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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Les batailles nocturnes

de Carlo Ginzburg

récension rédigée parIoana AndreescuDocteure en sociologie de l’EHESS et ingénieure de recherche à l’université Paris-Sorbonne.

Synopsis

Histoire

Adoptant une perspective historiographique originale, Carlo Ginzburg dédie son premier ouvrage à la secte agraire des benandanti, des sorciers-guérisseurs qui affirment défendre la fertilité de la terre et combattre la sorcellerie. L’historien examine les archives de l’Inquisition pendant la période 1580-1650 afin de donner une voix à ces oubliés de l’histoire, longtemps ignorés et persécutés, afin de saisir les significations mythiques de leurs combats.

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1. Introduction

On doit effectivement à Carlo Ginzburg, l’un des plus érudits intellectuels contemporains, la capacité de dépasser les limites disciplinaires traditionnelles pour saisir une histoire narrative et complexe, appuyés par des témoignages tirés des catégories le plus souvent exclues du récit dominant : des femmes, des lépreux, des marginaux analphabètes, des juifs, des musulmans ou encore des sorciers et des sorcières.

Dans un de ses entretiens, il affirme qu’« entamer un dialogue entre l’histoire et d’autres disciplines m’a toujours fasciné. On a souvent tendance à penser l’histoire en tant que forteresse : ce n’est pas une forteresse, mais un aéroport ». L’historien dédie ses travaux aux phénomènes « périphériques », ceux provenant des marges et des espaces limitrophes, ceux qui constituent les anomalies de la « grande histoire » ou de l’histoire officielle, montrant dans ses analyses une finesse anthropologique rarement présente à l’époque au sein de la pratique historienne.

C’est également le cas de son premier ouvrage, intitulé Les batailles nocturnes, consacré à la communauté agraire des benandanti, longtemps négligés par l’historiographie européenne. L’idée d’un tel récit lui est inspirée suite à sa traduction de l’ouvrage Les Rois thaumaturges par l’historien français Marc Bloch, étude qui appréhende un curieux rite sur la guérison miraculeuse réalisée par les rois de France et d’Angleterre. Pour sa part, Carlo Ginzburg se tourne vers la confrérie des benandanti (« ceux qui marchent pour le bien »), apparue dans les campagnes de Frioul entre le XVIe et le XVIIe siècle, qui combattent des sorciers diaboliques pendant des batailles nocturnes.

Cet ouvrage sur la sorcellerie, parfois rapproché aux recherches sur le chamanisme, changera entièrement la perception de cette institution, ainsi que de son histoire. L’historien reviendra sur les rapports entre les paysans et l’Inquisition dans son ouvrage le plus célèbre, Le fromage et les vers, qui porte sur la cosmologie du meunier frioulan Menocchio, qui compare le monde à un fromage et Dieu à un ver, raison pour laquelle il sera exécuté. Dans Les batailles nocturnes, Carlo Ginzburg mène un travail d’archives afin de saisir les discours entourant ce mythe de la fertilité, ainsi qu’un rapport établi avec le monde des morts. Le texte suivant présente l'émergence de la communauté des benandanti, leurs procès auprès du Saint-Office, leurs témoignages et aveux personnels face aux questions posées par l’Inquisition.

2. Les Benandanti

Dans son premier livre, Ginzburg propose de tracer et d’analyser les récits et les témoignages d’une mystérieuse communauté apparue entre le XVIe et le XVIIe siècle dans les campagnes du Frioul vénetien, qui effectue régulièrement un rituel agraire magique.

Au début de leur émergence, l’Inquisition se trouve déconcertée, ne sachant pas comment aborder ces récits inhabituels portant sur la fertilité de la terre. Les adeptes, nommés benandanti, mènent une bataille onirique pendant les périodes de jeûne prescrites par le calendrier ecclésiastiques, – nommées les Quatre Temps –, afin d’assurer les récoltes de l’année qui suit. Selon les aveux pendant les interrogatoires, les benandanti se définissent en tant que représentants du Bien et s’opposent ainsi aux sorcières et aux sorciers.

Ils déclarent partir seulement en esprit aux combats nocturnes, car ces rencontres se déroulent en rêve et les corps restent immobiles dans leurs lits. Conduits par un capitaine les benandanti arrivent au lieu de la future bataille ; là, ils rencontrent les sorciers, leurs opposants. Les benandanti se battent à coups de branches de fenouil contre des sorciers armés de tiges de sorgho. Si les benandanti gagnent, les terrains agricoles seront prospères dans la saison à venir.

Selon les mots du benandante Battista Moduco, « dans les batailles que nous livrons, tantôt nous combattons pour le froment et les autres grains, tantôt pour les menues récoltes, tantôt pour les vins : ainsi, en quatre fois, nous combattons pour tous les fruits de la terre ». Moduco continue ses aveux, en décrivant au Frère Felice, son interrogateur, que les benandanti sont dirigés au combat par un capitaine, qui est « un homme comme nous » de Colognia, de famille noble et marié, fourni d’un drapeau blanc, brodé d’or, qui porte d’emblème d’un lion.

Pour Ginzburg, l’image du lion sur le drapeau peut référer au drapeau de Venise, lui-même décoré avec le lion de Saint Marc. Dans certains témoignages, les réunions nocturnes des benandanti sont présidés par une divinité féminine, nommée Fraw Selga – la soeur de Fraw Venus –, Diane, Abundia, Satia ou Perchta, toutes étant le symbole d’abondance et de richesse dans les croyances païennes. En outre, les benandanti déclarent soigner les victimes des ensorcellements et des envoûtements, particulièrement les enfants qui sont souvent la cible des sorciers.

Ce qui distingue les paysans et les paysannes benandanti des gens ordinaires, c’est le fait que les benandanti sont nés sous une bonne étoile, étant toujours en possession de leur « coiffe », de leur membrane amniotique qui couvraient à la naissance leur tête. Souvent, la membrane a été conservée par leurs mères, ce qui leur permet de la porter ultérieurement comme un talisman. Pendant leurs combats oniriques, ils partent seulement en esprit, le corps immobile restant au lit. Il faut impérativement ne pas toucher à ce corps endormi et dépourvu d’esprit ; le tourner signifierait la mort de la personne et l’errance de son âme. Parfois, les benandanti signalent l’usage des crèmes, des huiles et des onguents qui enduisent le départ en esprit.

Selon Ginzburg, ces témoignages dispersés et incomplets font néanmoins partie d’un « ensemble de croyances relativement cohérentes et unifiées, présentes durant un siècle (de 1475 à 1585) » dans la région de l'Alsace, de Heidelberg (ancien Wiettemberg), de Bavière, de Tyrol, ainsi que d'une partie de la Suisse.

3. Des inquisiteurs déconcertés

Confrontée à des récits provenant d’individus se réclamant les protecteurs du petit peuple, et affirmant leur foi en Dieu, leur engagement pour le Bien et leur participation à la vie religieuse, l’Église, prise de court, ne sut pas comment réagir à une telle situation. Devant ces aveux ambivalents, atypiques, elle ignora ou reporta ces procès, préférant ordonner des sanctions relativement légères, tel que la pénitence ou l’exil, sans faire appel à la peine de mort, comme dans d'autres régions de l’Europe.

Puisque les benandanti se considéraient comme de bons chrétiens, ils échappaient aux incriminations classiques de l’Inquisition catholique, ce qui explique ce traitement inédit. Dans la région de Frioul, ils ne furent pas torturés, comme en France ou en Allemagne. Pour cette raison, pendant une période de cinquante ans, « les croyances liées aux benandanti se répandent, avec leurs connotations équivoques ». Selon l'analyse de Carlo Ginzburg, il s’agit d’un héritage reçu souvent de la part des mères, pendant la première enfance, qui s’appuie sur des traditions et des superstitions liées à leur pays d’origine. La liberté d’exprimer ces croyances et convictions fait que pendant une période « les campagnes d’Italie et d’Europe fourmillaient de guérisseurs, d'envoûteuses, de sorcières qui, à l’aide d’onguents et d’emplâtres assortis de sortilèges et de prières superstitieuses, soignaient toutes sortes des maladies. Les benandanti se fondaient sans doute dans cette foule hétérogène et multicolore ».

Malgré cette relative liberté, pendant les procès menés par la Saint-Office contre les sorciers-guérisseurs, les juges essayent de diriger les discussions et de faire rentrer les pratiques des benandanti dans un cadre qui leur est connu, avouer d’avoir participé aux assemblées nocturnes de sorciers et sorcières, d’avoir rendu hommage au diable. « Or la synonymie entre benandante et sorcier ne constitue [...] que le dernier stade d’une évolution complexe et contradictoire », qui va s’effectuer après une cinquantaine d’années.

4. La benandante Maria Panzona de Latisana

Si pendant une longue période les benandanti avaient tout fait pour ne pas être assimilés aux sorciers et sorcières, un premier tournant survient en 1618 quand, une accusée, Maria Panzona de Latisana, épouse d’un tonnelier et épileptique, confesse avoir vendu son âme au diable et avoir pris part au sabbat. Il s’agit d’un aveu direct, volontaire, qui opère « l’assimilation des benandanti aux sorcières et aux sorciers, attendue depuis si longtemps par les juges et les inquisiteurs ». Maria confesse se rendre au sabbat au pré de Josaphat toutes les nuits de jeudi depuis plus de trente ans. Initialement, elle s’est laissée convaincue par son parrain, Vincenzo dal Bosco del Merlo, benandante lui aussi, de participer pour une première fois à ces rencontres. Par la suite, elle renie la foi pour obtenir des pouvoirs magiques et pour devenir « leveuse des sorts ».

Pendant les batailles nocturnes, elle avoue arriver dans le champ sur un animal magique (un coq ou un bouc), qui symbolise sans doute le diable, ou se métamorphoser elle-même en chatte. Évoquant la même expérience troublante de dédoublement que les benandanti, elle rappelle aux juges que son corps reste comme anéanti dans son lit pendant ses errances. Son parrain, quant à lui, se métamorphose en papillon. Elle avoue spontanément qu’une fois arrivée dans le champ, « celle qui est assise sur la margelle, comme une abbesse, c’est le diable », allusion à la divinité féminine polymorphe déjà évoquée antérieurement. De la part du diable-abbesse, elle affirme avoir reçu une matière rouge, qui l’aide à soigner les personnes ensorcelées. Le procès de Maria Panzona ouvre sans doute une nouvelle phase de l’affaire des benandanti, car, même si Maria affirme être une benandante, pendant les interrogatoires, ce que les juges retiennent, c'est sa participation au sabbat. Face au scepticisme des juges devant ses aveux jugés « invraisemblables, voire inadmissibles », Maria reçoit un avocat qui lui impose de déclarer qu'elle est « faible d'esprit » et elle renonce pour un moment à son témoignage précédent. Mais une fois que la peine de la torture est écartée, elle revient sur ses déclarations et affirme une nouvelle fois qu'elle est benandante, qu'elle peut reconnaître les sorcières « lorsque nous appartenons à la même école, c’est-à-dire lorsque nous sommes nées sous cette étoile qui fait que notre âme sort d’abord sous forme de papillon... ».

Devant cet entêtement incompréhensible, les juges condamnent Maria Panzona « à trois ans de prison et à l'exil perpétuel de Latisana et de son territoire sous peine de réclusion à vie », sans la punir par la torture ou la peine de mort.

5. Conclusion

Les batailles nocturnes, ouvrage pionnier de son temps, d’une séduisante érudition, saisit les trames d’une histoire des mentalités paysannes à travers l’analyse des archives portant sur le mythe agraire des benandanti. Ce travail à rebrousse-poil des documents appréhende une méthode inédite et innovatrice pour la pratique historiographique, questionnant le rôle et le métier d’historien.

Selon Carlo Ginzburg, ces deux réflexions – celle portant sur un rituel paysan magique et l'autre sur le renouveau de l’historiographie – s’influencent et évoluent réciproquement : « C’est vrai que j’ai eu, en quelque sorte, deux périodes : une sur les sorciers, une sur les problèmes de méthode. Il n’en reste pas moins qu’il existe un lien très intime entre les deux, si bien qu’il me semble difficile de séparer les choses ». Dans son analyse de l’échange complexe et disproportionné entre les juges et les accusés, Carlo Ginzburg saisit une voix qui dégage les croyances populaires de l’époque.

6. Zone critique

Ouvrage fondateur de l’histoire des mentalités, Les Batailles nocturnes soulève des enjeux essentiels autour de l’écriture du passé paysan aussi bien dans la région du Frioul vénitien, que dans d’autre.

Aussi, il atteste de l’importance du rite de fertilité, de l’effort de la part des juges d’encadrer les témoignages des paysans benandanti selon le discours dominant employé par les autorités religieuses. Une première question qui se dégage de ces réflexions concerne l’émergence de ce mythe agraire, de sa crise aussi, autour de l’année 1575 ; quels enjeux ont déterminé les interrogatoires devant le Saint-Office à ce moment précis ?

Par ailleurs, plusieurs critiques ont lu cet ouvrage dans la lignée des thèses de Margaret Murray, qui affirmaient la survivance d’une religion agraire en Europe. Or, pour Ginzburg, le sabbat décrit par les benandanti n’est pas forcement réel, mais mythique, dévoilant des croyances, des traditions, des héritages cachés, inexplorés, qui se réalisent uniquement en rêve.

7. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Carlo Ginzburg, Les batailles nocturnes. Sorcellerie et rituels agraires en Frioul, XVIe-XVIIe siècle, Paris, Flammarion, coll. « Champs histoire », 2019 [1980].

Du même auteur– Le fromage et les vers, Paris, Flammarion, coll. « Champs histoire », 1976.– Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989. – Le sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992. – À distance : Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001. – Le fil et les traces, Paris, Verdier, 2010.

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