Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Byung-Chul Han
Le désir, concept philosophique déjà maintes fois abordé – de Platon à Barthes, en passant par Hegel – est ici au centre de la réflexion de Byung-Chul Han. La société contemporaine, toute tournée vers la consommation, la satisfaction immédiate et les besoins narcissiques de l’individu, est en train d’anéantir le moteur essentiel de l’amour vrai et de l’engagement fécond : l’Éros. Ce n’est pas tant la marchandisation capitaliste ni l’absence de limites de notre monde virtualisé et surinformé qui conduit à la mort du désir, mais la disparition de l’autre, avec sa différence, son insondable mystère et cette part obscure qui voyait jadis flirter Éros et Thanatos.
Pendant longtemps, l’activité humaine a été liée au travail manuel. Or, nous avons aujourd’hui créé une culture « digitale » qui renvoie pour ainsi dire nos actions au bout de nos doigts : c’est grâce aux clics et aux claviers que nous entrons en contact avec les autres. Nous réagissons à la seconde, faisons défiler les images et les informations sans prendre le temps de les comprendre vraiment ni de les regarder. Le média digital modifie « en deçà de notre décision consciente, notre comportement, notre perception, notre sensibilité, notre pensée et notre manière de coexister » (p. 132).
Ce digital turn (soit « mutation digitale ») fait ici figure de métaphore de la société actuelle, du tournant civilisationnel que nous sommes en train de vivre. Elle conduit, pour Byung-Chul Han, à la primauté du calcul, de l’accumulation des données, du virtuel et de l’instantané sur la pensée, la réflexion, le temps long, l’amour.
Pour appréhender comme il se doit la réflexion du philosophe sur l’amour, le désir et la fin du désir, il convient d’en éclairer les prémisses et de saisir ce qu’il entend par « désir amoureux ».
Le philosophe recourt, tout au long de l’ouvrage, au concept de « négativité », qui désigne ici tout ce qui contrevient à l’évidence, contrecarre l’égo et le dévie de sa pente narcissique, lui fait découvrir le monde sous un nouveau jour. Sans négativité, pas de rencontre possible et véritable avec l’autre et, par conséquent, pas d’amour possible, pas de désir créateur. L’amour vrai, comme l’écrit Alain Badiou dans la préface à l’ouvrage, est « l’expérience radicale […] de l’existence de l’Autre » (p.8), il ne saurait être le résultat d’un pacte organisé, d’un choix rationnel.Cet autre, différent de soi, absolu, Byung-Chul Han le qualifie d’atopique, étymologiquement sans lieu.
Ce n’est pas un hasard si les adeptes de Socrate l’avaient qualifié d’atopos : par le génie de son langage, la singularité de son logos, le philosophe grec enivrait son auditoire, le conduisait sur des territoires inexplorés, insoupçonnés, exerçant par là même un fort pouvoir de séduction érotique. « L’autre désirable est sans lieu » résume Byung-Chul Han, il échappe au langage. Tel est aussi le sens de la formule de Roland Barthes, dans Fragments d’un discours amoureux : « Atopique, l’autre fait trembler le langage : on ne peut parler de lui, sur lui : tout attribut est faux, douloureux, gaffeur, gênant […] » (p. 20).
Ce préambule n’est pas que théorique, il débouche sur des considérations éthiques que l’on trouve dans la pensée d’Emmanuel Levinas, notamment dans Le Temps et l’Autre : l’altérité absolue que présuppose l’amour est aussi un garde-fou, une résistance à la tentation de réification de l’autre. Envisagée sous cet angle, la relation amoureuse échappe aux rapports de pouvoir : il n’est plus question de vouloir « saisir » l’autre ni de le « posséder ».
Le verbe modal par excellence de la relation amoureuse serait ainsi ne-pas-pouvoir-pouvoir (p. 39) : il fait état de cette « im-puissance » dans laquelle le sujet se perd dans l’autre ou pour l’autre et qui le révèle alors. Quant au temps de l’amour, ce serait le futur, symbolisé par le geste amoureux par excellence, la caresse, cette « relation avec ce qui se dérobe à jamais » (p. 46) : l’amour comporte toujours une part d’insaisissable, d’inassouvi, d’avenir.
L’expérience érotique suppose, comme exposé précédemment, « l’asymétrie et l’extériorité de l’autre » (p. 20), plus encore, elle exige le courage d’un anéantissement de soi pour accéder à la découverte d’un inconnu. Autrement dit, l’amour suppose un passage symbolique par la mort, un renoncement à l’égo, auquel succèdera un retour réconcilié à un soi radicalement changé par l’expérience de l’altérité.
Éros, figure mythologique de l’amour, et Thanatos, celle de la mort, sont ainsi inextricablement liés : c’est l’irruption d’une différence radicale –l’autre – et, ce faisant, de la mort temporaire du sujet qui est à la source du désir érotique. Byung-Chul Han propose, pour illustrer ce propos, une interprétation du film Melancholia de Lars Von Trier, encadré musicalement par le prélude wagnérien de Tristan et Iseult : c’est l’irruption d’un autre absolu, atopique – en l’occurrence une nouvelle planète – dans l’enfer de l’identique, du quotidien, de la répétition, qui éveille le désir chez Justine : elle frôle la mort et n’en éprouve que plus de pulsion érotique. Paradoxalement, l’approche de la mort emplit le personnage de vie en le libérant de sa prison narcissique. « Quelque chose est donc vivant, écrivait aussi Bataille, uniquement dans la mesure où il contient la contradiction en soi. » (Georges Bataille, L’érotisme, Paris, Minuit, 2011).
La dialectique hégélienne du maître et de l’esclave ne décrit pas autre chose que ce combat pour la vie, qui ne saurait être possible sans la conscience de la mort. La vraie vie ne peut advenir que si, comme le valet, l’on ne craint pas de risquer la mort pour accéder à la liberté. Le serviteur deviendra le maître, sortira de sa condition, se dépassera, tandis que le maître refusant de regarder en face la possibilité de sa propre mort sera déchu de son piédestal, aliéné dans une « vie nue », consacrée au travail, sans Éros ni transcendance.
La « vie nue », c’est par cette expression empruntée au philosophe italien Giorgio Agamben que Byung-Chul Han qualifie les existences de ceux qui, par refus de toute négativité, s’empêchent de vivre pleinement et semblent survivre plutôt que vivre : « le survivant, affirme-t-il, est semblable au mort-vivant, qui est trop mort pour vivre et trop vivace pour mourir » (p. 66).
Le philosophe développe ainsi, au fil du livre, sa conception de l’amour et décrit les motivations du désir érotique. Il brosse parallèlement en négatif le tableau d’une société qui, aujourd’hui plus que jamais, nous détourne de l’amour, nous empêche d’en envisager l’existence. L’amour serait donc en voie de disparition, comme le suggère le titre de la version originale du livre : Agonie de l’Éros. Mais quelles sont les causes de cette menace ?
À la négativité inhérente à l’expérience amoureuse, Byung-Chul Han oppose essentiellement la « positivité » mortifère des sociétés néolibérales, à l’œuvre dans tous les domaines du quotidien. La positivité désigne tout ce qui contribue à enfermer l’individu dans un confort illusoire, un narcissisme exacerbé et déprimant : la routine du travail, les relations superficielles ou encore la consommation effrénée et permanente.
En ce qui concerne les relations amoureuses, le philosophe souligne, en s’appuyant sur les travaux de la sociologue Eva Illouz (et notamment sur Consuming the Romantic Utopia), que la conception antique de l’amour n’était pas « confortable », qu’elle supposait dépossession et métamorphose de soi.
Loin de l’épreuve qu’elle représentait jadis, la relation amoureuse est aujourd’hui domestiquée, assimilée à un produit de consommation : elle doit être dépourvue de risques, d’excès, d’audace, de folie. La relation idéale n’est plus synonyme de passion, de blessure, de transgression, mais seulement de sentiments agréables, doux, calmes, de moments d’excitation sans conséquences. Objet de calcul hédoniste, la sexualité a perdu toute négativité et le désir de l’autre a cédé la place au confort de l’identique.
Ce que cherche l’individu narcissique n’est plus la rencontre avec un autre idéalisé dans sa différence, mais sa propre image, la confirmation de son égo : « Partout, écrit le philosophe, il patauge dans l’ombre de lui-même, jusqu’à s’y noyer » (p. 22). Incapable de se dépasser, de se réaliser dans l’amour, il sombre dans une dépression qui le précipite en lui-même au lieu de l’en arracher.
Le narcissisme et la positivité, fustigés par le philosophe, sont les conséquences non seulement de nos modes de vie, mais aussi des valeurs néolibérales infiltrées dans notre vie publique et privée, intime.
De façon générale, nous vivons avant tout dans une société de la performance, une société du pouvoir plus que du devoir. Or, cette prise de pouvoir collective et individuelle qui devait, selon Michel Foucault, conduire à une libération de chacun, a produit l’inverse : les individus, dans l’illusion de la liberté, vivent en réalité dans leur propre prison, créent les conditions d’une auto-exploitation bien plus perverse que l’exploitation par un tiers : soumis à l’injonction paradoxale de la culture entrepreneuriale « Sois libre ! », l’individu plonge dans la déprime, rongé par la culpabilité de ne pas être aussi performant qu’il devrait l’être. Le capitalisme, explique Byung-Chul Han, ne fait que créer une « dette » impossible à annuler, « un échec irrémédiable en matière de capacité, c’est-à-dire une insolvabilité psychique » (p. 39).
Or, précise le philosophe, l’Éros implique un rapport à l’autre étranger à toute idée marchande : dans une société de la performance, de la réification économique des individus, point d’amour possible. Car l’altérité n’est pas une différence consommable, elle suppose une relation qui n’apparaît pas dans le bilan des débits et des crédits. Que reste-t-il alors ? Une sexualité de la performance, dénuée d’amour. Des corps réduits au statut de marchandises qu’il faudrait rendre sexy. Une perte de la correction, de la distance, du temps qui rendaient jadis possibles les rapports amoureux. Comme dans Cinquante nuances de Grey, la relation intime est désormais assimilable à une offre d’emploi, une prestation : tout est régulé, cadré, hygiénisé, tout est simplement « délicieux », « positif ».
Cette évolution s’inscrit dans la mouvance de l’obsession de la propreté et de la fétichisation de la Santé, « grande déesse » actuelle, dans une société où la théologie a été remplacée par la thérapie.
D’un point de vue anthropologique, Byung-Chul Han pointe le désenchantement du monde, la fin du sacré et des rituels qui participaient jadis de notre appréhension du monde : nous avons aboli la dimension religieuse de nos existences, sécularisé, déritualisé nos vies, érigé la transparence et l’évaluation en nouvelles valeurs.
Pour le philosophe, cette désacralisation, cette fin des mystères et des zones d’ombre équivalent à une profanation permanente des êtres, des choses, des lieux désormais dénués de transcendance. Avec la mort de Dieu, ce ne sont pas seulement les croyances qui ont disparu, mais aussi ce sens du sacré qui, selon Martin Heidegger, est au fondement de la société humaine, garant de sa mémoire, de son identité. Tout n’est plus qu’image, objet d’exposition, d’exhibition, comme les œuvres d’art des musées ou les chemins de pèlerinage devenus parcours touristiques.
La profanation se double d’une exigence de transparence, aujourd’hui érigée en vertu morale, laquelle se donne pour objectif de tout montrer, tout exposer. L’hypervisibilité et l’information permanente sont incompatibles avec l’imagination, elles empêchent la naissance de l’espace indéfini du fantasme et du désir érotique.
Plus encore, avance Byung-Chul Han, elles pornographisent le monde, chosifient les visages et les corps, ceux des mannequins et des actrices sous les lumières des projecteurs, mais aussi ceux des partenaires sexuels. Pour le philosophe, « l’obscène et le pornographique, c’est le visage sans mystère et sans expression, nu, réduit à sa capacité d’être exposé » (p. 77). De surcroît, la pornographisation généralisée est renforcée par un capitalisme néolibéral qui expose et montre toute chose comme marchandise, désacralise l’Éros pour en faire du « porno ».
Dans Pourquoi l’amour fait mal, Eva Illouz explique que ce phénomène est soutenu, véhiculé, accru par la technologie numérique. Cette dernière offre – cadeau empoisonné – une multitude de choix, donne l’illusion d’un monde illimité, d’une infinie liberté qui nous entraîne dans une volonté compulsive d’optimisation, de rationalisation. Elle finit par rendre l’amour froid, voire impossible. Les partenaires sexuels, jetables, ne sont plus que le résultat d’un choix, d’un calcul, voire d’un instantané virtuel. Les sentiments comme les objets sont voués à l’obsolescence programmée.
Au-delà des méfaits engendrés par le processus néolibéral de désintégration de l’érotisme dans nos vies personnelles, ce sont ses conséquences sur la vie collective que craint le philosophe : le risque d’une dépolitisation générale de la société. En effet, la puissance fertile de l’amour, quand elle peut s’épanouir, n’est pas simplement destinée à l’élu(e) : elle porte un « germe d’universel » (p. 97), pour reprendre une formule d’Alain Badiou, impulse un mouvement ascensionnel de l’esprit, produit de belles choses et de beaux actes. « Elle est une source d’énergie pour la levée du politique » (p. 100).
Il y a plus encore à craindre, conclut Byung-Chul Han : la fin de l’intelligence humaine. Pour Socrate, la pensée vive, mouvante, créative n’est possible qu’avec un Éros intrinsèquement présent. En ce sens, la philosophie apparaît comme la transposition de l’Éros en logos. En bref, pour faire écho à Deleuze et Guattari (Qu’est-ce que la philosophie ?), « il faut avoir été un ami, un amant, pour pouvoir penser » (p. 117).
Byung-Chul Han décrit une civilisation en crise, en proie à la narcissisation croissante du soi, à l’anéantissement de l’autre. Il fait de nos relations la résultante du jeu du big data et des algorithmes. Nous serions donc devenus des marionnettes manipulées par un implacable système. Mais le propre de l’humain n’est-il pas précisément de garder une part d’insaisissable, d’irrationnel et des sentiments complexes et irréductibles qui nous distinguent, ontologiquement et intrinsèquement, des robots ?
En outre, comme s’attachent à le montrer Mathieu Ricard dans Plaidoyer pour l’altruisme ou encore Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans L’entraide, l’autre loi de la jungle, les comportements humains peuvent se lire autrement qu’à l’aune de l’égoïsme, de la compétition et de la recherche du profit. L’altruisme, l’entraide et l’amour du prochain ont été et sont encore des moteurs importants de nos sociétés.
Ouvrage recensé– Le désir. L’enfer de l’identique (préface d’Alain Badiou), Paris, Éditions Autrement, coll.« Les Grands Mots », 2018 [2012].
Du même auteur– La société de la fatigue, Paris, Circé, 2014.– Dans la nuée : Réflexions sur le numérique, Arles, Actes Sud, 2015.– Le parfum du temps : Essai philosophique sur l'art de s'attarder sur les choses, Paris, Circé, 2016.– Psychopolitique : Le Néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir, Paris, Circé, 2016.– Sauvons le beau : L'esthétique à l'ère numérique, Arles, Actes Sud, 2016.– La société de transparence, Paris, PUF, 2017.– Topologie de la violence, Paris, éditions R&N, 2019.
Autres pistes– Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992– Alain Badiou, Éloge de l’amour, Paris, Flammarion, 2009– Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Éditions de Minuit, coll. Reprises, 2011– Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal, l’expérience amoureuse dans la modernité, Paris, Seuil, 2012– Mathieu Ricard, Plaidoyer pour l’altruisme, Paris, NiL éditions, 2013) – P. Servigne et Chapelle G., L’entraide, l’autre loi de la jungle, Paris, Les liens qui libèrent, 2017