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La Civilisation du poisson rouge

de Bruno Patino

récension rédigée parBarbara MerleJournaliste multimédia, Deug d’économie (Paris I Panthéon-Sorbonne), Maitrise de technique et langage des médias à Paris-Sorbonne.

Synopsis

Société

Tels les poissons rouges, qui, inlassablement tournent en rond dans leur bocal et dont l’attention ne dépasserait pas les huit secondes, la génération née dans les années 2000 aurait une capacité de d’attention quasiment similaire à ces animaux primitifs. C’est, en tout cas, ce qu’affirment les ingénieurs de la firme Google. Une révélation effrayante puisque les jeunes générations, mais aussi, par un effet boule de neige, l’ensemble de la population connectée, seraient devenus des poissons rouges, enferrés dans le bocal de leurs écrans. Pour Google, comme pour les autres GAFA d’ailleurs, la capacité d’attention de leurs utilisateurs est une donnée à très fort enjeu. Leur mission : que nous ne nous déconnections le moins possible de leurs plateformes numériques. Leur défi : nourrir en permanence et toujours plus notre addiction au Web et aux réseaux sociaux.

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1. Introduction

La société du numérique est à l’origine d’un tsunami dans notre rythme de vie. Depuis une quinzaine d’années, avec la multiplication et la généralisation des outils technologiques, des réseaux sociaux et d’Internet, notre vie est aujourd’hui scandée par ce monde numérique omniprésent. Sans cesse sollicitée par les messages, mails, alertes, notifications, informations en tout genre, notre attention est en permanence perturbée.

Nous assistons aussi à l’apparition d’un trouble récent, particulièrement pour les générations nées avec le web et les écrans, celui de l’attention. Pour preuve, les Millenials (ou Génération Y) n’ont une capacité d’attention qui ne s’élève qu’à neuf secondes, si proche du poisson rouge dans son bocal, d’après des études de la firme Google. Dans cette « civilisation du poisson rouge » que nous sommes en train de créer, nous pouvons ainsi passer jusqu’à cinq heures par jour devant notre Smartphone, effectuer jusqu’à trente activations par heure de nos nouveaux outils numériques.

Notre connexion devient permanente, pathologique, y compris la nuit. Une addiction aux écrans minutieusement entretenue et développée par les GAFA. Nous sommes devenus des « drogués » du Web, attendant « toujours plus » de « likes », de SMS, de photos et vidéos, les dernières infos postées sur nos réseaux sociaux préférés, incapables de prendre du recul face à cette flopée de sollicitations, vides de sens. Et si les jeunes générations, nées dans cette société hyper connectée, sont celles qui sont effectivement les plus dépendantes, tout le monde, ou presque, se sent concerné par cette aliénation d’un nouveau genre.

2. La réalité de l’addiction

Les faits, étayés par les chiffres, sont bien là. Nous sommes de façon irrépressible attirés, jour et nuit, par nos écrans. Chaque minute dans le monde, 973 0000 personnes se connectent sur Facebook, 2,4 millions de snaps et 488 000 tweets sont publiés…

Chaque minute, ce sont aussi 38 millions de messages envoyés, 18 millions de SMS, 4,3 millions de vidéos postés sur YouTube, et 187 millions de courriers électroniques. « Le temps moyen quotidien passé sur Smartphone a doublé dans la plupart des pays du monde entre 2012 et 2016 pour atteindre des niveaux déjà inquiétants : 4h48mn au Brésil, 3h en Chine, 2h37 aux États-Unis et 1h32 en France. La plupart des experts s’attendent à un nouveau doublement d’ici 2020. » (p. 21) Aux États-Unis, il est un chiffre des plus alarmants avancé par la fondation Kaiser Family. Les jeunes consacreraient plus de huit heures par jour à l’ensemble de leurs écrans connectés, dont cinq heures et demie uniquement à leurs divertissements, jeux, vidéos, réseaux sociaux… Notre vie tout entière est ainsi aujourd’hui rythmée par le Web et ses outils numériques. Les réseaux sociaux, Facebook et son pendant Messenger, YouTube, Instagram, Snapchat, WhatsApp, Twitter… nous ont fait entrer dans une nouvelle ère, celui de la servitude numérique.

Et pour les 78% d’adolescents français inscrits sur Facebook, cette vie virtuelle peut devenir un véritable cauchemar. Ils se réveillent avec FB, surveillent le nombre de « likes » de leurs multiples posts, mais aussi de ceux de leurs amis virtuels et concurrents, les notifications, les messages, les demandes de nouveaux amis…

Pour bon nombre d’entre eux, leur existence entière dépend de leur image, de leur notoriété sur les réseaux sociaux. Leur objectif permanent : avoir toujours plus d’amis, partager toujours plus de posts, et bien sûr, recevoir toujours plus de gratifications pour cela. La dangerosité de cette addiction nouvelle dans cette vie virtuelle n’est pourtant pas toujours mesurée à son juste niveau. Le Journal of Social and Clinical Psychology a publié une étude selon laquelle au-delà de trente minutes d’exposition aux réseaux sociaux et aux écrans, la santé mentale des usagers serait menacée, avec des pathologies, parfois très lourdes, déjà bien palpables.

3. Capter l’attention, au cœur de la stratégie des GAFA

« La pop culture nous a appris que chaque empire possède son étoile noire. » (p. 59) Voici comment l’auteur qualifie l’univers impitoyable du Web. Et il est un homme qui a compté, et compte toujours, parmi les étoiles noires des données : B.J. Fogg, basé à l’université de Stanford, au sein du Persuasive Technology Lab, littéralement en français « le laboratoire des technologies de la persuasion », que ce docteur en informatique a créé en 1998.

Il est, en effet, reconnu tout particulièrement pour avoir inventé le concept de « captologie », à savoir les moyens pour les outils numériques de capter l’attention des utilisateurs, de leur plein gré, voire contre leur gré. Il cherche ainsi à trouver, selon ses propres termes, comment les ordinateurs peuvent influer sur ce que les gens pensent et font. Il travaille ainsi spécifiquement sur les comportements numériques des adolescents. Il a mis en exergue que cette classe d’âge aimait la compétition dans leurs rapports aux écrans, les comparaisons, les indicateurs de performance.

Cette compétition, sans aucune conséquence concrète, à la différence de la « vraie vie », les plonge dans une bulle de satisfaction virtuelle indéfectible. Pour lui, capter l’attention, c’est donc bien avant tout travailler sur la psychologie des utilisateurs en développant les notions de motivation, d’habileté et d’élément déclencheur. « Ce dernier a une composante sociale qui peut être la volonté de comparer ses capacités et performances à celles des autres […] Mais il peut être aussi lié à la peur. Une peur sociale, naturellement, de rater l’immanquable alors même que les proches, les ‘“amis’” ou les connaissances y auront accès. » (p. 61-62)

Capter l’attention, encore et toujours de nos Millenials, tel est donc le principal enjeu des entreprises du web et des réseaux sociaux. Capter l’attention, c’est ainsi créer la dépendance nécessaire qui n’est en rien un effet indésirable de nos usages connectés, mais bien un effet recherché par ceux qui alimentent nos écrans. Et toute cette « économie de l’attention », basée sur les réflexes plutôt que sur la réflexion, sur les passions plutôt que la raison, détruit, peu à peu, nos repères, notre rapport aux médias, au savoir, à la vérité, à l’information, au « vrai » monde.

4. L’utopie de l’Internet a vécu

Ceux qui ont inventé les réseaux sociaux ont créé des monstres qui les ont dépassés… C’est ce que pense l’auteur en tout cas. « Les croyants en la noosphère numérique pariaient sur la raison et le partage pour atteindre une sorte de spiritualité collective. Leur utopie s’est effacée pour rejoindre le débarras encombré des illusions brisées. » (p. 51)

En effet, pour Tim Berners-Lee, « l’inventeur » du Web, Tristan Harris, ancien designer chargé de l’éthique de Google, Sean Parker, ancien cadre dirigeant de Facebook, ou encore Justin Rosenstein, l’inventeur du bouton « like » de Facebook, la désillusion est grande. À la base, ils souhaitaient proposer des outils numériques pour permettre au plus grand nombre un accès universel et souvent gratuit à l’information. Les utilisateurs, tous égaux devant cet outil collaboratif, devaient avoir un accès équitable à l’ensemble des connaissances. Dans la réalité, le pouvoir est aux mains de quelques-uns, ceux qui espionnent : les GAFA, des grandes entreprises, des États.

Ils se rendent compte aussi qu’ils ont poussé des centaines de millions de personnes, enfants, jeunes et adultes, dans un monde virtuel dangereux, où l’addiction règne, et dans lequel la bibliothèque géante qu’ils espéraient de leurs vœux est devenu un magma d’informations délivrées par tout un chacun, sans hiérarchie, sans différenciation entre le vrai du faux, l’objectif du subjectif, où chacun peut jeter en pâture ses émotions, ses sentiments, ses croyances, ses injures… mais aussi celles des autres. Ils voient également comment les géants du numérique utilisent tous ces cobayes d’un genre nouveau, les rendent de plus en plus dépendants pour vendre encore et toujours plus, y compris leurs données personnelles… Ces quelques pionniers sont depuis devenus des partisans d’un contre-Internet pour tenter d’annihiler sa création première.

Tim Berners-Lee a lancé la World Wide Web Fondation pour officiellement contrecarrer le monstre qu’il a lui-même créé et qui lui a échappé… La « fondation pour le logiciel libre » propose ainsi une nouvelle forme de gouvernance du Web, juridiquement plus transparente et plus responsable.

5. Changer de paradigme

Devant ce constat accablant, l’auteur ne fait pourtant pas preuve de fatalisme. Il serait encore temps, à ses yeux, de transformer en atout la révolution économique majeure que constitue l’intelligence artificielle. « L’état de nature de ces empires numériques n’a pas à devenir notre état de culture. Nous vivons un moment de fondation, celui d’un ordre nouveau dont l’absence de règles trahit la jeunesse. » (p150-151)

Il devient ainsi nécessaire et urgent de lutter contre cette économie de l’attention qui nous rend dépendants, car elle ne constitue pas l’unique modèle de développement imaginé pour ces entreprises du web et des réseaux sociaux. De nouvelles règles du jeu doivent être mises en place, ainsi qu’un « nouvel humanisme numérique » que l’auteur appelle de ses vœux, parce que sa vocation initiale d’égalité d’accès à l’information reste incontestablement un défi mondial extraordinaire.

Pour cela, l’action à mettre en œuvre est autant individuelle, chacun doit savoir rationnaliser sa consommation des écrans, que collective ; le combat est politique. Il faudrait, par exemple, négocier pour une régulation des flux avec les géants de l’Internet, définir un cadre juridique au niveau international, mettre en place des normes d’application sur les algorithmes de captation de l’attention, développer des offres numériques qui permettent de sortir de cette économie de l’attention…

Parallèlement à ce nouveau cadre, Bruno Patino prône une véritable éducation à la déconnexion : avoir une pédagogie sur la bonne utilisation des réseaux sociaux, établir des lieux « hors connexion », à l’aune des zones non-fumeurs, ou encore apprendre ou réapprendre la notion du temps hors connexion… Parce que, pour lui, la nouvelle fracture numérique n’est plus celle de la connexion, mais bien de la déconnexion. Elle serait la garantie de la liberté de chacun de se connecter et de se déconnecter librement.

6. Conclusion

Avec la généralisation depuis les années 2000 du Web, des réseaux sociaux et de tous les écrans qui nous entourent, nous sommes entrés de plain-pied dans une nouvelle ère, celle de la civilisation du poisson rouge. Rivés continuellement à nos écrans et nos plateformes préférées, nous sommes devenus totalement dépendants de ces outils virtuels qui régissent notre quotidien. Une dépendance alimentée par les géants du Web qui cherchent à capter notre attention de façon quasi incessante. C’est ce que l’auteur appelle l’économie de l’attention. Et cela fonctionne ! Puisque, comme le poisson rouge dans son bocal qui se « déconnecte » au bout de huit secondes, les jeunes nés avec et dans le Web ne peuvent porter leur attention plus de neuf secondes à un stimuli. Un zapping permanent que tous les connectés du Web connaissent bien.

Nous sommes ainsi dans un cercle vicieux infernal où l’attention est devenue une économie à part entière avec des enjeux financiers considérables pour les GAFA. Si le constat est là, il est devenu urgent d’intervenir pour proposer aux utilisateurs une approche plus vertueuse de la société du numérique dans laquelle nous vivons.

7. Zone critique

L’auteur de La civilisation du poisson rouge, très au fait de la révolution numérique en cours, a une analyse à la fois personnelle et collective de cette mutation majeure. Il parle ainsi autant de sa propre addiction que du phénomène sociétal dans le constat alarmant qu’il dresse. C’est aussi un ouvrage documenté, étayé par plusieurs études scientifiques internationales sur la question. Réguler et éduquer sont pour lui les deux axes majeurs sur lesquels agir pour permettre aux utilisateurs de profiter pleinement d’un accès pour le plus grand nombre au savoir et à la connaissance, vocation première du Web.

Mais s’il donne quelques pistes envisageables, il ne met cependant pas en exergue les obstacles quasi insurmontables auxquels sont confrontés celles et ceux qui appellent à une société numérique plus égalitaire, plus transparente, plus réglementée.

En effet, c’est un combat international qui doit être mené avec la mise en place de réglementations internationales pour rendre les réseaux sociaux, et les GAFA, plus vertueux. C’est une question qui fait débat depuis plusieurs années. Pour l’instant, la clef du « nouvel humanisme numérique » n’a pas été encore trouvée.

8. Zone critique

Ouvrage recensé– La civilisation du poisson rouge. Petit traité sur le marché de l’attention, Paris, Grasset, 2019.

Du même auteur– Télévisions, Paris, Grasset, 2016.– Avec Jean-François Fogel, La condition numérique, Paris, Grasset, 2013.– Du livre numérique au livre de droit, Paris, La documentation française, 2008.– Pinochet s’en va, Paris, IHEAL, 2006.– Avec Jean-François Fogel, Une presse sans Gutenberg, Paris, Grasset, 2005.

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