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Le Genre du capital

de Céline Bessière & Sibylle Gollac

récension rédigée parColine GuérinDiplômée d'un master 2 en sociologie (EHESS).

Synopsis

Société

Aujourd’hui, alors que les inégalités de richesse entre les hommes et les femmes s’intensifient, l’idée reçue persiste que les femmes seraient devenues autonomes et indépendantes vis-à-vis de leur père, frère, mari ou de l’État. Céline Bessière et Sibylle Gollac nous emmènent dans la famille, lieu privilégié de l’accumulation et de la transmission du capital entre les générations. Grâce à 20 ans d’enquêtes, les deux sociologues montrent que les rôles inégalitaires entre les membres de la famille reproduisent un partage des richesses en faveur des hommes.

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1. Introduction

Ingrid Levavasseur est aide-soignante, mère divorcée avec deux enfants à sa charge, elle habite la banlieue rouennaise et elle est devenue une figure importante du mouvement des Gilets jaunes. Mackenzie Bezos est romancière et femme d’affaires, elle a créé Amazon avec son ex-mari et elle serait la femme la plus riche du monde si elle n’avait pas été contrainte de lui céder ses parts de l’entreprise lors de leur divorce en 2019.

Un océan d’argent sépare ces deux femmes. Pourtant, aux deux extrémités de l’échelle économique, elles incarnent toutes deux l’inégalité de richesse entre les hommes et les femmes qui règne dans les sociétés occidentales : elles ont toutes les deux fourni un travail domestique invisible auprès de leurs maris et de leurs enfants, et se sont retrouvé perdantes au moment du divorce.

Alors que le capitalisme contemporain exacerbe les inégalités, le capital économique familial est redevenu central dans la construction du statut social des individus, car il constitue un filet de sécurité pour se loger, accéder à la propriété, être moins précaire sur le marché du travail, offrir des études à ses enfants, etc. Pourquoi les femmes pauvres se retrouvent-elles en première ligne pour affronter les problèmes d’argent tandis que les femmes riches sont systématiquement évincées des affaires ?

L’inégalité des revenus entre les hommes et les femmes n’est pas la seule réponse. Afin d’expliquer cette dynamique inégalitaire, Céline Bessière et Sibylle Gollac ouvrent une piste jusqu’alors occultée par les sociologues et les économistes mais aussi délaissée par les féministes depuis la deuxième vague : celle du capital patrimonial des individus.

Les deux sociologues nous invitent en effet à penser la famille comme une institution économique à part entière « qui produit des richesses mais, aussi, en organise la circulation, le contrôle et l’évaluation », ce qu’elles nomment les arrangements économiques familiaux (« coups de pouce financiers, hébergement gratuit, cautionnement, prêts sans intérêts, donations, héritages, recommandations, financement des études, prise en charge à domicile d’une personne âgée, cohabitation en cas de coup dur, garde d’enfant, pensions alimentaires, etc. », p.16).

Les auteures ont rassemblé des années de monographies familiales, des statistiques de l’INSEE et de nombreuses ethnographies auprès des professionnels du droit (notaires et juristes) pour saisir les lieux et les moments de vie le genre du capital perdure.

2. La séparation, premier moment révélateur des inégalités

Depuis les années 2000, on compte un divorce pour deux mariages. Dans ce contexte, les personnes divorcées qui se remettent en couple préfèrent séparer leur patrimoine. Par ailleurs, de plus en plus de personnes choisissent l’union libre ou le pacs et ont, en conséquence, une gestion individuelle de leur patrimoine. Enfin, les contrats de mariages séparatistes participent aussi à renforcer le processus d’individualisation patrimonial.

Dans ce contexte, de nombreuses femmes se retrouvent « sans rien » ou presque, après leurs séparations. Les hommes conservent plus souvent le domicile conjugal que les femmes (43% des hommes contre 32% des femmes chez les couples locataires). L’écart est encore plus important pour les propriétaires où le conjoint conserve le logement dans 46% des cas, la conjointe dans seulement 30% des situations. Lorsqu’elles quittent le domicile conjugal qui était la propriété du couple, seules 29% des femmes conservent le statut de propriétaire ; 55% deviennent locataires d’un bailleur privé et 16% d’un bailleur social. Ainsi, les femmes ressortent plus appauvries que les hommes d’une séparation.

La séparation révèle des inégalités préexistantes. Par exemple, malgré l’entrée des femmes sur le marché du travail depuis le milieu du XXe siècle et la féminisation de certaines professions valorisées (dans les secteurs de la médecine et de la justice par exemple), la plupart des filières peu ou sous-payées sont occupées par des femmes (administration, travail social et aide à la personne). Les femmes qui ont des enfants voient la progression de leur carrière et de leur salaire ralentir fortement, car c’est à elles qu’on attribue les postes à temps partiels.

Enfin, leur progression est aussi limitée par le « plafond de verre » qui les empêche d’occuper les positions les plus prestigieuses et les mieux rémunérées. Lorsqu’on additionne tous les facteurs discriminants (l’âge, l’ancienneté, le secteur d’activité, la position professionnelle, le temps de travail, etc.), la dynamique inégalitaire se confirme : les salaires des femmes sont de 10,5% inférieurs à ceux des hommes.

3. De la séparation au partage de l’héritage

Les moments de vie tels qu’une séparation ou un héritage révèlent des arrangements familiaux, fruits de stratégies, c’est-à-dire de choix cohérents « effectués à la fois en fonction de paris sur l’avenir et de dispositions sociales, de contraintes et de ressources particulières » (p.59).

En effet, c’est un moment crucial pour la transmission du patrimoine : « Le patrimoine doit être transmis (il ne doit pas être dilapidé), il ne doit pas l’être n’importe comment (il ne doit pas être dispersé), et pas à n’importe qui (toutes les héritières et héritiers ne se valent pas) » (p.55). Céline Bessière et Sibylle Gollac ont cherché à comprendre comment les mécanismes d’accumulation et de transmission de la richesse au sein des familles sont défavorables aux femmes.

La séparation donne au conjoint « un pouvoir sur sa partenaire qui fragilise la situation économique de cette dernière, déjà désavantagée au départ » (p.73). Malgré les évolutions du marché du travail, l’augmentation des séparations combinée à l’individualisation des patrimoines contribuent au maintien d’une position dominée des femmes dans les processus d’accumulation et de transmission du patrimoine.

Dès lors, entre « les choses qu’on donne, les choses qu’on vend et celles qu’il ne faut ni donner ni vendre, qu’il faut garder » (p.67) au moment d’un héritage, les femmes sont les mauvaises héritières présumées. Il y a aura dans la plupart des arrangements familiaux « un fils préféré », en particulier chez les familles d’indépendants. Souvent, les femmes sacrifient leur part de l’héritage à leur frère – voire à leurs enfants – car elles n’ont pas été socialisées pour reprendre le métier du père.

À ce propos, les auteures rappellent l’étymologie du mot « patrimoine » : du latin patrimonium, le patrimoine est ce qui vient du père (du latin pater : père, et munire : munir), comme si seul celui-ci possédait des biens à transmettre à la génération suivante. La même logique est à l’œuvre concernant la transmission du nom de famille, nommé « patronyme », c’est-à-dire le nom du père. Même si les femmes meurent plus tard que les hommes, elles ne possèdent souvent qu’un maigre patrimoine qu’elles peuvent difficilement transmettre.

Ainsi, la corrélation entre veuvage et propriété de la résidence principale est négative pour les femmes, alors que le fait d’être veuf plutôt qu’en couple n’a pas d’incidence significative sur le statut de propriétaire des hommes.

4. Loin du mirage républicain

Les moments de vie tels qu’une séparation conjugale, un héritage ou bien l’entrée d’un membre de la famille en maison de retraite confrontent les individus au droit, de manière différente selon le milieu social et le genre de l’individu. Notamment, parce que les professionnels du droit (avocat, notaire) n’accompagnent pas de la même manière ces « opérations d’officialisation des arrangements économiques familiaux » selon la richesse, le capital culturel et le genre de la personne. Lorsqu’il s’agit du capital en famille, « les puissants sont généralement les hommes, et les femmes, les misérables » (p.95).

Dans tous les milieux sociaux, les femmes ont plus de mal à défendre leurs intérêts patrimoniaux que les hommes. Plus la famille est riche et plus les professionnels du droit prennent du temps et mobilisent des outils sophistiqués du droit au service des intérêts économiques de leurs clients. Par ailleurs, la gestion du capital au sein des classes supérieures étant une affaire d’hommes, les avocats et notaires font bénéficier davantage les hommes de leurs conseils, reproduisant les dynamiques inégalitaires de classe et de genre du capital.

À l’autre bout de l’échelle sociale, les classes populaires sont moins socialisées au droit au cours de leur vie, puisqu’elles ne possèdent pas, ou trop peu, de patrimoine pour aller consulter un notaire. Les femmes des classes populaires ne sont alors pas, ou très peu, confrontées au droit et ne bénéficient donc pas de conseils personnalisés leur permettant d’accéder à des procès équitables.

Les femmes des classes populaires sont les personnes les plus vulnérables au droit car elles sont les plus dépendantes de l’État. Autrement dit, lorsqu’elles se séparent de leur conjoint et que ce dernier est déclaré impécunieux, elles doivent se tourner vers la Caisse d’allocation familiale (CAF). Ces prestations sociales ont un coût important sur leur vie intime, étant donné la surveillance qu’elles engendrent.

Ainsi, le système juridique censé lisser les inégalités n’est pas sans conséquences négatives. À titre d’exemple, la CAF ne soutient pas des femmes séparées mais des mères pauvres (certaines prestations sont sous condition de ressources) et isolées : pour bénéficier des prestations sociales réservées aux familles monoparentales, il faut ainsi faire régulièrement la preuve de ne pas s’être remise en couple.

5. Un droit inégalitaire

En dépit d’un droit de la famille et de la propriété n’autorisant plus une discrimination systématique des filles par rapport aux fils dans les héritages, ou de l’épouse par rapport à l’époux dans les divorces, les inégalités de richesse entre les hommes et les femmes ne se résorbent pas, voire s’accroissent dans la France contemporaine.

L’ouvrage interroge ce paradoxe : « Comment se fait-il qu’un droit formellement égalitaire ne parvienne pas à endiguer cette inégalité fondamentale ? Quel est le rôle des professions libérales du droit chargées de le mettre en œuvre ? » (p.134).

Grâce à leur ethnographie auprès des notaires et juristes, les auteures démontrent que ces professionnels du droit de la famille légitiment et reproduisent les inégalités de genre et de classe du patrimoine.

En effet, ils partent d’un résultat (transmettre un bien spécifique à un.e héritier.ère en particulier, ou attribuer un bien à un.e conjoint.e lors d’une procédure de divorce) pour réaliser ensuite les opérations d’inventaire et d’évaluation qui permettent d’y aboutir. Or, ces opérations omettent la nature des biens léguées. Par exemple, s’ils sont structurants ou compensatoires, comme dans le cas où un fils d’indépendant reprend l’entreprise familiale, sa sœur recevra une somme d’argent compensatoire au moment du partage chez le notaire.

Toutefois, ce partage est intrinsèquement inéquitable car l’héritage du frère prendra de la valeur avec le temps tandis que celui de la fille n’augmentera pas. Ces calculs invisibilisent les dons déjà attribués dans certains cas auprès de tel ou tel membre de la famille avant l’héritage formel, ou bien le travail domestique gratuit (s’occuper des enfants par exemple) dans le cas d’un divorce. La technicité de ces pratiques de comptabilité et celle du langage juridique cachent les enjeux politiques au cœur des opérations.

Il ne s’agit pas de traiter les intentions des notaires et avocats mais de s’intéresser à leurs formations, leurs pratiques et à leurs conséquences. En effet, les représentations genrées sont intrinsèques aux calculs du partage du patrimoine dans la définition même du « bon » héritier. Elles montrent que ces calculs sont « empreints d’impensés sexistes, incorporés dans les manières même de compter des notaires et des avocats et, de ce fait, dissimulés et légitimés par le droit ». Elles interrogent le genre du droit et ses conséquences sur le genre du capital.

6. Conclusion

Dans le genre du capital, Céline Bessière et Sybylle Gollac interrogent les processus de reproduction d’un ordre du genre dans la production et la transmission de la richesse d’un bout à l’autre de l’échelle sociale. Elles démontrent que la reproduction des inégalités de classe entraîne la reproduction des inégalités de genre et vice versa. Elles montrent que la famille est une institution sexiste et que, dans un contexte d’accroissement des inégalités sociales et économiques, elle joue un rôle central dans le maintien et la progression potentielle du statut social des individus.

Ainsi, il est grand temps de repenser d’un point de vue féministe le concept sociologique d’arrangements familiaux de Bourdieu, afin d’endiguer au maximum les conséquences déterminantes des transmissions genrées.

7. Zone critique

Le Genre du capital apparaît comme une contribution cruciale à l’analyse des rapports de domination inhérents au capitalisme contemporain, tant dans la perspective féministe adoptée, qui permet d’inclure les inégalités de genre, que dans le travail d’argumentaire minutieux.

À l’heure où la recherche en sciences sociales subit de plein fouet des coupures budgétaires, et où les chercheurs doivent défier le rythme lent de la recherche pour publier en abondance, Céline Bessière et Sibylle Gollac nous offrent une restitution à quatre mains de plus de 20 ans de recherche.

Toute la richesse de l’ouvrage se trouve dans les détails des constellations familiales variées. Chaque début de chapitre invite le lecteur à entrer dans l’intimité des histoires familiales à travers le processus de narration – original pour un ouvrage de sciences sociales.

Ce processus donne de la chair aux enjeux économiques abordés. Chacun pourra s’identifier à tel ou tel exemple d’histoires familiales et c’est la force de ce livre qui trouve sa place dans les classiques féministes. Les deux sociologues abordent un sujet délaissé par les féministes de la deuxième vague, qui se battaient pour des salaires égaux, jusqu’aux mouvements actuels pour la disposition libre des corps, de leurs consentements, des orientations sexuelles, etc.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, La Découverte, 2020.

Autres pistes– Pierre Bourdieu, Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, 2002.– Christine Delphy, L’Ennemi principal. Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 1998.– Patricia Ewick et Susan Silbey, The Common Place of Law: Stories From Everyday Life, University of Chicago Press, 1998.– Sylvia Federici, Le Capitalisme patriarcal, Paris, La Fabrique, 2019.– Florence Weber, Agnès Gramain et Séverine Gojard (dir.), Charges de famille. Dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2003.

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