Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Catherine Salles
Cet ouvrage aborde la face cachée de l’Antiquité gréco-romaine : tripots et lupanars, filles à matelots et petits voyous, arnaqueurs et assassins, grands seigneurs débauchés qui titubent au matin après une nuit d’ivresse… Catherine Salles n’envisage pas les héros et les exploits politico-guerriers d’une poignée de citoyens de renom, mais un monde où régnaient les proxénètes, les courtisanes et les jeunes esclaves que l’on vendait pour les plaisirs des grands. Une autre facette, donc, d’une période qui a principalement marqué l’imaginaire collectif par la grandeur de ses dirigeants.
Loin des colonnades, des temples ou des bâtiments royaux, Catherine Salles dévoile l’envers du décor de l’Antiquité gréco-romaine, fait de taudis délabrés, habités par une population à la fois misérable et dangereuse. L’historienne le précise dès ses premières lignes : connaître l’univers du plaisir et de la violence, de la fête et de la pègre, alors que la plupart des auteurs anciens ont dédaigné ces sujets considérés comme indignes d’eux, est très difficile. Cet obstacle est encore renforcé par l’absence d’archives de police qui nous fassent pénétrer dans le milieu de la criminalité ou de la volupté.
À partir de textes qui n’appartiennent pas à la « grande littérature », elle reconstruit néanmoins la vie grouillante et mystérieuse de Rome, Athènes ou Corinthe. Elle entreprend ainsi une étude de la violence et des plaisirs antiques, construite à partir de la configuration de ces villes, de l’importance de leur population, ainsi que des conditions économiques et sociales de l’existence quotidienne des individus.
Abordant le monde grec, Catherine Salles s’intéresse à trois villes, Athènes, Corinthe et Alexandrie, qui symbolisaient, pour les peuples du bassin méditerranéen antique, la grandeur politique et la puissance économique. Elles constituèrent, à des époques différentes, des pôles d’attraction pour des voyageurs qui goûtaient aux dangers et aux plaisirs des bas-fonds de ces villes.
Athènes est la cité où la prostitution a d’abord été encadrée, à l’initiative du législateur Solon, au VIe siècle avant J.-C. Il s’agissait alors de séparer les prostituées des femmes libres pour préserver la pureté de la race des citoyens, en les installant dans des maisons réparties dans différents quartiers de la ville et désignées par le terme pornè, ce qui signifiait « vendue » ou « à vendre », allusion non pas au métier exercé par ces femmes, mais au fait qu’étant en grande majorité des esclaves, elles avaient été vendues sur un marché ; ce mot prit rapidement un sens péjoratif, désignant les prostituées des catégories les plus basses. Fondées au nom de l’intérêt général, les maisons publiques d’Athènes restaient sous le contrôle de l’État.
Elles étaient imposées d’une taxe spéciale, le pornikon, et les autorités se chargeaient de protéger, dans une certaine mesure, les intérêts des prostituées, ainsi que des tenanciers. Évidemment, la prostitution athénienne n’était pas uniquement pratiquée dans ces maisons et bon nombre de femmes et jeunes garçons rôdaient la nuit tombée dans les rues à la recherche d’un peu d’argent contre quelques faveurs sexuelles.
Dans l’Antiquité, les villes étaient rassurantes, car souvent protégées par des remparts, et il y avait peu de tentations, à Athènes, pour les délinquants : les Athéniens avaient un train de vie fort modeste et même ceux dont la prodigalité est restée dans les mémoires ne possédaient guère que le strict nécessaire, incomparable avec ce dont disposaient les citoyens Romains les moins riches. Les voleurs étaient donc rares, et la législation à leur encontre était très sévère : ils risquaient le supplice de la « planche », mode d’exécution à peu près comparable à la crucifixion.
Toutefois, les rues d’Athènes étaient loin d’être sûres la nuit : les promeneurs pouvaient être victimes de bandes de fêtards qui, sortant des banquets, trouvaient n’importe quel prétexte pour tomber sur eux, les rosser et éventuellement les dépouiller. La violence était une distraction à part entière de ce monde athénien.
Dans le monde grec antique, les proxénètes achetaient souvent des lots de petites filles, dont l’âge idéal pour une parfaite initiation à la prostitution était situé autour de quatre ou cinq ans. Nombre de ces filles étaient ramassées par les trafiquants dans les rues où leurs parents, aux revenus trop modestes, les abandonnaient dès leur naissance. Ces enfants, sauf s’ils étaient recueillis par un couple qui n’avait pu en avoir, étaient promis à l’esclavage. Les proxénètes pouvaient également se fournir auprès de pirates qui, jusqu’au Ier siècle avant J.-C, enlevaient régulièrement hommes, femmes et enfants dans les îles et sur les côtes de la Méditerranée.
Parmi les nombreuses activités réservées aux esclaves, la prostitution était à peu près la seule qui procurait au maître un bénéfice immédiat : les enfants n’avaient pas besoin de suivre un apprentissage souvent long et onéreux pour connaître un métier. Les prix des esclaves étaient extrêmement variables en fonction de l’âge, du sexe, de l’origine ethnique ou des qualités physiques, et les atouts remarquables d’un homme adulte pouvaient coûter jusqu’à 60 fois plus cher qu’un enfant non formé.
Les mères et les grand-mères étaient nombreuses à inculquer à leur progéniture les principes de la prostitution. Le métier se transmettait souvent d’une génération à l’autre : la mère vieillissante profitait de sa fille pour retenir ses clients ; la fille profitait de la réputation de sa mère pour se former une clientèle. Certaines filles recevaient, en même temps que leur initiation amoureuse, une éducation destinée à en faire des courtisanes cotées.
S’il a souvent été dit que les courtisanes grecques, telles Aspasie ou Phryné, recevaient une éducation supérieure à celle des femmes libres, il est plus vraisemblable que ces quelques femmes au destin exceptionnel aient acquis leur culture intellectuelle dans les milieux qu’elles fréquentaient, alors qu’elles étaient déjà bien connues du monde de la galanterie. L’éducation ordinaire des petites prostituées était probablement plus pragmatique qu’intellectuelle, et souvent le travail des matrones : savoir utiliser son corps, connaître les secrets qui permettent de l’embellir, maîtriser les fards et les artifices ; apprendre à danser, à chanter, à jouer de la flute ou de la lyre.
Enfin, ces jeunes filles étaient formées à l’indifférence, pour préférer le riche protecteur capable d’entretenir leur famille à l’amoureux de leur âge.
Parmi les activités menées dans les banquets par les Grecs, il y avait le cottabe, aux implications à la fois érotiques et dionysiaques, venu de Sicile et pratiqué à l’époque classique, soit aux Ve et IVe siècles avant J.-C. Le buveur devait vider le contenu d’une coupe et lancer les dernières gouttes de vin en direction d’un plat ou d’un vase placé à une certaine distance. En accomplissant cet exercice d’adresse, le buveur prononçait le nom de la personne, homme ou femme, qu’il désirait. Si le jet de vin atteignait le but fixé, le joueur avait la certitude de posséder la femme ou le jeune garçon dont il avait invoqué le nom.
Aucune orgie n’aurait su se dispenser de ce jeu et l’on a même trouvé sur les murs d’une tombe, près d’Alexandrie, un dessin représentant deux squelettes se livrant au cottabe en présence de trois autres squelettes. Ce jeu contenait trois éléments indispensables au banquet grec : l’absorption de vin, le tour d’adresse et l’érotisme. Il tomba cependant en désuétude à partir du IIIe siècle avant J.-C. ; les participants des banquets adoptèrent alors d’autres moyens de manifester leur désir : on lançait par exemple à la femme ou au jeune garçon une pomme ou un coing, fruit consacré à Aphrodite.
Lorsqu’il y avait contestation dans les choix faits par les participants, des bagarres pouvaient éclater entre les convives. Ainsi, la législation athénienne prévoyait que, lorsque les convives ne parvenaient pas à se mettre d’accord sur la répartition des musiciennes ou des danseuses, il fallait alors mettre aux enchères les jeunes femmes.
Les scènes représentées sur les coupes du temps ne laissent pas de place au doute sur le caractère érotique des fins de banquets. En couple, par groupes de trois ou quatre, tous les convives se livraient alors, quand l’ivresse ne les avait pas terrassés, aux jeux de l’amour. Les scènes représentées renvoient à la croyance grecque selon laquelle le plaisir est d’essence supérieure. Pour exciter la sensualité de ses invités, l’hôte du banquet faisait parfois donner la représentation d’un spectacle suggestif.
Dans le Banquet de Xénophon, par exemple, la fête se clôt sur un mime représentant la nuit de noces de Dionysos et d’Ariane. Catherine Salles précise toutefois que cette conception du plaisir était propre à Athènes, à Corinthe, en tout cas aux villes très modernes : la plupart des peuples du monde grec ignoraient ces divertissements ou les condamnaient comme vile débauche.
Au temps de Plaute ou de Cicéron (IIe-Ie siècles avant J.-C.), c’était sur le Forum romain que se concentraient toutes les activités de la ville, des plus honorables au plus douteuses.
Dans la Rome impériale (à partir de 27 avant J.-C.), le Forum semblait bien petit, à côté des magnifiques forums impériaux qui avaient été édifiés au cours des règnes successifs. La ville tout entière était devenue un lieu de promenade, de rencontre, de trafic pour cette foule oisive, badauds à la recherche de spectacles, escrocs en chasse, parasites en quête d’un diner ou éventuellement d’un patron. À en croire les tableaux dressés par les écrivains du temps, la vie quotidienne de la plupart des Romains se présentait comme une quête perpétuelle.
Catherine Salles explique qu’à Rome le bruit était partout, comme la cohue qui déambulait dans chaque ruelle. Le danger pour les piétons était très présent : les vastes litières des riches, les chariots, les ouvriers qui transportaient poutres ou grands vases contenant le vin ou l’huile, constituaient autant de risques pour le promeneur. Il était bien difficile de se frayer un chemin dans ces rues, rendues encore plus étroites par les étalages des marchands. L’empereur Domitien dut ainsi promulguer un édit pour interdire aux commerçants de monopoliser le pavé en y installant ces étalages dangereux pour la sécurité publique.
Les rues romaines étaient également de véritables spectacles : saltimbanques, montreurs d’animaux ou charlatans envahissaient la chaussée, tout comme les mendiants. Parmi les individus qui s’affairaient dans les rues de la ville se glissaient également des voleurs, qui pillaient à l’étalage ou qui substituaient les bourses des riches passants. Les plus malins rôdaient dans les thermes où, sans trop de risques, ils pouvaient dérober les vêtements des baigneurs.
Tous ces voleurs, ainsi que ceux qui perçaient les murs des maisons pour y commettre un cambriolage, risquaient la peine de mort, ou tout au moins les travaux forcés à perpétuité. Mais il était bien difficile de mettre la main sur un pickpocket qui se perdait dans la bousculade. L’historienne rappelle enfin que la violence était omniprésente dans les rues de Rome et que, la nuit, la ville appartenait aux marginaux et à tous ceux qui pratiquaient des activités illicites.
Qu’ils fussent destinés à rafraîchir le passant, à nourrir ou à loger le voyageur et les habitants de la ville, les établissements hospitaliers étaient fort nombreux dans le monde romain. Ils se concentraient essentiellement dans les quartiers populaires. À Rome, beaucoup de tavernes s’élevaient près du Grand Cirque, des théâtres ou des amphithéâtres, soit tous les lieux fréquentés par la foule. Il s’agissait généralement de constructions modestes.
À l’intérieur, une ou deux salles recevaient les clients, quelques chambres à l’étage, et comprenaient souvent un jardin où les consommateurs pouvaient s’asseoir sous une tonnelle. Beaucoup de ces lieux, appelés thermopolia, se prolongeaient dans la rue par un comptoir dans lequel s’encastraient des amphores contenant le vin ; le passant qui n’avait pas le temps d’entrer dans l’établissement pouvait y prendre rapidement un gobelet et manger debout une saucisse ou un gâteau. À l’entrée des tavernes, une pancarte donnait toutes les précisions sur les services offerts aux clients (prix des consommations) et le nom qui était donné à ces établissements, peint sur les façades, pouvait laisser deviner qu’on y trouverait des prostituées (« Les quatre sœurs » à Rome ou « Les filles d’Asellina » à Pompéi).
C’est que la plupart des tavernes servaient aussi de lupanar. À l’étage, une ou plusieurs chambres permettaient au client de rejoindre une serveuse pour un petit moment de plaisir. Mais la prostitution se faisait également dans les rues : les filles les plus riches paradaient avec ostentation, émerveillant les passants par le raffinement luxueux de leur toilette. Elles possédaient généralement une chevelure qu’elles faisaient teindre en blond, « à la bretonne », une couleur si rare dans les pays méditerranéens. Elles pouvaient également porter des perruques. Les Romains fréquentaient aussi, avec une attirance mêlée de dégout, le Submemmium, la « rue des putains », succession de bouges crasseux et minuscules dont l’entrée était à peine voilée par un rideau, percé de trous par les voyeurs.
Devant ces réduits minuscules et puants se tenaient debout les esclaves, garçons et filles, complètement nus ; c’était un spectacle familier aux promeneurs de Rome. Certains lupanars ont pu également être plus grands, laissant davantage de choix aux clients. Les graffiti et les inscriptions du temps attestent que les maladies vénériennes n’étaient pas inconnues des habitués de ces lieux.
Avec cet ouvrage, Catherine Salles laisse entrevoir toute une partie des sociétés grecque et romaine sans lesquelles l’Antiquité ne serait rien, levant le voile sur le quotidien des hommes et des femmes du temps.
Que ce soit à Rome ou dans la Grèce antique, la richesse la plus ostentatoire côtoyait la misère la plus noire et les comportements les plus agressifs ; prostitution, violence ou banditisme se mêlaient à la haute société guindée, tout en ne fonctionnant pas selon les mêmes règles ou selon les mêmes besoins. S’appuyant sur de nombreuses sources méconnues pour illustrer ses propos, l’historienne explore les bas-fonds de l’Antiquité, notamment les tavernes, les cabarets ou les lupanars, rendant compte de la réalité des conditions de vie de la masse de la population urbaine au sein des villes antiques.
La particularité de cet ouvrage réside dans son thème : il n’aborde pas les puissants ou les lettrés de l’Antiquité, mais porte un regard sur les masses qui représentaient l’écrasante majorité de la population des sociétés antiques, notamment les questions du plaisir et de la violence. Traitant des mœurs du temps de manière crue sans jamais sombrer dans la vulgarité, ce livre amuse et se lit avec plaisir, se concentrant surtout sur les questions de prostitution.
On pourrait toutefois regretter l’absence d’une problématique claire, qui conduit à un développement descriptif de ce que l’historienne qualifie de « bas-fonds » des sociétés antiques.
Ouvrage recensé– Catherine Salles, Les Bas-fonds de l’Antiquité, Paris, Payot, 2004 [1982].
De la même auteure– Lire à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 1992.
Autres pistes– Florence Dupont et Thierry Éloi, L’Érotisme masculin dans la Rome antique, Paris, Belin, 2001.– Pierre Grimal, Rome et l’amour, Paris, Robert Laffont, 2007.– Claude Mossé, La Femme dans la Grèce antique, Bruxelles, Complexe, 1999.– Pauline Schmitt-Pantel, Aithra et Pandora. Femmes, genre et cité dans la Grèce antique, Paris, L’Harmattan, 2009.– Paul Veyne, Sexe et pouvoir à Rome, Paris, Tallandier, 2005.