ce qui est vraiment. Dans Politiques de la nature, le mythe est resserré autour de ces trois termes : d’un côté, le Réel (ou la Nature) indiscutable, de l’autre, le règne des opinions où vivent les hommes (la Politique) et entre les deux, le philosophe, seul capable de pacifier la vie publique par le recours à un savoir universel.
Selon Latour, ce mythe instaure deux ruptures néfastes à la démocratie : celle entre le lieu du travail humain et celui des vérités éternelles (culture/nature) ; celle entre celui qui sait et ceux qui ne savent pas (science/opinion). Ce schème dualiste forme plus précisément ce que Latour nomme la Constitution – au sens de la règle fondamentale qui structure nos façons de penser et d’agir – dans laquelle nous, Occidentaux, nous trouvons toujours plongés.
Dans quel sens ? Parce que la Science, en tant qu'expertise scientifique, hérite aujourd’hui du rôle du philosophe. Désormais, le débat public est constamment mis à mal par le recours à des faits et à des données qui servent non pas à ouvrir, mais à clore les discussions. Les écologistes eux-mêmes, au moins dans leur effort théorique, prétendent recourir à une Nature transcendante (qu’elle soit dite inerte ou vivante) pour imposer des prises de décisions politiques. Le problème majeur, pour Latour, est que ces faits interviennent comme des armes qui imposent le silence à la parole démocratique.
C’est pourquoi il importe de sortir de cette ancienne Constitution moderne. Or, lorsqu’on prend appui sur l’étude empirique des pratiques scientifiques et écologiques, un autre paysage se dessine : les acteurs interagissent avec des choses et se trouvent aux prises avec des « objets chevelus » ou des imbroglios mêlant science, technique, morale, politique.
Il s’agit de plus en plus souvent, pour les chercheurs comme pour les activistes, de négocier avec des entités au statut ontologique incertain. Les OGM, les gaz à effet de serre, la maladie de la vache folle, les baleines en voie d’extinction sont considérés dans leur matérialité comme des objets chevelus ou encore des réseaux hybrides qui nouent ensemble « non-humains » (ex-objets) et « humains » (ex-sujets).
Dès lors, la pratique de l'écologie consiste moins à protéger la nature qu’à composer avec ces imbroglios. Ces imbroglios créant des conflits, l’écologie politique doit apprendre à pacifier des relations qui risquent sans cesse de dégénérer en guerre (par exemple, lorsqu’un chercheur s’érige en Expert pour faire taire tous les autres participants aux débats). Comment faire ? En élaborant une nouvelle procédure civile, légitime, de résolution de ce type d’affaires échevelées ; c’est-à-dire en s’assurant que toutes les parties intéressées ont bien été entendues et qu’elles ont participé à la prise de décision.
C’est en cela que l’ouvrage de Latour est un ouvrage de philosophie politique de la nature ou d’épistémologie politique : non pas dans l’intention d’intégrer la Nature et ses lois dans le Politique, mais dans celle d’intégrer les pratiques scientifiques et les entités problématiques qu’elles génèrent dans le champ d'une discussion démocratique elle-même réélaborée.
Ce qui revient à dire que, dans ce nouveau cadre, c’est la question ontologique des propriétés des choses – la question de leur essence – qui redevient une affaire de parole publique et d’élaboration commune.
En pratique, donc, les Occidentaux appréhendent le monde à partir de réseaux hétérogènes d'êtres aux caractéristiques modifiables. Or, si c’est le cas, la cosmologie occidentale devient comparable aux cosmologies non occidentales. Dans celles-ci (telles qu’elles ont été analysées par les anthropologues), les êtres sont liés au sein d’un ensemble où aucune distinction n’est établie entre d’un côté la nature et de l’autre la culture. Pour bien des populations de la planète, il n’y a absolument aucun sens à effectuer un tel tri.
Néanmoins, le développement de l’activité scientifique et technique distingue le collectif occidental. Pas question ici d’en faire le signe d’une Rationalité et d’un Progrès : les Occidentaux ne sont pas des sujets s’éloignant toujours davantage d'objets qu’ils pourraient connaître et manipuler à leur guise. Au contraire : nous avons fait « pulluler » et nous nous sommes « attachés » à un nombre croissant d'êtres non humains nouveaux et incertains. Alors que les non-Occidentaux maintiennent leur cosmos – le nombre d'êtres et les liens qui les attachent les uns aux autres – dans un état de relative stabilité, les Occidentaux se trouvent pris dans cette dynamique de prolifération et d'intrication toujours plus forte.
Loin donc de créer l’ordre attendu, l’activité scientifique et technique a rendu le monde occidental plus chaotique. C’est bien pourquoi il faut trouver le moyen de le réordonner en élaborant une nouvelle Constitution. Dans cette perspective, deux questions se posent : « Combien sommes-nous ? » et « Comment pouvons-nous vivre ensemble ? » Le nombre et l’ordonnancement des êtres peuplant le monde étant devenu une tâche politique, Latour propose de parler, à la suite d’Isabelle Stengers, de tâche « cosmopolitique ».
Comment remplacer l’opposition nature/culture ? La notion de collectif va s’avérer précieuse : un collectif est un « terme [qui] ne renvoie pas à une unité déjà faite mais à une procédure pour collecter les associations d’humains et de non-humains » (p.351).
Le terme de « proposition » servira quant à lui à désigner ces imbroglios pour lesquels la question de l’inclusion/exclusion est posée. « Nous allons dire qu’une rivière, un troupeau d’éléphants, un climat, el Niño, une commune, un parc présentent au collectif des propositions » (p.124-125).
Latour va ensuite imaginer deux sous-procédures ou deux « chambres » chargées d’effectuer le travail cosmopolitique. La chambre haute répond à la première question (combien sommes-nous ?) tandis que la chambre basse est chargée de répondre à la seconde (pouvons-nous vivre ensemble ?). La chambre haute détient un « pouvoir de prise en compte » et possède la double tâche de perplexité et de consultation. La chambre basse détient un « pouvoir d’ordonnancement » et doit hiérarchiser les propositions, puis en assurer l’institution.
La procédure d’institution d’une proposition commence donc par la perplexité, qui consiste à repérer, grâce à de multiples outils, les nouvelles entités susceptibles d’appartenir au monde. Une fois l’entité ou la proposition sélectionnée par des praticiens, il s’agit de mettre en évidence le plus grand nombre possible de différences la concernant, autrement dit d’entendre tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se sentent attachés à elle.
La multiplicité qui émane de cette chambre haute sera ensuite ordonnée dans la chambre basse. Ici, l’assemblée hétéroclite de ceux qui avaient pris la parole va décider ensemble de l’avenir de la proposition. Si elle est instituée, la proposition pourra devenir une essence stable et reconnue appartenant de plein droit au collectif. Si ce n’est pas le cas, elle sera rejetée hors du collectif, mais pourra éventuellement faire appel et réclamer sa prise en compte lors de la reprise de la procédure.
Latour ajoute deux autres tâches à son programme. La première consiste à assurer la séparation des pouvoirs entre la chambre haute et la chambre basse : le travail de multiplication des non-humains doit se faire en toute indépendance du travail d’unification au sein du collectif, et vice versa. La seconde est celle de scénarisation : elle vise à donner une image de soi provisoire au collectif en exposant clairement ce qui lui est intérieur et ce qui lui extérieur.
Comment faire le lien entre les propositions et le collectif ? Il n’y a plus dans la nouvelle Constitution d’instance privilégiée, telle que la Science, pour parler au nom d’une Nature inerte et l’imposer au Politique. Dès lors, ce sont tous les praticiens réunis autour de la proposition qui vont participer à la procédure présentée plus haut.
En d’autres termes, la proposition s’articule et s’institue progressivement en accordant les multiples voix qui se font jour autour d’elle. Dans l’ouvrage, Latour focalise son attention sur la contribution des scientifiques, des politiciens, des moralistes et des économistes.
Chacun de ces praticiens est invité à intervenir dans l’ensemble de la procédure collective (chambre haute et chambre basse), en amenant ses propres compétences et ses propres questions. Cette approche diffère d’une approche économique dans laquelle des stakeholders (parties prenantes) feraient valoir leurs intérêts de manière transparente, ou encore de l’idéal d’une communication rationnelle qui mettrait autour de la table des sujets capables de faire abstraction de leurs valeurs.
L’accent est placé ici sur la composition d’une maison (oikos) commune – d’un « bon monde commun » déjouant l’opposition stérile des faits, des normes et des valeurs – à partir du renouvellement des dispositifs de prise de parole.
C’est le problème classique de la représentation qui est dès lors repensé. « Il n’y a pas deux problèmes, l’un du côté de la représentation scientifique et l’autre du côté de la représentation politique, mais un seul : comment s’y prendre pour faire parler par eux-mêmes ceux au nom desquels on va parler ? » (p.108-109). Que ce soient les scientifiques, les moralistes, les économistes ou les politiciens, chacun a inventé des appareils de phonation permettant de donner la parole aux entités avec lesquelles il entre en négociation. Chaque praticien, dans ce cadre, devient le porte-parole d’un non-humain.
Chaque voix doit donc être considérée non pas comme une opinion sans teneur ontologique propre – dénuée de « récalcitrance », dira Latour –, mais bien comme une « partie » de la proposition à prendre en compte et à ordonner collectivement.
La nouvelle Constitution permet d’envisager l’intégration de propositions au sein d’un collectif en composition permanente. Cela a une conséquence importante : « Le collectif ne se pense plus comme une société dans une nature, car il crée une nouvelle extériorité […] définie comme l’ensemble de ce qu’il a exclu par le pouvoir d’ordonnancement et qui oblige le pouvoir de prise en compte de reprendre son travail » (p.378). Les propositions rejetées ou qui n’ont pas rendu des praticiens perplexes forment le milieu du collectif. Cette extériorité est donc fluctuante : elle change à chaque itération de la procédure cosmopolitique.
Parallèlement, c’est la conception du temps qui se transforme. Au lieu d’une conception guerrière du temps comme Progrès, permettant de faire gagner toujours davantage la Vérité contre l’opinion, c’est à une conception civilisée du temps comme attachement toujours plus grand des non-humains et des humains que nous mène l’approche proposée. Latour emprunte au vocabulaire de la psychologie le terme de « trajectoire d’apprentissage » pour formuler l’idée que le collectif progresse sans garantie de succès, à partir des seules expériences et échecs passés. Latour défend ici un art de gouverner sans maîtrise absolue, comportant sans cesse le risque d’un retour en boomerang de conséquences imprévues.
Dans ce cadre, l’État joue le rôle de la mémoire du collectif occidental. Pour se saisir de ce problème, Latour dégage un troisième pouvoir – nommé « pouvoir de suivi » – auquel il assigne également deux tâches : celle d’assurer la traçabilité du collectif par l’intermédiaire d’un travail juridico-administratif et celle d’explorer les formes possibles du bon monde commun. Pour ce faire, Latour ajoute le renfort de deux types de praticiens : les juristes et les diplomates. Les premiers interviendront tout au long de la procédure en ayant en particulier la charge de mémoriser par l’écrit tout le travail effectué par le collectif. Les seconds interviendront au nom d’un collectif en vue de tisser des relations civilisées avec d’autres collectifs.
Latour construit une conception de la politique comme métaphysique expérimentale : il s’agit de faire face à l’incertitude et d’avancer à tâtons dans l’institution ontologique des propositions. Or, selon l’auteur, nous agissons déjà ainsi : chacune des disciplines citées pratique déjà, à des degrés divers, ce type de procédure cosmopolitique.
Le mouvement auquel nous invite Latour n’est donc pas celui d’un élan d’espoir vers une utopie censée nous servir d’horizon régulateur ; il ne s’agit pas d’attendre ou de chercher à réaliser un idéal par une révolution, mais plutôt de s’engager dans une forme de réflexivité – un léger retour sur soi pour apprécier autrement ce que, déjà, nous faisons.
Autrement dit, la nouvelle Constitution et sa procédure peuvent déjà servir à rendre compte de bien des situations dans lesquelles nous sommes pris. Cette manière de présenter les choses implique que nous fassions de l’écologie politique notre présent : puisque, dans nos pratiques quotidiennes, nous agissons déjà avec des objets chevelus, nous pouvons commencer dès maintenant à (re)faire de l’écologie politique.
Latour a choqué certains théoriciens de l’écologie qui considéraient – sans doute à juste titre – qu’il renvoyait leurs efforts conceptuels aux oubliettes de façon rapide et peu délicate. Par ailleurs, le ton parfois amusé et parfois compliqué de l’auteur en a dérouté plus d’un et a de quoi, parfois, énerver. Le livre mérite pourtant d’être lu, encore aujourd’hui, par tous ceux qui s’intéressent aux relations entre la philosophie politique et l’écologie, car il s’agit sans conteste d’un travail novateur et important de réarticulation de l’une et de l’autre.D’autres chercheurs ont critiqué le manque d’explicitation du concept de démocratie.
Dans le contexte de l’ouvrage, on peut toutefois émettre l’hypothèse que la démocratie repose sur une conception de type pragmatique telle que défendue par John Dewey : selon cet auteur, la démocratie n’est pas seulement une forme de gouvernement, mais un principe d’individuation et un mode de vie assurant la participation des individus à la vie collective. Certes, Dewey n’envisageait pas que les non-humains prennent la parole ; c’est là l’originalité de Latour.
Ouvrage recensé– Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.
Du même auteur– Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.– L’espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris, La Découverte, 2001.– Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.
Autres pistes– Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.– John Dewey, Le Public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2015 [1927].– Michel Serres, Le Contrat naturel, Paris, François Bourin, 1990.– Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte, 2009.