Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Carol Gilligan et Naomi Snider
Le patriarcat est un modèle social qu’on croyait avoir évincé grâce aux combats féministes. L’élection de Donald Trump nous a prouvé le contraire. Carol Gilligan et Naomi Snider tentent de comprendre les raisons de la persistance d’un système aussi injuste et inégalitaire entre les individus. Et si le patriarcat actionnait en nous des leviers psychologiques incitant à nous y conformer ? Une idée novatrice, qui éclaire sous un jour nouveau une organisation sociale ancestrale.
En 2016, l’élection de Donald Trump a produit un électrochoc chez de nombreux Américains. Elle a révélé la prégnance du patriarcat sous sa forme la plus radicale, ainsi que sa consécration par des millions d’électeurs.
Dans un pays où les femmes pensaient avoir conquis l’égalité, où le mariage homosexuel avait été légalisé et où Barack Obama avait été le premier Noir à devenir président des États-Unis, force est de constater que rien n’a, au fond, véritablement changé. Le patriarcat y est toujours aussi vivace. Il n’a même jamais disparu, comme on aurait pu l’espérer, et nous y adhérons souvent de façon inconsciente pour trouver notre place dans la société.
Comment expliquer cette persistance du modèle patriarcal ? De quelle manière le patriarcat formate-t-il nos liens sociaux pour assurer la prédominance masculine ? Quels sont les moyens à notre disposition pour nous soustraire à son emprise et construire une société plus juste ? Carol Gilligan et Naomi Snider confrontent le fruit de leurs recherches et de leurs expériences pour dévoiler les rouages insoupçonnés du patriarcat.
Le patriarcat relève d’une structure politique et sociale basée sur une hiérarchie entre les genres. L’homme y est valorisé au détriment des femmes. Il incarne des valeurs supérieures qui lui sont concédées de façon naturelle. L’homme, pour être considéré comme tel, doit incarner la maîtrise de soi, l’autosuffisance et la force psychologique, ce qui justifie le recours à la domination, voire à la violence, dans ses relations. Tout débordement affectif et toute manifestation empathique apparaissent comme des faiblesses dégradantes, que l’on attribue volontiers aux femmes.
Réprimer ses émotions et garder la tête froide font donc partie des qualités définies comme masculines. Par un phénomène de mise en abyme, l’autorité et la puissance attribuées aux hommes font aussi l’objet d’une hiérarchie intra-masculine. Certains hommes sont considérés comme supérieurs à d’autres en fonction de leur classe sociale, de leur origine ethnique, de leur inclinaison sexuelle, de leur religion, etc. Les Blancs, les riches ou les hétérosexuels disposent ainsi d’un privilège de statut totalement arbitraire par rapport aux Noirs, aux pauvres ou aux homosexuels.
Dans la société patriarcale, les conduites des femmes sont dictées par des codes de « bonne féminité » qui leur enjoignent de s’exprimer avec parcimonie. On attend d’elles qu’elles s’autocensurent et s’exposent peu. Entre 9 et 11 ans, les enfants ont encore une liberté de parole qu’elles ne s’autorisent plus, une fois arrivées à l’adolescence. Naomi Snider n’hésite pas à parler d’auto-musellement, comme elle en a pu faire l’expérience après la mort de son père. Son aptitude à taire sa souffrance et à persévérer sans se laisser abattre lui a valu d’être reconnue par tous comme un modèle de réussite sociale, alors qu’elle était envahie par la colère et l’incompréhension. Pour se conformer aux diktats du patriarcat, les femmes ont donc le devoir de faire abstraction d’elles-mêmes et de se consacrer aux autres. C’est pourquoi l’idéal maternel est si prégnant dans les sociétés patriarcales. Or c’est tout le paradoxe de la place de la femme dans le patriarcat.
Selon le psychologue, Joseph Adelson, elle est à la fois encensée pour son dévouement, mais dévalorisée par les restrictions morales que lui impose le patriarcat. Une femme trop ambitieuse professionnellement ou trop véhémente dans ses propos est ainsi suspectée d’égoïsme et même de vouloir faire vaciller l’ordre établi.
À travers ces critères du masculin et du féminin, le patriarcat nous impose, en grandissant, de réviser nos comportements et de tourner le dos aux relations sincères que nous avons nouées. Au lycée, les jeunes garçons s’éloignent progressivement de leurs meilleurs amis. Ils instaurent des relations plus froides avec eux pour répondre aux codes virils de la masculinité.
Ainsi, le patriarcat exige le sacrifice de l’intimité et de nos connexions de cœur afin de privilégier des rapports sociaux répondant aux exigences de l’ordre hiérarchique. Dans le même temps, il rend la perte relationnelle d’autant plus irrévocable qu’il désactive toute contestation, en bloquant la propension à l’empathie chez les garçons et en développant l’abnégation chez les filles. Dès lors qu’on a intégré ces comportements genrés et qu’on s’y soumet, toute protestation nous marginalise. Se fondre dans le moule du patriarcat, c’est donc se protéger de l’exclusion sociale, ainsi que se prémunir contre des ruptures relationnelles qui pourraient nous blesser en s’en tenant à des relations superficielles.
Le détachement et la perte relationnelle assurent la pérennité du patriarcat. Véhiculés par notre système éducatif qui valorise la raison au détriment des sentiments, ils apparaissent comme des phases initiatiques symbolisant la maturité. Un garçon, qui contient sa sensibilité et s’avère moins réceptif aux émotions, n’est plus un enfant : il devient un adulte par la force de caractère qu’il manifeste. De même, une jeune fille qui se montre bienveillante et plus tempérée dans ses réactions s’installe dans un mécanisme de soumission correspondant à l’idéal féminin patriarcal. Sigmund Freud et Melanie Klein considèrent que le détachement est une étape essentielle du développement normal de tout individu.
La phase de deuil qui s’ensuit nous fait entrer de plain-pied dans le monde des adultes. La relation authentique, libérée des règles édictées par le patriarcat, représente au contraire une menace pour l’équilibre social. Elle implique de s’intéresser aux autres et à leurs différences, de faire preuve d’empathie et de compréhension. Elle induit aussi d’être dans une relation saine et sincère avec soi-même, en laissant place à ses désirs et ses convictions personnelles. Autant de brèches qui risquent de faire prendre conscience des injustices dont sont victimes certaines personnes et de mettre à mal un système profondément inégalitaire.
Selon la psychologue, Tracy Sidesinger, notre approche des rôles sociaux en fonction du genre est fortement influencée par des schémas de pensée inconscients, que nous assimilons malgré nous. Cette pression sociale et culturelle invisible agit sur nos comportements, d’autant plus que la désobéissance comporte des risques de stigmatisation et de marginalisation. Cela explique que nous nous trahissons au nom de valeurs que nous condamnons fermement et que les personnes les plus réfractaires et les plus partisanes de l’égalité se fondent dans le moule du patriarcat.
C’est ainsi que Jackie reste mutique sur le viol qu’elle a subi pour ne pas créer de problème ni être rejetée socialement, ou qu’Adam s’éloigne de son ami quand il apprend son homosexualité, de peur d’être catégorisé lui aussi comme gay. Tous les deux vont à contre-courant de ce qu’ils désirent réellement. Ils sont poussés par des injonctions sociales qui n’émanent de personne en particulier, mais qui sous-tendent leurs comportements de façon inconsciente. Ils se rendent complices du système en acceptant leur condition d’homme ou de femme, déterminée par le patriarcat : Adam se forge une armure de virilité, Jackie participe à l’impunité accordée à la brutalité et la domination masculines.
On constate néanmoins une résistance psychologique chez les jeunes gens confrontés à la phase d’intériorisation du patriarcat. La pression culturelle provoque une tension entre le besoin naturel d’interactions authentiques et les normes patriarcales. Preuve que leur bien-être psychologique est mis à mal, des symptômes caractéristiques apparaissent à des âges différents selon le sexe : ils se manifestent chez les jeunes filles entre 11 et 14 ans, tandis que les garçons sont concernés entre 4 et 7 ans, puis dans la seconde moitié de leur adolescence. Ces derniers bloquent leurs émotions, développent des troubles de l’apprentissage, de la concentration et de l’expression, avant de connaître des états dépressifs pouvant mener au suicide quand ils sont adolescents.
Pour ce qui est des filles, on note des crises d’angoisse, des dépressions, ainsi que des troubles alimentaires et des actes d’automutilation. La résignation s’accompagne souvent d’une colère de désespoir, que les hommes extériorisent par l’agressivité et que les femmes intériorisent en la retournant contre elles-mêmes. Cette acceptation d’un modèle social rejeté est concrétisée par l’usage de la négation dans le langage : « je ne sais pas » symbolisant, pour les filles, la négation de soi et de leur connaissance du monde ; « je ne suis pas concerné » actant, pour les garçons, leur détachement et leur indifférence.
Selon le psychiatre, John Bowlby, l’être humain a besoin d’interactions avec autrui pour être épanoui. Sa capacité à nouer des relations authentiques et à s’intéresser à ses semblables a même favorisé la survie de son espèce. En ce sens, le patriarcat contrevient à notre nature même. Contrairement à Freud et Klein, John Bowlby note que le détachement n’est pas une réaction naturelle ni le signe d’une guérison par rapport à la perte relationnelle. L’observation de jeunes enfants, séparés de leur mère, l’a amené à y voir une réponse pathologique à un processus psychologique en trois actes.
Face à la perte de connexion avec sa mère, l’enfant tente tout d’abord de rétablir le lien par la protestation, ou la colère, afin d’attirer l’attention sur lui. Si ses tentatives restent vaines, il entre dans une phase de désespoir, se caractérisant par une détresse psychologique qui prend la forme d’accès dépressifs, agressifs ou léthargiques. En refoulant ses désirs et son besoin de care, c’est-à-dire d’attention et d’affection, l’enfant accède enfin à un état de détachement qui le déconnecte en profondeur de lui-même et des autres. Ce détachement se manifeste soit par un attachement anxieux, à travers lequel il établit une osmose avec l’autre en occultant ses propres besoins, soit par un attachement évitant, qui mêle indifférence à autrui et égocentrisme.
Carol Gilligan et Naomi Snider constatent que le processus est parfaitement similaire dans le cas de la perte de connexion initiatique imposée par le patriarcat. D’un côté, les femmes se tournent vers des « pseudo-relations », où elles nient ce qu’elles sont au plus profond d’elles-mêmes pour intégrer le système patriarcal : elles en viennent à incarner un altruisme féminin s’exprimant par un attachement anxieux et par le souci compulsif d’autrui, qu’il s’agisse de leurs enfants, de leur époux, etc. De l’autre, les hommes affichent une « pseudo-indépendance », correspondant à l’attachement évitant : ils affirment leur capacité à se suffire à eux-mêmes et à être dépourvus de besoins affectifs.
Dans les deux cas, ces comportements résultent d’une adaptation sociale et psychologique aux exigences du système. Le patriarcat s’avère donc une aberration qui dénature nos aptitudes relationnelles.
Si le patriarcat semble encore régner en maître, il fait cependant depuis quelques années l’objet d’une résistance politique féminine. Ce sont en effet les femmes qui sont les meilleures instigatrices de cette rébellion puisqu’elles incorporent plus tardivement les règles du patriarcat, ce qui leur laisse une plus grande marge de manœuvre que les hommes. De #MeToo à la Marche des femmes organisée aux États-Unis après l’élection de Donald Trump, la riposte féminine prend différentes formes. Les femmes font entendre leur voix, se montrent solidaires et dévoilent au grand jour la réalité du patriarcat.
C’est donc en s’émancipant du carcan patriarcal qu’elles dénoncent le système. Avec #MeToo, l’impunité et la domination masculines ont connu un sérieux revers. Initié en 2014 contre la guerre de Gaza, le mouvement Women Wage Peace est porté par des femmes de diverses origines, principalement israéliennes et palestiniennes, désireuses de devenir actrices de la paix. Elles cherchent à mettre en œuvre la réconciliation par l’écoute radicale, c’est-à-dire qu’elles s’ouvrent à l’autre sans considération des clivages politiques qui opposent leurs pays respectifs.
À l’échelle individuelle, il faut que nous refusions de renoncer aux connexions qui comptent, afin d’endiguer ou de réparer la perte relationnelle à laquelle nous astreint le système. Nous devons faire preuve d’une résistance positive, faire entendre une « voix différente » qui n’est pas frelatée par les conventions patriarcales, mais laisse s’exprimer nos sentiments et pensées véritables. Si l’on parvient à surmonter la pression sociale, cette rébellion permet d’échapper à la dissociation imposée par le patriarcat : elle contribue à unifier nos émotions avec notre esprit, mais également à nous reconnecter avec nous-mêmes et avec les autres de façon sincère. De cette façon, nous nous affirmons en tant qu’individus et nous émancipons du collectif, formaté par les normes patriarcales.
Autant de caractéristiques représentatives de la démocratie, qui exige écoute, bienveillance et partage, pour gérer les conflits et développer les interactions sans violence ni abus de pouvoir. C’est grâce à cette résistance saine que nous pouvons accéder à la résistance politique, visant à remettre en question un modèle social qui nous opprime. Si elle peut se faire de façon ouverte, cette résistance politique peut aussi être clandestine lorsque l’individu feint de se conformer au système, tout en gardant vivace en lui une voix authentique.
Quel que soit notre sexe, nous sommes tous victimes du patriarcat. Il réduit les individus à des stéréotypes qui les empêchent de s’exprimer et de se réaliser pleinement, en concordance avec leurs désirs et leurs convictions. Par son emprise psychologique, il conditionne nos modes relationnels par la perte initiatique de nos connexions les plus précieuses et les plus authentiques. Il nous amène à leur substituer des relations désincarnées et moins investies, qui répondent aux attentes sociales genrées.
En abordant le patriarcat sous l’angle psychologique et non pas seulement social, Carol Gilligan et Naomi Snider montrent à quel point le système est insidieux et verrouille toute rébellion au nom d’un ordre hiérarchique arbitraire, fondé sur la domination masculine et la soumission féminine.
Carol Gilligan est à l’origine de l’éthique du care, théorisée en 1982 dans son livre Une voix différente. En consacrant ses recherches au développement moral, elle constate que les filles disposent d’une approche morale moins théorique et plus pragmatique que les garçons, qui prend en compte les interactions entre les individus, cherche à trouver la solution la plus viable pour chacun et repose sur le souci de l’autre, ce qu’elle nomme le care (« prendre soin de »).
Elle vient ainsi nuancer les travaux de Lawrence Kohlberg, pour qui la morale repose sur la connaissance et l’application de règles dans un principe de justice. La politologue, Joan Tronto, et la psychologue, Norma Haan considèrent néanmoins que le care n’est pas une morale spécifiquement féminine. Pour elles, les deux approches éthiques sont utilisées indifféremment par les hommes ou les femmes.
L’éthique du care est souvent perçue comme une philosophie féministe dans la mesure où elle se nourrit de valeurs contraires à la morale patriarcale, à savoir l’écoute, l’attention, l’empathie et le partage relationnel. Cependant, la théorie de Carol Gilligan a été la cible de nombreux détracteurs, comme la féministe, Élisabeth Badinter, qui y voit le retour à un maternalisme, contraire à l’émancipation féminine. Plus vindicatif, Michel Onfray considère que la théorie du care ne fait que pérenniser la logique patriarcale, en attribuant aux femmes une morale distincte des hommes qui renforce les clivages entre masculinité et féminité. Pour le philosophe, elle perpétue également l’image de la femme attentionnée, se sacrifiant pour les autres, la figeant dans un statut de soumission caractéristique du patriarcat.
Ouvrage recensé– Carol Gilligan et Naomi Snider, Pourquoi le patriarcat ?, Paris, Climats, 2019.
De Carol Gilligan – Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe ?, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2019.
Autres pistes– Francis Dupuis-Déri, La Crise de la masculinité : autopsie d’un mythe tenace, Québec, Remue-Ménage, 2018.– Ivan Jablonka, Des hommes justes – Du patriarcat aux nouvelles masculinités, Paris, Seuil, 2019.– Éric Macé, L’Après-Patriarcat, Paris, Seuil, 2015.– Virginia Woolf, Une chambre à soi, Paris, Livre de poche, 2020.