Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Carlo Ginzburg
Le livre raconte l’histoire d’un meunier de la région du Frioul, en Italie, Domenico Scandella dit Menocchio, qui mourut brûlé par l’Inquisition. Les dossiers des deux procès tenus contre lui à quinze ans d’intervalle livrent un tableau de ses pensées et de ses sentiments, de ses rêveries et de ses aspirations. À partir de pages que Menocchio a lui-même écrites et d’une liste partielle de ses lectures, Carlo Ginzburg reconstruit la culture de l’individu du peuple et fait entrer la microhistoire, pour laquelle un destin particulier éclaire le monde qui l’entoure, dans la recherche historique.
L’ouvrage est une enquête menée par Carlo Ginzburg à propos des procès menés contre un meunier du Frioul au XVIe siècle : documents, indices, traces et discours, forment un résultat passionnant. Si son titre a de quoi dérouter le lecteur contemporain, il n’est qu’un fragment de ce qu’a prononcé l’accusé, Menocchio, face aux enquêteurs qui menaient l’instruction pour l’Inquisition afin d'obtenir l’aveu d'hérésie. Pour justifier sa vision de la création du monde, il aurait ainsi dit : « […] À ce que je pensais et croyais, tout était chaos, c’est-à-dire terre, air, eau et feu tout ensemble ; et que ce volume peu à peu fit une masse, comme se fait le fromage dans le lait et les vers y apparurent et ce furent les anges […]. »
À partir des mots prononcés par Menocchio au cours des investigations menées contre lui, Carlo Ginzburg tente de reconstituer la culture du meunier, qui tirait des conclusions pour le moins radicales de ses lectures. Si, à première vue, le destin d’un individu peut sembler insignifiant, l’historien reconstruit pourtant un fragment de la culture populaire du temps. L’entreprise est délicate en raison de la rareté des sources et des témoignages à propos de ces individus. Il n’est pourtant pas question de déduire la culture du plus grand nombre à travers le prisme d’un seul individu. Menocchio n’est d’ailleurs jamais présenté comme un frioulan typique : le simple fait qu’il sache lire suffit à le singulariser. Toutefois, c’est bien à partir de l’étude de tels cas individuels qu’il nous est permis de connaître un peu mieux ce que Carlo Ginzburg appelle les « classes subalternes ».
L’ouvrage s’ouvre sur le portrait de Domenico Scandella, surnommé Menocchio, né en 1532 à Montereale, dans la région du Frioul, en Italie. Marié, il était père de sept enfants et déclara à l’Inquisition être meunier. Il en portait d’ailleurs le costume traditionnel : veste, manteau et bonnet blanc et c’est dans cette tenue qu’il se présenta au procès. Il précisa également aux inquisiteurs être très pauvre bien que la dot que reçut sa fille lors de son mariage ne fut ni riche ni misérable, compte tenu des habitudes du temps. En 1581, il avait été podestat (premier magistrat du village) du bourg et fut administrateur de la paroisse. Menocchio était donc un notable de sa communauté et l’homme savait lire, écrire et compter.
Le 28 septembre 1583, Menocchio fut dénoncé au Saint-Office, et accusé d’hérésie. Le Saint-Office est une congrégation romaine créée au XVIe siècle pour juger les cas d’hérésie. Notre homme affirmait ne pas croire que le Saint-Esprit gouvernât l’Église et avait tenté de diffuser ses opinions, ce qui aggravait sa position. L’enquête menée atteste, par l’intermédiaire de divers témoignages, que le meunier agissait en prosélyte. Ses voisins ne furent pourtant pas hostiles au discours de Menocchio : tout au plus ils témoignèrent de leur désapprobation. Il y eut tout de même une dénonciation, ce qui déclencha l’instruction. Les enfants de Menocchio reconnurent dans le délateur anonyme le curé de Montereale, Odorico Vorai. Ils ne se trompaient pas. Le clergé local voyait d’un mauvais œil le meunier qui ne reconnaissait aucune autorité à la hiérarchie ecclésiastique.
Il était reproché à Menocchio de blasphémer, au point de nier la virginité de Marie, et de détenir des livres interdits, notamment la Bible en langue vulgaire. Comprenant que quelque chose se tramait contre lui, il se rendit devant le tribunal ecclésiastique de son propre chef, mais fut rapidement menotté, enfermé et soumis à divers interrogatoires. L’homme se montra très loquace, admettant une partie des faits qui lui étaient reprochés et confirmant, sans le vouloir, qu’il s’était arrogé au village le rôle d’un maître doctrinal. Il était clair que Menocchio parlait sérieusement et avait toute sa tête, en dépit des bruits qu’avait fait courir l’un de ses fils, Ziannuto, dans le but de l’aider dans sa défense. En pleine Contre-Réforme, mouvement par lequel l’Église catholique romaine réagit, dans le courant du XVIe siècle, à la Réforme protestante, il fallait lutter contre de telles idées : la répression de l’hérésie était prise très au sérieux par les inquisiteurs.
Après l’incarcération de Menocchio, ses fils lui vinrent en aide, lui trouvant un avocat et l’enjoignant à affirmer son obéissance à la Sainte-Église. Mais s’il demanda pardon, il ne renia rien et lorsque les interrogatoires reprirent, il abandonna toute réticence. On était le 28 avril 1584. Les idées qu’il émit étaient originales et surprenantes pour un homme du peuple : il dénonçait l’oppression qu’exerçaient les riches sur les pauvres, l’utilisation du latin comme langue incompréhensible par le plus grand nombre, et alla jusqu’à affirmer refuser tous les sacrements, y compris le baptême, comme des inventions des hommes et des instruments d’oppression du clergé. Il refusait également que le Christ soit mort pour racheter les péchés des hommes.
Carlo Ginzburg cherche ensuite à comprendre comment ce meunier avait pu exprimer de pareilles idées. Le Frioul, dans la seconde moitié du XVIe siècle, était une société aux traits fortement archaïques. Les grandes familles de la noblesse avaient encore un rôle prépondérant dans la région et à plusieurs reprises, des paysans s’étaient soulevés contre la noblesse, avaient incendié des châteaux. Les paysans se plaignaient d’être écrasés par le poids des impôts. Mais que pouvait savoir un meunier comme Menocchio de ces problèmes économiques et sociaux ? Il en a une image simplifiée, mais pourtant bien claire et a pleinement conscience de sa classe. À ses yeux, l’incarnation principale de l’oppression était la hiérarchie ecclésiastique.
À première vue, on pourrait croire que derrière ces idées il y ait un fond de protestantisme. L’accent mis sur la simplicité de la parole de Dieu, le refus des images pieuses, des cérémonies et sacrements : autant d’éléments qui rappellent la Réforme qui fait alors de plus en plus d’adeptes et contre lequel lutte l’Église catholique. Pourtant, ces idées semblent s’être limitées aux villes et n’ont guère touché les campagnes. En outre, Carlo Ginzburg explique que l’acceptation du commerce des indulgences par Menocchio est incompatible avec la Réforme. Le commerce des indulgences permettait d'acheter des rémissions partielles ou totales du temps d’attente d’une âme au Purgatoire après avoir commis un péché. Ce fut l’une des causes du développement du protestantisme, attaché à la pureté originelle du christianisme. La vision de Menocchio de la création du monde, avec un fromage originel duquel naissent des vers qui sont les anges, semble davantage à attribuer à des croyances paysannes anciennes.
Menocchio avait une conscience orgueilleuse de l’originalité de ses idées, c’est pourquoi il désirait les exposer aux plus hautes autorités et ne se tut pas face à ses interrogateurs. Aussi, il déclara que Dieu était un seigneur et, qu’en tant que tel, il ne travaillait pas. Ceux qui avaient œuvré à la construction du monde étaient ses ouvriers, les anges, produits par la nature, comme les vers sont produits par le fromage. Une nouvelle fois, le meunier s’attaquait aux Saintes Écritures. En même temps, il sentait le besoin de s’approprier la culture de ses adversaires, car il comprenait que l’écriture et la capacité de maîtriser et de transmettre la culture écrite, étaient des sources de pouvoir. Il ne se limita donc pas à dénoncer une « trahison des pauvres » par l’utilisation du latin, mais accusait en réalité l’Église de ne pas vouloir que ses savoirs soient sus.
Pour qu’une culture différente comme celle de Menocchio ait pu voir le jour, il fallait la conjonction de deux facteurs qui se développèrent dans la première moitié du XVIe siècle, la Réforme et l’imprimerie. Grâce à la première, un simple meunier avait pu penser à prendre la parole et à dire ses opinions sur l’Église et sur le monde. Grâce à la seconde, il avait eu des mots à sa disposition pour exprimer sa vision. Au cours de son premier procès, Menocchio mit au premier plan son propre raisonnement : il ne se vantait pas d’avoir eu des révélations ou une illumination particulière, c’était ses idées. Il est ainsi à distinguer des prophètes, visionnaires et prédicateurs qui sillonnaient les villes et les campagnes. Ses opinions étaient, selon les mots mêmes du meunier, puisées dans ses lectures. Carlo Ginzburg dresse alors une liste d’ouvrages dont Menocchio parlait au cours de ses interrogatoires.
L’historien y fait plusieurs constats. Tout d’abord, ces livres provenaient pour plus de la moitié de prêts, le hasard était donc le véritable responsable de ce qui fut lu. De plus, les textes religieux y étaient dominants ce qui, sans être étonnant, permet de justifier en partie les attaques du meunier envers l’Église. De ces livres, il avait remâché et pressuré chaque mot ; il les avait ruminés pendant des années pour se les approprier. Ainsi, Menocchio fut profondément marqué par la légende des Trois anneaux, issue des Cent nouvelles de Boccace. Lorsqu’il en prit connaissance, il en resta à tel point ébranlé qu’il l’exposa en détail au cours de son second procès, en 1599.
Les interrogatoires se terminèrent le 12 mai 1584 et Menocchio fut reconduit en prison. Finalement, le 17 mai, il refusa l’avocat qui lui était proposé et donna aux juges une longue lettre dans laquelle il demandait pardon et qui se terminait par cette phrase : « Et ne regardez point à mon erreur et à mon ignorance. » Il reconnaissait avoir violé les commandements de Dieu, de l’Église et compara ses juges au Christ miséricordieux. L’étude de sa graphie permet à Carlo Ginzburg d’affirmer que le meunier n’avait pas une grande pratique de l’écrit, malgré ses activités à Montereale.
L’obstination de Menocchio était telle qu’après avoir essayé de le convaincre, les juges le déclarèrent hérétique. Ce qui frappe Carlo Ginzburg, c’est la longueur de la sentence, quatre ou cinq fois plus grande que d’ordinaire. Menocchio fut condamné à abjurer publiquement toutes les hérésies qu’il avait soutenues, à accomplir diverses pénitences, à porter toujours l’habit marqué de la croix et à passer tout le reste de sa vie enfermé, à la charge de ses enfants. Au XVIe siècle, les peine de prison n’étaient pas si fréquentes. Aussi, les établissements ne prenaient pas toujours en charge l’ensemble des frais liés à l’enfermement.
L’auteur voit dans cette peine lourde le signe de l’importance que les juges attribuaient à ce cas. La rhétorique qu’ils utilisèrent exprime leur stupeur et leur horreur devant un monceau d’hérésies jamais entendues. Il fallait ramener de force le coupable dans le giron de l’Église. Il resta près de deux ans dans la prison de Concordia avant que son fils, Ziannuto, n’adresse une supplique à l’évêque et à l’inquisiteur le 18 janvier 1586, écrite par Menocchio lui-même, pour demander sa libération.
Comparant ce texte aux autres écrits du meunier, Carlo Ginzburg démontre que Menocchio ne l’a probablement pas rédigée seul. Son cas fut alors étudié. Le meunier avait souvent parlé à son gardien qui fut interrogé ; le meunier semblait réellement repenti. Convoqué, il pleura, supplia, et demanda humblement pardon. Les juges décidèrent d’user de miséricorde et acceptèrent de le libérer, le laissant rejoindre Montereale avec l’interdiction de s’en éloigner. Il lui était explicitement interdit de parler et de mentionner ses mauvaises opinions. Il devait se confesser régulièrement et l’un de ses amis dut s’en porter garant.
Le meunier reprit rapidement sa place de notable dans sa communauté. Malgré ses ennuis avec le Saint-Office, sa condamnation et la prison, il fut nommé en 1590 trésorier de l’église de Montereale. Personne, apparemment, ne se scandalisa du fait qu’un hérétique administrât les fonds de la paroisse. De même, un témoignage de 1595 confirme que le prestige de Menocchio était resté intact auprès des habitants de son village.
En 1596, pendant le carnaval, Menocchio quitta Montereale et se rendit à Udine. Sur la place, il rencontra un certain Lunardo Simon et se mit à bavarder avec lui. Il recommença à soutenir ses anciennes opinions et son interlocuteur s’empressa de le signaler à l’Église. Considéré comme récidiviste, l’Inquisition décida alors de rouvrir son dossier sans l’en avertir à partir d’octobre 1598. En juin 1599, Menocchio fut arrêté et enfermé dans la prison d’Aviaro. Le 12 juillet, il comparut à nouveau devant ses juges. Quinze années s’étaient écoulées depuis ses premiers interrogatoires. Il était désormais un vieillard de soixante-sept ans, maigre, les cheveux et la barbe blanche. Quand on lui demanda s’il avait encore des doutes sur les questions pour lesquelles il avait été condamné, Menocchio ne sut pas mentir, et ne nia pas. Le 2 août, la Congrégation du Saint-Office se réunit : Menocchio fut déclaré relaps, c'est-à-dire récidiviste. Le second procès était fini. On décida toutefois de soumettre le coupable à la torture pour lui arracher les noms de ses complices, évidemment en vain. Par son silence Menocchio voulut souligner jusqu’au bout, devant les juges, que ses pensées étaient nées dans l’isolement, au seul contact des livres.
Le mois suivant, la nouvelle arriva de Rome que Menocchio était condamné à mort. Le chef suprême de la catholicité, le pape Clément VIII en personne, se pencha sur le cas du meunier qui était devenu un membre infecté du corps du Christ. Il exigea la peine capitale. Menocchio fut exécuté. La date exacte nous est inconnue, mais nous savons avec certitude que le 6 juillet 1601, le meunier frioulan n’était plus.
À travers l’étude de Menocchio, il est possible de voir apparaître de surprenantes analogies entre les tendances de fond de la culture paysanne, et celle des secteurs plus avancés de la haute culture du temps. Expliquer ces analogies par une simple diffusion du haut vers le bas reviendrait à accepter que les idées naissent exclusivement au sein des classes dominantes. Le refus de cette hypothèse est pourtant difficile à démontrer, pour des individus dont la culture était presque exclusivement orale. D’où la valeur de l’étude d’un cas comme Menocchio qui permet de connaître un peu mieux l’histoire des classes populaires.
Concluant son récit, Carlo Ginzburg évoque un certain Marco qui apparaît sur des documents qui traitent de la condamnation de Menocchio. Marco soutenait également que l’âme meurt en même temps que le corps. Il précise que, de Menocchio, nous savons beaucoup de choses. De Marco – et de tant d’autres comme lui, qui ont vécu et qui sont morts sans laisser de trace – nous ne savons rien. Cette seule phrase permet de résumer à la fois l’ambition de l’historien italien dans cette étude, mais également les difficultés auxquelles se heurtent tous ceux qui se penchent sur les humbles.
Cet ouvrage peut sembler ancien, mais il n’a pourtant pris que peu de rides. Pour Carlo Ginzburg, les sources de l’Histoire ont l’inconvénient de n’évoquer que la culture des vainqueurs, des dominants et des lettrés. À travers les procès de l’Inquisition, il trouve un moyen d’accès à la culture populaire. C’est une posture méthodologique qu’utilisent encore les historiens de nos jours, et nombreux sont ceux qui s’inspirent des travaux menés sur Menocchio. Soulignons également que ce livre se lit avec plaisir, avec envie, à la manière d’un polar, ce qui renforce encore son intérêt.
Si cette étude a suscité de nombreux débat parmi les historiens qui critiquaient certaines interprétations de Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers est également devenu l’œuvre emblématique de la micro-histoire. Ce courant historiographique est en vogue depuis les années 1960. Par bien des aspects il se voulait révolutionnaire, et il le fut.
Ouvrage recensé– Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Aubier, coll. « Histoires », 1980.
Autres pistes– Alberto Banti, « Storie e microstorie : l'histoire sociale contemporaine en Italie (1972-1989) », Genèses, n°3, mars 1991, pp. 134-147.– Alain Bensa, « De la micro-histoire vers une anthropologie critique », in Jacques REVEL (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard, 1996, pp. 37-70.– Simona Cerutti, La Ville et les métiers. Naissance d'un langage corporatif (Turin, XVIIe-XVIIIe siècles), Paris, EHESS, 1990, 258p.– Christophe Charle, « Micro-histoire sociale et macro-histoire sociale : quelques réflexions sur les effets des changements de méthode depuis quinze ans en histoire sociale », Histoire sociale - histoire globale ?, Paris, 1993, pp. 45-57.– Giovanni Levi, Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1989, 231 p.