Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Catherine Wihtol de Wenden
Bien que le droit à la mobilité soit reconnu comme un élément structurel du développement humain, il se trouve entravé par maintes politiques migratoires à des échelles nationales et régionales, au sein des pays de départ, de transit et d'arrivée. Aux bienfaits démontrés des migrations et à l'augmentation des flux migratoires s'opposent des politiques de non-accueil et des renforcements de contrôle aux frontières, faisant du droit d'asile un droit ayant perdu toute substance universaliste. Il devient alors nécessaire d'instituer une nouvelle gouvernance mondiale des migrations.
La plupart des études menées sur les frontières, tant par les chercheurs que par les experts internationaux, soulignent les avantages démographiques, culturels ou encore économiques d'une plus grande ouverture des frontières et d'une importante mobilité. Les politiques en la matière adoptent pourtant une position toute autre : face à l'intensification des flux migratoires, l'écrasante majorité des États d'accueil opte pour le renforcement du contrôle aux frontières et la fermeture (partielle) de ces dernières. Alors que l'ère de la modernité prône le droit à la mobilité, comme l'affirme le rapport du Programme des Nations Unies sur le développement de 2009, plus des deux tiers de la population mondiale, astreints à des visas, ne disposent pas du droit de circuler librement.
D'après Catherine Wihtol de Wenden, « [s'ils] n'entrent pas dans les catégories prévues (travailleurs très qualifiés, étudiants, membres du regroupement familial, candidats à l'asile ou commerçants et entrepreneurs), leur seule chance d'entrer dans un pays est de le faire clandestinement, souvent au cours d'une longue et périlleuse odyssée » . À partir de l'étude de ce paradoxe, l'auteure défend une gestion mondiale des migrations, capable de garantir l'universalité et le respect du droit d'asile.
James Hollifield, dans son article « The Emerging Migration State » paru en 2004, analyse ce qu'il nomme le « paradoxe libéral » : alors que la migration est économiquement et démographiquement bénéfique, elle est politiquement indésirable, étant considérée comme une potentielle menace sécuritaire et identitaire.
Pourtant, un rapport élaboré par le département de la population des Nations Unies, paru en 2000, présente « le nombre de migrants que les pays en situation de déclin ou de stagnation démographiques (Europe, Russie, Japon notamment) devraient théoriquement accueillir s'ils voulaient soit stabiliser leur pyramide des âges (scénario 1), soit assurer l'équilibre entre actifs et inactifs (scénario 2), soit répondre aux besoins du marché du travail (scénario 3), selon leurs priorités, proches ou lointaines » . Or ces divers scenarii présentent des chiffres bien plus élevés que le nombre de migrants effectivement accueillis et recensés chaque année dans ces pays. Ce paradoxe remet en question le droit d'asile, créé en 1951 par la Convention de Genève, comme droit universel. En effet, le droit de sortie du territoire d'origine et le droit d'entrée dans un autre territoire sont intimement liés à la direction des flux migratoires, ainsi qu'aux profils des migrants : s'agit-il d'un départ volontaire ou forcé ? La personne migrante est-elle qualifiée ? Quel est son revenu ? Aujourd'hui, il est généralement bien plus aisé de sortir de son pays d'origine que d'entrer dans un pays étranger. Avec l'adoption de politiques d'immigration dissuasives, le droit d'entrée s'est rétréci de manière considérable, notamment en Europe et aux États-Unis. Le droit de sortie semble ainsi rester un droit universel, mais le droit d'entrée est soumis à la souveraineté nationale des États d'accueil. On constate, dans cette perspective, une inégalité patente entre les différentes nationalités quant à l'obligation de visas : le citoyen afghan ne peut se rendre que dans 26 pays sans visa ; c'est 169 pays pour un citoyen danois.
De même, pour les plus fortunés ou pour les gros investisseurs, les frontières tombent : « l'achat d'une maison d'un montant supérieur à 300 000 euros à Chypre, la création d'une start-up ou un programme d'investissement en Irlande, l'investissement de 500 000 euros au Portugal permettent d'entrer sans visas dans ces pays et de s'y installer librement » .
Depuis les années 1970, les migrations ont triplé, passant de 77 millions de migrants en 1975 à 232 millions de migrants (légaux) en 2013. Or Catherine Wihtol de Wenden relève en effet divers facteurs laissant présager une intensification des flux migratoires à l'échelle internationale :
– L'interdépendance du monde. Des intérêts économiques convergent, entre pays des Nords et pays des Suds. Il en va ainsi des migrations des travailleurs chinois en Afrique, qui exploitent les ressources des pays de ce continent en réalisant, en contrepartie, de grands travaux d'infrastructures. Mais l'exploitation de certaines ressources peut affecter les populations locales, devenant ainsi de potentiels migrants.
– L'urbanisation croissante à l'échelle mondiale. Aujourd'hui, 25 villes (la plupart localisées en Asie) sont habitées par plus de 10 millions d'habitants. Leur peuplement est dû avant tout à un exode rural massif. En Afrique, les pronostics annoncent une population globale concentrée à 70% dans les zones urbaines d'ici 2050.
– Les déséquilibres démographiques. Certains pays des Nords sont entrés dans une phase de déclin démographique : l'Italie, l'Allemagne ou encore la Russie manquent de main d’œuvre.
– Le changement climatique. Alors que l'on compte aujourd'hui plus de 38 millions de réfugiés ou déplacés environnementaux, le GIEC (Groupe d'Information et d’Étude sur le Climat) annonce pour la fin du XXI e siècle 150 à 200 millions d'individus forcés de migrer suite à des ruptures environnementales (montée des eaux, désertification, ou catastrophes ponctuelles telles que cyclones et tornades).
– Les conflits et les crises. Le nombre de déplacements forcés générés par des crises et des conflits est estimé à environ 70 millions.
– L'équilibre du marché du travail. Selon notre auteure, « pour qu'il y ait migration, il faut que trois facteurs soient réunis – une disponibilité de main-d’œuvre, des pôles d'activité économique et des moyens de transport permettant d'acheminer la main-d’œuvre vers les lieux d'activité. Si la main-d’œuvre ne se trouve pas là où sont les activités et si les transports en grand nombre le permettent, il y a migration. » . Aujourd'hui, certains pays tels ceux du Golfe ne disposent pas d'une main-d’œuvre locale suffisante pour exploiter les ressources de leurs territoires. D'autres pays, en revanche, connaissent un excédent de population (c'est notamment le cas de l'Inde et de la Chine).
Dans la plupart des systèmes régionaux migratoires, formés par les flux entre les pays de départ et les pays d'arrivée, des politiques de contrôle aux frontières sont mises en place. En Europe, on constate un renforcement de la frontière du Sud, sur laquelle se concentre un ensemble d'instruments européens de contrôle.
Les accords de Schengen ont été signés en 1985, afin d'assurer la sécurité extérieure de l'Europe et la liberté de circulation en son sein, instituant une obligation de visas pour l'entrée des ressortissants de pays tiers dans l'espace Schengen. Ce dispositif est assorti du Système d'Information Schengen (SIS), qui permet d'identifier les déboutés et sans-papiers n'ayant plus aucun droit de circuler dans les pays de cet espace. En 2002, l'Europe a adopté le Système Intégré de Vigilance Externe (SIVE), système de contrôle radar des frontières de l'Europe : particulièrement présent au large des côtes méditerranéennes de l'Espagne, il a déplacé les flux migratoires vers d'autres points de passage. Par l'externalisation des frontières et par la conclusion d'accords bilatéraux, les nations riveraines de l'Europe se transforment en gardes-frontières du continent, les déboutés et sans-papiers peuvent être reconduits à la frontière.
Les Accords de Dublin, quant à eux, ont été adoptés en 1990 ; dans le but de mettre fin à ce qui a été nommé l' « asylum shopping », consistant à envoyer des demandes d'asile à plusieurs États européens, dans l'espoir que l'un d'eux accepte. À présent, « une acceptation ou un rejet du statut de réfugié vaut […] pour l'ensemble des pays de l'Union européenne » . Le système de dactyloscopie des empreintes digitales des demandeurs d'asile « Eurodac », adopté par l'Union européenne en 2000, est venu en appui à ces accords en permettant d'éviter qu'une demande d'asile soit effectuée plusieurs fois par le même candidat, sous différentes identités.
Les accords Dublin II, signés en 2002, ont permis de partager plus équitablement les demandes d'asile entre pays européens : le dispositif « one stop one shop » mis en place par ces nouveaux accords de 2002 oblige désormais les migrants à faire leur demande d'asile dans le premier pays de l'Union européenne qu'ils ont rencontré dans leur parcours migratoire. Cependant, plutôt que d'assurer une plus juste distribution des dossiers, ces accords ont eu pour effet de condenser la grande majorité des demandes d'asile vers les pays du Sud et de l'Est de l'Europe, situés aux frontières externes.
Il n'y a jamais eu autant de frontières entre les pays : on en compte aujourd'hui 322, dont l'ensemble représente 248 000 kilomètres. Qu'est-ce qui explique un tel développement ? Selon l'auteure, trois raisons peuvent expliquer l'intensification des contrôles migratoires.D'abord, la mise en place de ce que l'auteure nomme une « économie de la sécurité », recyclant le savoir-faire militaire dans le domaine civil. C'est notamment le cas de certaines sociétés spécialisées dans le convoyage de migrants expulsés, comme en Australie.
La seconde raison résiderait dans la satisfaction d'une opinion publique. D'après notre auteure, « [même] si les contrôles migratoires ne servent à rien, ils constituent un argument idéologique, car ils permettent de faire l'amalgame entre la lutte contre l'immigration illégale et la lutte contre le terrorisme international » .
Enfin, les migrants peuvent représenter de réels instruments de négociation entre pays d'arrivée et pays de départ : « la multiplication des accords bi- et multilatéraux de reconduction à la frontière avec le Sénégal, le Maroc, l'Algérie, la Libye, la Tunisie génère ainsi un important marché (titres de séjour pour les très qualifiés, programmes d'équipements collectifs) » . De la sorte, un réel marché se forme autour des contrôles migratoires. La Libye accepte de signer des accords bilatéraux, notamment avec l'Italie, « en échange de sommes d'argent et de promesses de construction d'infrastructures – comme celle d'une autoroute reliant la Tunisie à l’Égypte » .
Face à cet ensemble de problématiques, certains acteurs institutionnels et non institutionnels voient encore une réponse dans le couple migration-développement. Cependant, affirme l'auteure, contrairement à cette idée longuement répandue, développer les « pays de départ » ne suffit pas à stopper les flux migratoires. Certes, migrations et développement sont complémentaires, mais ils ne sont pas pour autant substituables.
Beaucoup de pays ont ainsi mené des politiques publiques de développement dit solidaire, ayant comme objectif d'enrayer les flux, alors que ces derniers peuvent représenter – pour les pays de départ – un avantage économique conséquent et un facteur de développement, à travers les transferts de fonds opérés par les réseaux familiaux ou amicaux, entre les pays d'arrivée et les régions de départ.
L'idée qu'un développement des pays d'émigration pourrait mettre fin aux flux repose sur l'expérience de l'Europe du Sud des années 1970. La Grèce, l'Espagne, le Portugal et l'Italie, pays connaissant alors les plus grands flux migratoires de départ vers les autres pays d'Europe, ont vu le nombre d'émigrants décroître de manière considérable du fait de divers facteurs tels que l'instauration de démocraties et leur entrée dans l'Union européenne (anciennement CEE), un fort développement économique et la baisse du taux de natalité.
Cependant, selon les termes de l'auteure, « de telles conditions ne sont pas réunies dans la plupart des pays d'émigration contemporaine, même si plusieurs connaissent une baisse de la natalité, notamment les pays de la rive sud de la Méditerranée, ou se trouvent dans une situation intermédiaire en tant que pays de transit (pauvres pour les grands pays d'immigration mais riches pour les pays d'émigration) » .
Pour que le développement devienne un facteur de tarissement des flux migratoires, il faudrait que la baisse de la pression démographique se confirme, que l'accès à la société de consommation se développe et se renforce sur tous les territoires, que l'accès aux ressources sanitaires et éducative s'étende et se renforce à l'échelle mondiale, que chaque individu puisse avoir accès à un logement et à un travail décent et que les pays de départ se démocratisent. Cependant, à l'heure actuelle, au vu des écarts de développement entre les pays de départ et les pays d'arrivée, les flux migratoires ne peuvent que s'accentuer.
Que faire face à ces constats ? Catherine Wihtol de Wenden prône, aux côtés d'autres acteurs et organisations internationales, une gestion multilatérale et mondiale des migrations. Dans cette perspective, un Pacte mondial sur les migrations, proposé par les Nations Unies, a été adopté en 2018 par 192 pays. Non-contraignant, il vise à instituer un cadre de discussions internationales sur le sujet sans remettre en cause la souveraineté des États. Mais peut-il garantir le respect du droit d'asile et son universalité ?
Selon Catherine Wihtol de Wenden, il conviendrait d'instituer la liberté de circulation des individus en droit universel. Les pays d'arrivée n'auraient plus ainsi le monopole des politiques de fermeture de leurs frontières, sans perdre leur souveraineté, cette dernière s'insérant dans un cadre juridique universel. Ces pays pourraient toujours restreindre ce « droit universel » (et donc limiter l'entrée de migrants sur leurs territoires), si cela était justifié.
La proposition de Catherine Wihtol de Wenden constitue une réelle inversion du régime actuel des frontières, enjoignant les États à démontrer « le bien-fondé de la fermeture de leurs frontières quand ils y recourent et [à] ne pas considérer que celui qui circule librement est un criminel en puissance » . Le nouveau Pacte sur les migrations pourrait aller dans ce sens. Cependant, maints gouvernements – tel celui de Viktor Orban, défendant une orientation politique toute autre – ne sont aucunement prêts à le signer, ce qui limite considérablement sa portée.
Ouvrage recensé– Faut-il ouvrir les frontières ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2013.
De la même auteure– La Question migratoire au XXI e siècle. Migrants, réfugiés et relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2013.– Migrations. Une nouvelle donne, Paris, éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2016.
Autre piste– Bernardot Marc, Paris, Captures, Du Croquant, 2012.