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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Carl Schmitt
Théologie politique rassemble deux essais (de 1922 et de 1969), rédigés dans un contexte d’importantes controverses juridiques et de bouleversement politiques, qui interrogent la nature du pouvoir politique et des constitutions. Selon Schmitt, l’État doit être indépendant du droit ; sa décision souveraine n’est pas le produit d’une norme juridique mais une décision politique propre qui prime sur le droit. Convaincu que le libéralisme n’est autre que l’indécision organisée, Schmitt défend une conception absolutiste de l’État qui selon lui convient mieux à une époque de mobilisation des masses.
Disciple de Max Weber mais en opposition avec lui, Carl Schmitt est une figure intellectuelle importante de l’entre-deux-guerres. Préoccupé par la question du pouvoir politique et par ses problèmes intrinsèques, ce constitutionaliste s’interroge sur la nature et la fonction du pouvoir politique, afin d’élaborer une théorie de l’État.
Écrivant à l’époque de la République de Weimar qui connaît des troubles conséquents, Carl Schmitt s’inspire du Léviathan de Thomas Hobbes et publie Théologie politique en 1922, un ouvrage composé de quatre études juridiques et théologiques sur la notion de souveraineté. Il y élabore sa fameuse interprétation du « décisionnisme » qui s’oppose fortement au normativisme et au positivisme juridique dominants à l’époque. Le premier trouve son origine dans la théorie du droit de Kelsen selon laquelle le système juridique est fondé sur la hiérarchie des normes et non sur une quelconque idéologie, tandis que le second privilégie le droit positif sur le droit naturel considéré comme idéal.
Il rédige le second essai de Théologie politique en 1969, cherchant cette fois à déconstruire la « légende » selon laquelle la théologie politique aurait été « liquidée » à l’âge moderne. Les deux essais ont été rassemblés ; l’une des thèses principales est que la théologie politique a été réinventée et métamorphosée aux époques moderne et contemporaine pour prendre une nouvelle forme dans les domaines politique et juridique. Carl Schmitt montre dans quelle mesure certains concepts théologiques s’appliquent à la théorie de l’État.
Plus généralement, certains concepts fondateurs de la politique moderne sont d’anciens concepts théologiques. Selon son expression fameuse, « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés » (p. 46). Comment dès lors penser l’État dans son développement historique mais aussi dans sa structure systématique ?
Carl Schmitt s’inscrit explicitement dans la continuité de Jean Bodin (1529-1596) qui considère que la souveraineté étatique est absolue ou n’est pas. L’essai de 1922 commence immédiatement par la célèbre définition de la souveraineté : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » (p. 15). Toute situation exceptionnelle, c’est-à-dire d’urgence, exige que l’ordre puisse être rétabli. Or seul l’État souverain peut assurer l’ordre et la stabilité en temps de crise.
Mais la situation exceptionnelle ne se réduit pas à une quelconque urgence ou crise : elle devient avec Schmitt une notion générale de la théorie de l’État. « La situation exceptionnelle est chaque fois sans précédent » ; il s’agit alors d’y répondre. L’urgence se normalise et l’exception devient en quelque sorte permanente. La notion de décision est au cœur de la souveraineté. En effet, la souveraineté consiste à trancher le conflit, donc à définir clairement et explicitement en quoi consiste l’ordre public et à quel moment il doit être remis en question. Tout ordre repose sur une décision.
D’après Schmitt, le politique prime sur le droit car c’est le politique qui, par la décision, rend le droit concret. Se référant à de nombreux auteurs, Schmitt regrette qu’ils considèrent souvent l’État comme un « quasi-individu abstrait » (p. 49). Il estime que le concept même d’ordre juridique repose sur une décision et non sur une norme. L’ordre juridique ou système juridique est un ensemble de règles juridiques définissant le statut et le rapport juridique des personnes publiques et privées, c’est-à-dire de l’État avec le peuple. L’ordre politique est indépendant du droit, précisément par la décision prise.
L’autonomie étatique repose sur la possibilité pour l’État de se conserver et de maintenir son intégrité, en dehors même de la norme juridique, par une action qui prouvera cette souveraineté : c’est ce qu’il appelle le « décisionnisme ». Ainsi, le sujet qui prend des décisions souveraines dans des situations imprévues précède l’ordre juridique.
Partant, c’est la décision individuelle qui donne sens au droit ou le fait évoluer, non l’inverse. Le souverain a le monopole de la décision ultime.
Dès lors, le cas d’exception permet de saisir plus clairement la nature de l’État et de son autorité. Le souverain a le monopole de la décision ultime : « Le cas d’exception révèle avec la plus grande clarté l’essence de l’autorité de l’État. C’est là que la décision se sépare de la norme juridique et […] là que l’autorité démontre que, pour créer le droit, il n’est nul besoin d’être dans son bon droit » (pp. 23-24). La souveraineté est la puissance suprême, juridiquement indépendante, déduite de rien, et peut être mise au service des intérêts politiques les plus divers.
C’est ce que fera Schmitt, critiquant la constitution de la République de Weimar et se rapprochant progressivement des courants antiparlementaires.
Très critique au sujet de la Constitution de la République de Weimar, Carl Schmitt est vivement discuté et déconstruit par des juristes de droit public, parmi lesquels Hans Kelsen (1881-1973).
Plus généralement, ce sont deux conceptions du droit constitutionnel public qui se trouvent en conflit. Kelsen est explicitement cité dans Théologie politique : Schmitt associe sa jurisprudence à « l’idéologie du bureaucrate juridique travaillant dans des conditions politiques variables, qui s’efforce de traiter systématiquement les tâches et les dispositions qu’on lui soumet au sein des formes de souveraineté les plus diverses tout en regardant relativement de haut le pouvoir politique en place » (p. 54). Avec son « décisionnisme », il s’inscrit en opposition avec le normativisme et le positivisme dominants.
Dans la théorie de Schmitt, l’État souverain a le monopole de la décision ultime et n’a pas besoin d’être dans le bon droit car la décision souveraine fait le politique et prime sur le droit. Selon lui, la Constitution de Weimar, dont l’esprit est démocratique et libéral, affaiblit l’État.
Cette Constitution remplace le régime impérial et établit une République démocratique et parlementaire, avec des partis démocratiques, et institue les libertés individuelles. En effet, regrette Schmitt, le libéralisme pousse à la neutralité. Or la neutralité ne permet pas d’affronter la naissance de la démocratie de masse, qui nécessite au contraire un État idéologique fort qui oriente sa population. Schmitt conçoit le libéralisme comme l’indécision organisée.
Dans le chapitre IV intitulé « Philosophie de l’État dans la contre-révolution », Schmitt se réfère à de nombreux auteurs pour établir que le libéralisme est par essence contradictoire : les libéraux « veulent un monarque, donc un pouvoir d’État personnel, une volonté autonome et une action autonome, mais ils transforment le roi en un simple organe de l’exécutif et font dépendre chacun de ses actes de l’accord des ministres, ils retirent donc de nouveau ce moment personnel » ; le libéralisme est caractérisé par « ses inconséquences et ses compromis » (pp. 68-70).
L’être du libéralisme, c’est le débat, l’imprécision, et l’espoir que le combat sanglant décisif peut être évité par un débat parlementaire et éternellement différé grâce à une discussion perpétuelle. Le parlement, dans cette perspective, est le lieu où se conserve l’idée « romantique » de « discours perpétuel » et non pas celui de l’action concrète. La démocratie parlementaire est une façon de gouverner que Schmitt juge « bourgeoise » et dépassée face à la mobilisation des masses, ce qui n’est pas le cas de la dictature, laquelle empêche la discussion et permet la prise de décision. Son opposition au parlementarisme est on ne peut plus claire.
Kelsen défend au contraire le modèle de la sociale -démocratie. Il s’inscrit dans la tendance du normativisme et considère l’État comme une réalité purement juridique. D’après lui, l’État a une valeur normative et ne peut aucunement exister en dehors de l’ordre juridique. C’est cet ordre juridique même qui lui donne son unité. Dans sa pensée, l’État n’est ni l’auteur ni la source de l’ordre juridique. En outre, il soutient fermement le contrôle de constitutionalité, outil de contrôle permettant de limiter le pouvoir de l’État et précisément de l’empêcher de devenir absolu.
Outre sa théorie de l’État décisionniste, l’autre grand apport de Schmitt est d’insister sur le fait que les concepts politiques modernes ne sont pas des purs produits de la modernité. Ils sont au contraire issus de concepts théologiques.
La dimension commune se trouve dans la similarité des structures. Dès le début du chapitre III intitulé « Théologie-politique », il affirme que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés. Et c’est vrai non seulement dans leur développement historique, car ils ont été transférés de la théologie à la théorie de l’État – du fait, par exemple, que le Dieu tout-puissant est devenu le législateur omnipotent –, mais aussi de leur structure systématique, dont la connaissance est nécessaire pour une analyse sociologique des concepts. La situation exceptionnelle a pour la jurisprudence la même signification que le miracle pour la théologie » (p. 46).
Schmitt poursuit en affirmant que c’est seulement en prenant conscience de cette analogie que l’on peut comprendre l’évolution des idées au sujet de la philosophie de l’État au cours des derniers siècles. L’idée d’État moderne s’impose avec le déisme, rejetant l’idée de miracle, lui-même impliquant l’idée d’exception et d’intervention directe.
De la même manière est rejetée l’idée d’intervention directe du souverain dans l’ordre juridique existant. C’est le rationalisme de l’Aufklärung (les « Lumières » allemandes), qui condamna l’exception sous toutes ses formes. La sécularisation, qui est un concept moderne, permet de penser un transfert de rationalité. Le Dieu religieux devient juge, tandis que le miracle devient l’exception à la jurisprudence.
En effet, Carl Schmitt affirme que l’omnipotence du législateur moderne qu’évoquent les manuels de droit est une reprise littérale de la théologie, jusque dans les détails de l’argumentation, où l'on reconnaît des réminiscences théologiques.
Théologie politique est un grand classique de la pensée politique moderne, notamment par la controverse qu’il a créée. Sa conception selon laquelle les concepts politiques modernes sont des concepts théologiques sécularisés fait référence. De surcroît, sa théorie de l’exception qui s’incarne dans un État absolutiste détenant le monopole de l’autorité ultime a suscité de nombreuses discussions au sujet de l’opposition classique entre libéralisme et absolutisme ainsi que de la nature et du rôle de l’État.
Schmitt a été très critiqué pour avoir été l’idéologue de l’État nazi de 1933 à 1936. Schmitt défend un État fort en arguant que la neutralité propre au libéralisme et le débat inhérent à la démocratie ne peuvent qu’affaiblir l’État et le disperser.
En effet, l’État ne peut pas prendre de décision et donc ne peut pas agir. En somme, il ne peut pas gouverner. La discussion parlementaire est incessante et l’accord, impossible. C’est pourquoi, selon lui, le libéralisme, avec ses compromis, est inconséquent. Or, après les conséquences désastreuses du régime nazi et de la Seconde Guerre mondiale en Allemagne, c’est le régime parlementaire qui perdure aujourd’hui.
Dans Théologie politique, Carl Schmitt critique de nombreux penseurs et leur répond, tant des théologiens que des juristes comme Hans Kelsen. Mais il est-lui-même l’objet de nombreuses controverses et critiques. C’est notamment le cas de sa conception du rapport ami/ennemi, qu’il a développée dans La Notion de politique et qui est tout à fait intégrée dans sa conception politique décisionniste. Il fait une analogie avec la situation d’exception, dans la mesure où la distinction entre l’ami et l’ennemi exhibe la nature politique d’une relation sociale de même que l’exception avérait les fondements de la légalité.
La discrimination de l’ami et de l’ennemi apparaît comme le critère spécifique du politique car « l’antagonisme politique est le plus fort de tous, il est l’antagonisme suprême, et tout conflit concret est d’autant plus politique qu’il se rapproche davantage de son point extrême, et de la configuration opposant l’ami et l’ennemi » (cf. La Notion politique). Cette conception extrêmement antagonique et essentialisante est critiquée par de nombreux auteurs, encore aujourd’hui.
Ouvrage recensé– Théologie politique (1922 -1969), Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1988.
Du même auteur– La notion de politique : Théorie du partisan, Paris, Flammarion, Coll. « Champs classiques», 2009 [1932].– Le nomos de la Terre, Paris, PUF, 2012 [1950].– Théorie de la constitution, Paris, PUF, 2013 [1928].– La Dictature, Paris, Le Seuil, 2015 [1921].
Autres pistes– Sandrine Baume, Carl Schmitt, penseur de l’État, Paris, Presses de la FNSP, 2008.– Jean-François Kervégan, Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positivité, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2005.– Jean-François Kervégan, Crise et pensée de la crise en droit. Weimar, sa république et ses juristes, Paris, ENS Éditions, 2002.