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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Carl E. Schorske
Guidé par l’attraction qu’exerçait la culture viennoise sur le monde américain d’après la Seconde Guerre mondiale, Carl E. Schorske, s’attache, en sept études conçues comme des enquêtes spécifiques, à explorer les conditions de naissance de la nouvelle identité culturelle moderne en Europe depuis le dernier quart du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale. Il montre la révolte littéraire, artistique, psychologique mais aussi politique de la jeunesse d’une capitale : « la Vienne fin de siècle ». Il propose ainsi une histoire de la modernité culturale viennoise dans un contexte politique et artistique (anti)bourgeois.
Professeur d’histoire dans une Amérique pessimiste d’après la Seconde Guerre mondiale, Schorske constate, au sein du monde académique qui lui est contemporain, une rupture avec la tradition historique. Les Américains se mettent à s’intéresser à la production culturelle viennoise, tandis que Freud détrône Marx dans les courants de pensée. Schorske décide alors de s’intéresser à la Vienne de la fin du XIXe siècle comme terrain d’études, tant pour ce regain d’intérêt que pour l’émulation intellectuelle qu’a suscitée cette capitale européenne caractérisée par une cohésion entre élites. Il choisit une démarche anti-Zeitgeist (esprit du temps), en faveur d’une « analyse empirique d’éléments disparates » afin de découvrir « un schéma unitaire dans nos univers culturels » (p. 30), à la croisée du passé et de la contemporanéité. L’ouvrage s’intéresse ainsi aux conditions de naissance de la modernité artistique et littéraire à Vienne, en fin de XIXe siècle, sous le règne de François-Joseph.
Schorske y propose une incursion dans le monde viennois, illustrée par la littérature, l’art architectural ou encore la peinture. Mais il est important d’y saisir aussi la vie politique : le système de croyances bourgeois est remplacé par une pensée moderne. Des forces sociales sont libérées (nationalisme, christianisme social, antisémitisme, sionisme). Dans cette Vienne surprise en pleine désintégration politique et sociale, l’homme moderne est « condamné à recréer son propre univers » (p. 40) et donc à laisser parler sa créativité, son inconscient (Freud). Les sept études du « changement culturel de la condition moderne » (p. 12) sont marquées par plusieurs temps forts : un art devenu instrument d’éducation pour la classe moyenne libérale prospère, consolidée à Vienne face au pouvoir impérial ; une rupture générationnelle politique et artistique (sécessionnistes puis expressionnistes) opérée par la nouvelle Jeune Vienne qui souhaite libérer l’art des contraintes morales.
Au XIXe siècle, la classe bourgeoise viennoise se préoccupe de manière très importante de l’art et de la culture, qui deviennent des instruments d’instruction dans un monde aspirant à l’ordre. En littérature ou en architecture, le désir d’ordre qui transpire des œuvres sera bientôt concurrencé par des visions opposées.
En Autriche, la bourgeoisie n’avait pas réussi à s’affranchir de l’aristocratie et les libéraux autrichiens ne se sont jamais vraiment imposés contre les « féodaux » (aristocrates), les « forces socialement supérieures qui les avaient précédés dans l’histoire » (pp. 161-162). Comme la haute bourgeoisie ne parvient pas à supplanter l’aristocratie, elle doit composer avec elle, notamment en empruntant ses valeurs culturelles. La classe libérale autrichienne, fragile politiquement, fait alors de l’art un instrument d’instruction.
Les valeurs fondamentales comme l’éducation (Bildung) et la propriété (Besitz) s’expriment dans l’urbanisme mais aussi dans la littérature. L’écrivain Adalbert Stifter (étude n° VI) livre, à travers la métaphore du jardin , l’image d’un monde apprivoisé, contrôlé, dont on a banni les émotions et les instincts. Un héros de son roman Nachsommer, élevé dans un environnement stable par un père qui voit l’art comme un moyen de s’instruire, découvrira dans ses promenades la Rosenhaus, une propriété où l’on mène une vie paisible, ordonnée, au service d’un art qui plonge ses racines dans le passé : un idéal de vie haut-bourgeois. Le jardin ordonné de la Rosenhaus est la métaphore du repli hors de la société d’un monde bourgeois autrichien.
L’incursion dans l’architecture viennoise fournit un autre élément de compréhension des valeurs de cette classe sociale libérale viennoise. La Ringstrasse (étude n° 2), matérialisation de ces valeurs bourgeoises, constitue une artère autour du centre-ville viennois, entourée de bâtiments publics et de demeures privées. Par souci d’hygiène et par nécessité d’apporter une réponse à l’expansion citadine de Vienne, les architectes bourgeois entourent le centre de Vienne d’un anneau où seront bâtis les plus fameux édifices (le Parlement, la Mairie, le Théâtre).
L’architecture de la Ringstrasse montre le triomphe du droit constitutionnel sur la force impériale et veut rivaliser avec les palais et les églises aristocratiques. Mais elle est aussi le reflet d’un désir de protéger la vieille ville, en créant ainsi une frontière sociologique avec la population des faubourgs, qui représente le danger d’un ennemi intérieur – le peuple insurgé – redouté par le monde bourgeois prospère du centre. Les classes bourgeoises économiquement florissantes sont coupées du reste de la société, comme le montrent par ailleurs les œuvres des écrivains Hugo von Hofmannsthal ou Ferdinand von Saar.
Vienne se donne l’image d’une ville embellie par les arts, enrichie par des bâtiments de prestige. Les immeubles de rapport à caractère aristocratique qui y sont bâtis constituent une affaire lucrative pour ceux qui les possèdent et qui les louent en pratiquant la spéculation immobilière. Les visions opposées de deux architectes, C. Sitte, l’esthète traditionaliste, attaché à l’héritage artistique, et O. Wagner, le moderne pragmatique, inspiré par Klimt, montrent, elles aussi, les contradictions de cette fin de siècle libérale. Wagner critique les formes urbaines associées à la Ringstrasse, ses liens esthétiques avec le passé alors qu’il est lui-même issu de cette génération de bâtisseurs : c’est la classe bourgeoise même qui enfantera de ses fils révoltés.
On comprend plus aisément le modernisme culturel viennois à la lumière de la rupture opérée par la nouvelle génération avec la culture politique libérale de la génération précédente. Dans la « joyeuse apocalypse viennoise » (p. 189), issus de cette classe bourgeoise encore dominante culturellement mais en déclin politique, trois hommes se révoltent.
Georg von Schoenerer est voué à devenir un « grand seigneur » rentier. « Pseudo-aristocrate frustré » comme beaucoup de sa génération, il s’oriente vers une carrière parlementaire fondée sur une solide base électorale rurale dont il va attiser l’hostilité anti-bourgeoise et la haine antisémite Son programme conjuguant réforme sociale et nationalisme, en se réclamant du germanisme, séduit et son nouveau style politique virulent cristallise une partie de la société anti-libérale.
C’est sur un ton de salon – Salonton – que le chrétien-social Karl Lueger, surnommé der schöne Karl (le beau Karl), s’oppose au monde libéral. Magnifique orateur, il est élu au Parlement dans le groupe des démocrates autrichiens. S’il utilise le camp antisémite pour servir ses intérêts politiques, il va surtout convaincre les jeunes catholiques radicaux qui se définissent comme un sous-groupe social opprimé. Il est élu maire de Vienne en 1895, fédérant l’aversion des aristocrates, des démocrates et des catholiques contre le libéralisme.
Theodor Herzl, juif libéral cultivé, « esthète », finira comme « croisé du sionisme » (p. 212), les scandales contemporains ayant ébranlé sa confiance dans le système parlementaire. Malheureux en mariage et perdant ses amis chers, il s’attache au « corps social juif » (p. 221) pour lequel il se met à rêver d’un État national, voulant sauver les Juifs de l’ordre libéral dont il était lui-même issu.
Ces trois enfants du libéralisme se retournent contre lui. Ils perçoivent une réalité socio-psychologique que leurs pères libéraux ne voyaient pas . Cette révolte est portée plus loin par la découverte de la psychanalyse freudienne. Juif libéral viennois, nourri de culture classique, Freud explique le rêve comme accomplissement d’un désir refoulé et ramène la politique, réduite à un épiphénomène des forces psychiques, au conflit originel entre père et fils. Un mouvement de révolte de la jeunesse artistique viennoise viendra compléter ce « parricide ».
Un mouvement de révolte de la jeunesse artistique viennoise viendra compléter ce « parricide ». Le mouvement de Sécession fondé en 1897 par une association d’artistes viennois, montre que l’art viennois souhaite s’affranchir du passé et constitue une réaction politique, littéraire et artistique au libéralisme. La Sécession représente une révolte contre l’historisme (p. 433) montrant comment sauver la culture de l’influence des aînés. Les jeunes artistes viennois – Die Jungen – ayant reçu l’art en héritage de leurs pères sont devenus des intellectuels très raffinés mais qui perçoivent la rupture de l’art avec les réalités sociales. Les nouveaux artistes refusent les certitudes de l’art comme expression de valeurs morales. Sensibles psychologiquement, esthètes, ils souhaitent régénérer l’art devenu, pour certains d’entre eux, un refuge face à la réalité, un jardin de Narcisse. Le temple qui lui est voué à Vienne à cette époque – la maison de la Sécession – est le symbole d’une modernité qui veut arracher les masques pour montrer la vérité. La crise du libéralisme et les frustrations politiques occasionnent artistiquement la naissance du sujet psychologique, illustrée en musique par la Valse de Maurice Ravel, une danse de la mort. Dans cette « culture morale et esthétique moribonde » (p. 56), l’harmonie devient cacophonie et laisse place à l’excentricité, à un frénétique tourbillon dont sont pris ces jeunes viennois, fils de petits bourgeois qui souhaitent renverser leur monde. En littérature, des auteurs comme Schnitzler ou von Hofmannsthal représentent cet esthétisme, s’intéressent à l’Éros, à son pouvoir destructeur, à l’assouvissement des désirs. L’art éveille les instincts et sa beauté ouvre sur le monde de l’irrationnel. Comme Freud, le jeune peintre Gustav Klimt libère dans ses œuvres une énergie créatrice nouvelle, en explorant les instincts refoulés par la tradition classique.
Le parcours du chef incontesté du mouvement de Sécession témoigne de l’interpénétration entre culture et politique ainsi que des paradoxes d’une époque qui finit par perdre sa radicalité mais donne naissance à l’expressionnisme. Klimt se propose de libérer l’art de la contrainte de la morale, en explorant les profondeurs du moi. Récompensé par un prix impérial, le jeune peintre, à qui on attribue une inspiration wagnérienne, nietzschéenne ou encore schopenhauerienne, fera école à tel point que la nouvelle Université de Vienne de la Ringstrasse lui proposera d’exprimer sa vision artistique sur les plafonds du hall d’entrée, suscitant une véritable polémique politique. Les commanditaires qui lui demandent de peindre les disciplines universitaires (Philosophie, Jurisprudence, Médecine) dans la pure tradition libérale, comme un triomphe de la lumière sur les ténèbres, seront heurtés par sa première fresque. Allégorique, innovante, la Philosophie provoque un scandale opposant aux rationalistes traditionalistes la nouvelle esthétique. Le monde politique s’en empare en raison de la forte imbrication entre politique et culture à cette époque, à Vienne.
Klimt continuera à cultiver la dimension psychologique et sexuelle de ses œuvres, avant d’entrer dans une période symboliste, tournée vers le Byzance. C’est alors que son radicalisme esthétique s’éteint – sa dernière série de portraits de la haute société viennoise montre que cette culture sécessionniste perd sa dimension critique.
Après le mouvement Sécession, une nouvelle génération artistique advient : les expressionnistes feront définitivement « exploser » symboliquement le jardin bourgeois bien ordonné.
La nouvelle génération représentée par Oskar Kokoschka en peinture et Arnold Schoenberg en musique, expose au début du XXe siècle des vérités que leurs prédécesseurs avaient montrées sous la forme d’allégories. Le jardin, thème repris dans la peinture mais aussi lieu d’exposition des œuvres, devient, avec les expressionnistes, une scène de violence, d’un langage nouveau.
On prône un nouvel idéal de vérité. La poésie (celle de la peinture ou de la musique) est directe, primitive. Le nouvel art du portait, issu d’un sentiment d’aliénation, devient psychologique. Un flot vital émane des toiles tandis qu’en musique (avec Schoenberg) l’harmonie classique est remplacée par la dissonance. Le « réalisme psychologique désublimé » accorde une valeur aux sentiments et aux instincts, « l’art est le cri » qui doit « nous secouer de notre complaisance et de notre confort » (p. 460).
Les expressionnistes vont encore plus loin que leurs précurseurs sécessionnistes en mettant en scène la mort du dieu bourgeois.
En cette fin de XIXe siècle, une classe libérale viennoise, économiquement prospère, offre à ses fils l’accès à la culture. Cette classe fragile, née à l’ombre de l’aristocratie et épousant ses valeurs, cultive un art-éducation, lié au statut social.
La beauté de l’art ouvre la génération suivante sur le monde de l’irrationnel et la libération des instincts : en art comme en politique, les fils se révoltent contre les pères. Quand le radicalisme des sécessionnistes s’éteint, le souffle révolutionnaire expressionniste poursuit la révolte.
Ouvrage d’une grande richesse, éclectique, Vienne fin de siècle balaie différents domaines de la culture autrichienne afin de mettre en évidence la naissance de la modernité artistique. Ponctué de discrètes incises qui dévoilent l’auteur, l’œuvre de Schorske est celle d’un critique littéraire, spécialiste en architecture, analyste politique, critique d’art. L’intimité de Schorske avec les œuvres commentées est telle que parfois le lecteur, tenant le fil rouge de l’histoire culturelle, se perd un bref instant parmi les explications des œuvres d’art.
L’ouvrage est un kaléidoscope de plans artistiques imbriqués dans les tensions politiques de l’époque et de portraits de l’homme moderne viennois, reliés entre eux par cette frénésie. L’apocalypse joyeuse de Vienne fin de siècle est une des sources de la modernité culturelle européenne.
Ouvrage recensé– Vienne fin de siècle. Politique et culture, Paris, Éditions du Seuil, 2017 [1961].
Du même auteur– De Vienne et d'ailleurs. Figures culturelles de la modernité, Paris, Fayard, 2000.
Autres pistes– Michel Bernard, « Carl E. Schorske, Fin-de-Siècle Vienna : Politics and Culture » in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 39? année, n° 1, 1984. pp. 206-208.– Sigmund Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967.