Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Carol Gilligan
Les femmes et les hommes ont-ils un sens différent de la moralité ? La morale devrait-elle plutôt reposer sur des principes abstraits nous disant ce qu’est la justice, ou sur les relations concrètes aux autres ? Croisant la réflexion sur le genre et la philosophie éthique, Carol Gilligan dénoue nombre de préjugés sur la morale. Son ouvrage est devenu un classique pour le féminisme comme pour l’éthique du care.
Dans les années 1980, au moment de l’écriture de son ouvrage, Carol Gilligan constate que les milieux intellectuels appréhendent la morale comme l’application de principes abstraits de justice.
Et qu’ils pensent les femmes moins aptes à cette tâche. Cela s’explique notamment par la domination de la pensée du très réputé psychologue Lawrence Kohlberg, dont Carol Gilligan fût la collègue. Celui-ci établit une hiérarchie des différents stades de développement moral, au sommet de laquelle se trouve la réflexion sur et à partir de principes impartiaux, universels et abstraits. Spontanément, on a tendance à trouver cela normal : pour savoir ce qui est bien ou mal, il faut bien se référer à des règles et à des valeurs universelles. « Respecter les autres », « Donner à chacun ce qui lui revient », « Ne pas mentir », sont autant de maximes sur lesquelles nous nous appuyons pour résoudre nos dilemmes moraux.
Et d’après les études psychologiques de cette période, les hommes parviendraient mieux que les femmes à appliquer froidement ces principes, sans se laisser gagner par l’attachement, l’émotion et la volonté de préserver une relation pacifique avec autrui. Or c’est contre ce double préjugé – préjugé philosophique et préjugé de genre – que Carol Gilligan s’élève dans son ouvrage. Les femmes ont-elles réellement un rapport différent à la morale ? Qu’est-ce que leur « voix différente » peut nous apprendre ?
Lawrence Kohlberg est connu pour ses travaux sur le développement moral de l’individu. D’après lui, la maturité morale se constituerait en suivant une progression marquée par six étapes, regroupées en trois niveaux. Le premier niveau se définit par un rapport particulier à l’autorité parentale ; le deuxième par un rapport conventionnel d’ajustement aux normes du groupe ; le dernier par un rapport critique aux règles et principes de justice à tester et appliquer. Son idée est donc que le degré le plus élevé de raisonnement moral met en œuvre des principes de justice abstraits et impartiaux. Et c’est contre cette idée que Carol Gilligan s’élève.
L’auteure s’attaque tout d’abord à une conséquence du modèle de Kohlberg : la relégation des femmes à la troisième étape du développement moral, appartenant au deuxième niveau (le niveau du rapport conventionnel à la morale). Ce stade est celui auquel on conçoit la conduite morale comme celle qui consiste à faire plaisir aux autres. Mais pour Gilligan, Kohlberg confond tout d’abord faire plaisir aux autres et aider les autres. Les femmes accorderaient en réalité plutôt une importance morale au fait de venir en aide à autrui, indépendamment des principes et règles à appliquer à une situation.
D’autre part, les femmes sont celles qui, dans leurs réponses, associent le plus la morale à l’aide portée à autrui, parce que la société leur confie cette tâche de soin et de sollicitude, dans la famille comme dans la répartition genrée des métiers. Elles ne seraient donc pas à un stade de développement inférieur, mais simplement socialement dominées et donc cantonnées aux sentiments et taches méprisées par la société. Cette critique lui permet de remettre en question la légitimité même de la hiérarchie établie par Kohlberg. Celle-ci, au sommet de laquelle se trouvent les décisions fondées sur des principes abstraits, est le reflet de la hiérarchie sociale, au sommet de laquelle se trouvent les dominants (essentiellement des hommes économiquement prospères et non racisés) à qui l’on confie des décisions fondées sur des lois abstraites. Mais quelle est la légitimité de l’une et de l’autre ? Si Kohlberg confond le fait de plaire aux autres et le fait d’aider autrui, c’est parce qu’il pense que les femmes interrogées ne parlent que de leurs proches : leur sollicitude serait donc motivée par un besoin d’entente avec eux.
Mais pour Gilligan, ces femmes parlent des autres en général. Si l’on définit la morale comme l’ensemble des valeurs régissant le comportement à adopter avec autrui, les femmes sont donc bien en train d’exprimer une conception de la morale, simplement différente de celle prônée par Kohlberg. Et il établirait entre ces deux conceptions une hiérarchie qu’il ne légitimise pas. Sa seule justification (la nature des femmes et celle des hommes) n’étant en réalité que le reflet d’un ordre social, lui-même hautement contestable.
La critique du modèle proposé par Kohlberg permet à Carol Gilligan d’attaquer ce qu’elle appelle « la morale de la justice » en général. Cela ne signifie pas que l’éthique du care ne porte pas d’idéal de justice. Toute lutte morale et politique vise bien sûr une plus grande justice morale et sociale. Ce qui est attaqué n’est donc pas la valeur de justice, mais son langage et sa manière de raisonner. Car bien que l’éthique du care se veuille socialement juste (envers les femmes, notamment), sa méthode et sa pratique sont novatrices.
Elle est fondée sur l’aide portée aux autres, c’est-à-dire sur des relations intersubjectives concrètes motivées par les besoins particuliers de chacun. Tandis que la morale de la justice se fonde sur des règles et principes abstraits à respecter et à appliquer à tous les cas particuliers, indépendamment de leur nature singulière.
Plus précisément, la « morale de la justice », dans son langage comme dans son raisonnement, prône l’impartialité. Il s’agit d’appliquer des règles et principes universels et stables, qui ne varient pas selon la situation ni la tête du fautif. On doit toujours appliquer les principes moraux de manière neutre, sans se laisser influencer par nos désirs, notre intérêt ou nos préférences. Et c’est ce langage de l’impartialité qui définit pour nous et de manière spontanée la justice, fondée sur l’égalité. En philosophie également, c’est ce langage qui est toujours prôné.
On peut notamment penser au raisonnement mis en œuvre dans le classique de John Rawls, Théorie de la justice. Il imagine une méthode, dite du « voile d’ignorance » afin de penser les meilleurs principes moraux et politiques à mettre en œuvre dans la société. Il s’agirait des principes que choisirait une personne placée dans l’ignorance de sa propre situation au sein de cette société. Cette expérience de pensée permettant de s’assurer que les principes directeurs de la société ne sont pas choisis par intérêt ou sympathie personnels, mais de manière impartiale pour leur pertinence. Cet ouvrage est donc l’aboutissement d’une histoire de la philosophie associant la morale à l’impartialité.
À l’inverse, l’éthique du care ne part pas de principes abstraits, mais de la situation concrète propre à chaque personne. Et elle ne se donne pas pour tâche de leur appliquer un regard impartial, soustrait à l’influence de leurs intérêts propres. Mais au contraire de saisir ces intérêts et besoins spécifiques et de les rendre intelligibles dans leur contexte. C’est-à-dire de fournir une réponse appropriée à chaque contexte, différant donc d’un cas singulier à l’autre.
Ce qui justifie cette pratique et cette opposition à la morale de la justice est l’idée selon laquelle la dépendance et la vulnérabilité font intrinsèquement partie de toute vie humaine. Alors que la morale de la justice les considère comme des accidents de parcours isolés, que les principes universels de justice ne peuvent prendre en compte et qui doivent alors être traités en marge de la morale.
La révolution opérée par Carol Gilligan n’est pas seulement éthique, mais également méthodologique. Tout d’abord, le raisonnement moral ne s’effectue plus de manière générale, mais toujours en lien à des cas particuliers. Il s’agit donc d’un tournant particulariste de la morale.
On pourrait alors penser qu’il s’agit d’une morale relativiste, c’est-à-dire prônant que la vision du bien et du mal est relative à chaque personne ou contexte culturel. Mais il ne s’agit pas exactement de cela, car la valeur présentée comme étant bonne est toujours la même : il s’agit de la sollicitude. C’est-à-dire qu’il s’agit toujours de répondre aux besoins spécifiques des personnes, qui sont considérées comme universellement vulnérables. Ce qui est relatif à chaque situation n’est donc pas la conception morale prônée par l’éthique du care. Mais c’est la réponse offerte aux besoins des personnes.
D’autre part, la meilleure expression de cette morale n’est pas une théorie, mais une pratique et même un travail. On est ici à l’opposé d’une morale d’inspiration kantienne (pour Kant la morale s’incarne le mieux dans le raisonnement à partir de la loi morale) ou rawlsienne (John Rawls exige également un raisonnement à partir des seuls principes abstraits). Pour cette tradition, la morale est avant tout théorique, et la pratique ne peut qu’approcher la perfection des principes abstraits.
Enfin, Carol Gilligan s’attaque à la manière dont les entretiens menés afin de prouver la supériorité de la morale de la justice sont conduits. Ces entretiens présupposeraient en réalité ce qu’ils veulent démontrer. Gilligan le montre en revenant notamment sur le célèbre « dilemme de Heinz » sur lequel s’appuie Kohlberg. Celui-ci posait le dilemme suivant à des enfants : la femme de Heinz est en danger de mort et il se demande s’il doit ou non voler un médicament qu’il ne peut s’offrir, mais qui lui sauverait la vie. Les garçons répondent qu’il doit le voler, car la justice morale doit primer sur une loi juridique. Pour les filles, Heinz doit chercher une solution pour sauver son épouse tout en n’enfreignant pas la loi, par exemple en expliquant sa situation au pharmacien, qui fera peut-être preuve de sollicitude. Kohlberg en concluait que les filles s’en remettaient au lien relationnel, sans parvenir à réfléchir à partir de principes abstraits (ici, réfléchir à appliquer la loi juridique ou la justice morale).
Or pour Gilligan, ces entretiens sont mal conduits. L’enquêteur n’arrive pas à entendre dans les réponses des petites filles ce qui ne colle pas au présupposé selon lequel la morale se fonde sur des principes abstraits. Et cela a un effet direct sur la voix de ces enfants, qui ne parviennent plus à se faire entendre. À force de demandes de reformulations dans un langage qui est en réalité celui de la morale de la justice, les réponses des filles deviennent de plus en plus vagues et incertaines. À l’inverse, l’éthique du care prônée par Gilligan se donne comme tâche morale, mais également comme méthode de réflexion de rendre intelligible la voix singulière de chacun.
On a beaucoup dit de l’ouvrage de Carol Gilligan qu’il prônait une morale « féminine », puisqu’il propose d’étendre à la société entière un rapport à la morale déjà appliqué majoritairement par des femmes. Et il est vrai que les tâches de soin ainsi que la valorisation de la sollicitude qui sont au cœur de l’éthique du care reviennent plutôt dans la société aux femmes. Mais en proposant d’étendre ces qualités et pratiques dites « féminines » à l’ensemble de la population, Carol Gilligan plaide-t-elle pour que l’on cesse d’attribuer le care uniquement aux femmes, déconstruisant par là une fausse essence féminine ? Ou désire-t-elle au contraire que l’on s’inspire de cette essence, ratifiant par là son existence ?
À la parution de l’ouvrage, les féminismes français ont plutôt opté pour la seconde lecture. On peut même penser que c’est la raison pour laquelle ils ont peu relayé le propos de son auteur et les débats qu’ils ont suscités aux États-Unis. La thèse de Carol Gilligan a en effet été interprétée comme étant « essentialiste » (ou « différentialiste »). Le féminisme essentialiste (ou différentialiste) est le courant féministe demandant une égalité entre les sexes qui n’abolirait pas la différence de nature, d’essence, entre eux.
Contre cette conception, le féminisme universaliste (qui est le féminisme le plus répandu en France) et tous les courants féministes nourris par les études de genre, argumentent au contraire en faveur d’une absence de nature féminine et masculine. Ils tentent de montrer que la femme et les qualités et comportements qu’on lui attribue (la tendance à la négociation plutôt qu’à l’opposition, à la douceur plutôt qu’à la fermeté, et la considération des relations humaines concrètes plutôt que des principes abstraits) sont socialement construits. Et que l’on peut donc le déconstruire. L’éthique du care de Carol Gilligan serait donc bien féministe, mais selon un féminisme essentialiste décrié en France. Les chercheuses françaises Sandra Laugier et Patricia Paperman expliquent toutefois que cette interprétation est erronée. Car si Carol Gilligan fait bien référence aux « femmes », ce n’est pas en tant que nature biologique, mais en tant que catégorie sociologique dominée. Elle se réfère aux femmes pour expliquer que le care leur a le plus souvent été assigné dans la société, de même qu’aux autres groupes dominés (minorités ethniques et classes laborieuses). D’autre part, Gilligan insisterait sur la « voix différente » des femmes, non pas pour souligner l’existence d’une essence féminine, mais pour faire apparaître la perte morale et sociétale qu’entraîne l’ignorance de leur point de vue (qui est surtout le point de vue d’un genre socialement construit et dominé).
Un ouvrage majeur, aussi bien pour la pensée éthique que pour la pensée féministe. Qui a suscité de vifs débats aux États-Unis à sa sortie, y compris dans les rangs féministes.
Et qui commence désormais à en susciter en France, de manière plus médiatisée depuis la crise du Covid et la mise en lumière de la vulnérabilité humaine qu’elle a entraînée.
On a reproché à Carol Gilligan de vouloir désintriquer à l’excès le genre et la morale, en étendant le care à la société entière. L’un des arguments fut que la « voix différente » des femmes que Gilligan veut faire entendre pour défendre une autre vision de la morale serait justement propre aux femmes. Sans doute pas par essence, mais comme produit d’une histoire qui les précède et qui les a placées en situation de subordination sociale. Une réponse à cette critique est que Gilligan ne nie pas le lien existant entre genre et morale : elle nie la légitimité de la perpétuation de ce lien.
Autrement dit, elle nie la légitimité qu’il y a à continuer de faire de l’éthique du care une pratique purement féminine et subordonnée dans la société. Joan Tronto, l’autre grande philosophe américaine tenante de l’éthique du care, critique toutefois le fait que Gilligan adresse ici aux femmes une injonction impossible à tenir (pour une population dominée), à savoir faire entendre leur voix à travers et contre les normes sociales et morales. La question de savoir si l’on peut vraiment dépasser les contraintes dictées par son genre et sa place dans la société reste donc ouverte…
Ouvrage recensé– Carol Gilligan, Une voix différente : la morale a-t-elle un sexe ?, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Champs Essais », 2019 [1982].
De la même autrice– Pourquoi le patriarcat ?, trad. par C. Roche, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Climats », 2019.
Autres pistes– Joan Tronto, Un monde vulnérable : pour une politique du care [1993], trad. par H. Maury, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2009.– Vanessa Nurock, Carol Gilligan et l’éthique du care, Paris, Éditions PUF, coll. « débats philosophiques », 2010.– Sandra Laugier et Najat Vallaud-Belkacem, La société des vulnérables : leçon féministe d’une crise, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Tracts », 2020.– Sandra Laugier, Pascale Molinier, Patricia Paperman, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Éditions Payot-Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2009.