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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Survivre et Vivre

de Céline Pessis

récension rédigée parArmand GraboisDEA d’Histoire (Paris-Diderot). Professeur d’histoire-géographie

Synopsis

Société

Né en 1970, à l’instigation du mathématicien Grothendieck, Survivre et Vivre est un groupe de scientifiques s’interrogeant sur les méfaits de leurs travaux. La science ne serait-elle pas coupable d’avoir fourni la bombe atomique, les défoliants, les pesticides, le moteur à explosion, la télévision, etc. ? Alors, que faire ? Le groupe multiplie les débats, provoque des scandales et publie une revue. Comme tant d’autres groupes issus de 1968, il se sépare au bout de quelques années. Restent des textes, souvent prophétiques, dont Céline Pessis nous offre un choix judicieux.

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1. Introduction

En 1968, un certain Alexandre Grothendieck, fils d’un révolutionnaire mort dans les camps nazis, se réveilla d’un long sommeil scientifique. Jusque là, il avait fait un sans-faute universitaire, génie collectionnant les récompenses et les théorèmes. On avait même créé pour lui un Institut des hautes études scientifiques, lui permettant de donner libre cours à ses recherches. Mais voilà qu’il découvrit que ledit institut recevait des financements de l’OTAN. On était en pleine guerre du Vietnam. Son sang rouge ne fit qu’un tour ; il mit ses collègues et sa direction au pied du mur ; c’était lui, ou bien c’était les financements américains, la compromission de la science avec une entreprise totalitaire de génocide planifié. On essaya de lui faire entendre « raison ». En vain. Il claqua la porte.

Ayant pris attache, au Canada, avec des scientifiques américains pacifistes et écologistes, Grothendieck fonda le groupe Survivre. Premier objectif : réveiller les scientifiques français, et alerter la population sur le danger le plus pressant : celui du nucléaire. On le vit donc, nouveau Saint François, tête nue, comme tonsuré, pieds vêtus de sandales été comme hiver, faire la tournée des congrès scientifiques. Sa réputation était telle qu’il était invité partout. Il parlait un peu de science, et puis il distribuait, avec ses camarades (tous docteurs ès quelque chose), des tracts, comme un quelconque militant.

Ainsi, de 1970 à 1975, ces professeurs hippies sillonnèrent la France, enchaînant congrès, prises de parole publique, animations, réunions, actions non violentes. Leur radicalisme était absolu, ils remettaient tout en cause, car tout était remis en cause par le déferlement technologique, jusqu’à la vie sur terre. Ils s’attaquèrent au financement de la science, à sa relation à l’industrie et à l’armée, mais pas seulement. Ils dévoilèrent sa structure, intrinsèquement dominatrice. Et, enfin, ils alertèrent très tôt l’humanité sur un danger fondamental : celui de la récupération par l’État et le marché de la cause écologique, prétexte à l’émergence d’une société hyper-répressive de contrôle total : le fascisme vert.

2. La science comme fondement de la société technicienne

Le constat de départ de Survire et Vivre, c’est que la Science est intimement liée au complexe technicien. De bout en bout, elle est financée par l’armée et les grosses industries. En France, l’État veut rattraper le retard technologique creusé par la guerre. On crée le CEA, Commissariat à l’énergie atomique, on bâtit les centrales nucléaires, productrices du plutonium que l’on met dans les bombes. On modernise le pays, qui est en concurrence (c’est-à-dire en guerre) avec le monde entier pour la domination économique.

Là encore, il faut rattraper les voisins. Le Plan, conçu par des scientifiques, mécanise l’agriculture, modernise l’industrie, déploie les réseaux autoroutier, hertzien, téléphonique, aménage le territoire, construit les barres d’immeubles (les fameux « ensembles ») et revoit de fond en comble l’instruction publique. Celle-ci, devenue Éducation nationale, abandonne le latin : désormais, signe des temps, c’est la froide et sèche algèbre qui servira à sélectionner l’élite des hauts-administrateurs efficaces et obéissants.

Cette modernisation de la France s’est faite sous l’impulsion de l’État, qui a, pour ce faire, réorganisé complètement la recherche. Prenant modèle sur les États-Unis, il a favorisé l’investissement privé dans les laboratoires et il s’est lui-même occupé d’investir. La science n’est plus faite par des solitaires avides de vérité qui, dans leur petit laboratoire personnel, tels des artistes, sont régulièrement frappés par l’éclair du génie. Non, cette image d’Épinal ne correspond plus à rien. Les scientifiques travaillent en équipe, au moyen d’équipements lourds, très coûteux et parfois très dangereux.

Leur travail n’est plus du tout individuel, il est parcellarisé, comme celui des ouvriers. Ils échangent leurs résultats, au moyen de publications dans des revues. Ils montent des projets à moyen et long terme. Ils sont financés par des investisseurs. Tels des entrepreneurs, ils doivent rendre des comptes à leurs bailleurs de fonds, qu’il s’agisse de l’État, de l’armée ou de gros consortiums.

Comme le dit éloquemment Robert Debré, la science est au service de la nation (« La science est une nécessité de l’économie »). À travers l’innovation, chargée de mettre au point les nouveaux instruments de la surveillance et de la punition, elle est l’arme par excellence de l’État ; chargée de poser les fondements de nouveaux marchés, elle est le moteur de tout le système de la concurrence mondiale.

3. Structure dominatrice de la science

Si la science est liée à la domination, ce n’est certes pas un hasard. Elle lui est intimement liée. En effet, elle est un type de connaissance, exclusif de l’intuition, de la religion ou de la sensibilité, dont le fondement est une distinction radicale entre le sujet de la connaissance et son objet.

Cette distinction, qui est une fracture, dit ceci, que le sujet pose devant lui le monde comme un chasseur sa proie. C’est le fameux mot de Descartes : soyez « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Discours de la méthode). Le propre de la science, c’est de prévoir. C’est inscrit dans son projet, dès le début. Que dit, en effet, la méthode scientifique ? Que les hypothèses se vérifient par leur adéquation avec le réel. Mais qu’est-ce à dire ? Quelle est l’essence de cette vérification, sinon que l’hypothèse doit bien prévoir ce qui va se passer ?

Ainsi donc, la science, que son objet soit la société, l’homme ou la nature, a pour fonction d’établir des lois permettant de prévoir le comportement des sociétés, des hommes ou des choses et donc de prévenir et d’encadrer leur liberté, leur vie. Le contrôle, telle est la visée de la science. Le néant, tel est son horizon, tant il est vrai que rien n’est si prévisible. Elle convient donc parfaitement au pouvoir, et l’idée, caressée par les anarchistes et les communistes traditionnels, qu’il y aurait une science libératrice, serait une erreur fondamentale, lourde de conséquences. D’elle dérive, en effet, le destin paradoxal des révolutions progressistes qui, voulant libérer l’homme, ne font que le livrer sans contrepoids à la science d’un pouvoir nouveau, pur, libre, débarrassé des inhibitions que lui imposaient les anciennes piétés.

Mais, objectera-t-on, les scientifiques n’exercent pas eux-mêmes le contrôle et le pouvoir. C’est vrai. Ils en seraient bien incapables, eux dont les spécialités sont devenues à ce point étroites qu’ils ne se comprennent plus du tout entre eux, chacun ayant son langage, ses méthodes, sa littérature. C’est pour cela, précisément, que s’est formée une nouvelle caste, chargée en quelque sorte de réunifier des divers éléments de la science, la caste technocratique. Ces très hauts fonctionnaires sont des spécialistes, eux aussi. Leur science est celle de la synthèse. Au-dessus d’eux, les décideurs, spécialistes de la prise de décision.

Soit un problème, il faut le résoudre. Il présente un aspect social, un aspect éducatif, un aspect technique, un aspect médical, un aspect économique, etc. On crée un Conseil, qui comportera autant de spécialistes que la question comporte d’aspects. Ces experts remettront leurs contradictoires conclusions. Le technocrate, lui, produit une synthèse, qui servira de fondement à la prise de décision politique. La décision, dans ce système, n’engage donc personne. Elle est diluée dans le collectif. C’est le règne de l’expertise étroite et de l’irresponsabilité, le tout au service du contrôle et de la puissance.

4. Le fascisme vert

Apparemment, Survivre et Vivre et les écologistes en général remportèrent une forme de victoire : avec le rapport du Club de Rome (entre autres), les élites reconnaissaient que la planète était en danger. En fait, c’était une ruse : il s’agissait d’enfermer les écologistes dans le rôle de « lanceurs d’alerte ». Il était hors de question de prendre vraiment au sérieux ces grands enfants fous. Il convenait de confier la question aux spécialistes, aux experts et aux technocrates.

L’écologie, en effet, peut être pensée comme un problème, que l’expertise technique ne saurait négliger. Telle est la pensée d’une partie de la classe dominante qui a compris qu’on ne pouvait pas continuer dans la voie du productivisme aveugle. Ainsi, un certain Mansholt, alors président de la Commission européenne, voulait (déjà) une maîtrise de la natalité et de la pollution. Adepte d’un nouveau malthusianisme, il visait la croissance zéro. On ne mesurerait plus l’avancement des sociétés humaines à l’aune du PNB, mais à celle du BNB, le bonheur national brut.

On laisserait délibérément péricliter les anciennes industries, toutes polluantes. Mais il fallait, néanmoins, une certaine activité économique, sans quoi c’en aurait été fait de la machinerie du capitalisme mondial, et il fallait une certaine justification au système, en substitut au mythe démonétisé de la croissance. La solution coulait de source : il fallait réorienter les efforts du complexe scientifique, technique et industriel vers les domaines de la santé, du spectacle, de l’information, en somme vers le fameux « secteur tertiaire ».

Mais cela pose problème. Désormais, le pouvoir n’est plus seulement en charge de gérer le budget, la paix sociale et la défense des frontières, il a encore à charge la vie et la mort des individus, la santé de tous et de chacun, le divertissement des âmes et le salut du groupe, menacé par la crise écologique. D’où l’avènement d’une « société super-intégrée, une société du spectacle et du super contrôle au nom de la survie collective et individuelle, de l’écologie et de la santé. Bref, le fascisme écologique et sanitaire » (p.298).

5. Jouissance, communautés ou mysticisme

Face à cette nouvelle menace totalitaire, Survivre et Vivre engagea une réflexion collective qui devait mener à la dispersion du groupe. En effet, face au nouvel ordre moral écologiste et à sa répression autoritaire des désirs, certains membres réagirent en reprenant à leur compte l’apologie de la jouissance chère à mai 1968. Oui, je fume, je gaspille et je consomme de la viande, peut-on lire dans un des textes de la revue, et je le ferai, ne vous en déplaise, tant qu’on ne donnera à mon désir que ces objets-là. Sinon, c’est l’intériorisation du contrôle et de l’interdit, c’est le flic qui s’introduit dans ma tête et de cela il n’est pas question.

D’autres membres du groupe vont préférer mettre leurs actions en conformité avec leur vision du monde. Ainsi, à la dernière réunion de Survivre et Vivre, Grothendieck se présenta avec un texte où il parlait de valeurs, autant dire de morale. Alors, ce fut l’emballement gauchiste : on l’accusa de tenir des propos vichyssois, lui le rescapé de la Shoah, le fils d’un héros de l’anarchisme. Il s’en alla.

On ne le revit plus. Comme d’autres, il fit l’expérience de la communauté néo-paysanne anarchisante. Dans son cas, ce sera un échec, car il était beaucoup trop individualiste pour mener à bien une telle expérience, et il choisira la vie d’anachorète. Mais, dans d’autres cas, ce fut une splendide réussite. C’étaient les débuts de l’agriculture bio, loin de l’actuelle récupération par labels et marketing ciblé.

6. Conclusion

Le mouvement écologiste des années 1970, dont Survivre et Vivre était l’âme, fut un échec au sens politique et utilitariste, mais il posa des jalons, des semences d’action et de vérité qui ne cessent de germer. Il sut voir le péril fasciste là où croissait l’écologie qui sauve. Il sut voir non seulement les dangers du nucléaire, mais aussi celui des manipulations génétiques. Il sut interroger à fond la nature de la science. Il découvrit son essence dominatrice. Il fit le lien avec les autres types de domination sociale (sur les noirs, les femmes, les prolétaires, etc.), le rôle des sciences humaines et sociales dans la domination. Il proposa des solutions : cesser la recherche telle qu’elle existe, l’orienter sur la compréhension du sens, fonder des communautés libres, se défaire de l’idée selon laquelle la science seule serait source de savoir, etc.

En somme, il donna à l’humanité bien plus qu’une critique ; il lui indiqua les directions dans lesquelles s’engager pour éviter les deux maux qui la guettent : la destruction de la vie par le productivisme, et le contrôle total par une technocratie verte et vertueuse, dont les solutions, toujours plus techniques, engendreront des maux toujours plus vifs.

7. Zone critique

L’ouvrage fait la part belle aux textes de la revue. Le choix est judicieux, il donne un panorama complet des idées brassées par le mouvement, mais il implique un angle mort : on ne saura presque rien de l’aspect proprement militant de l’activité de Survivre, pas même le nombre approximatif des adhérents. Deux points, en outre, auraient sans doute pu être davantage fouillés : le destin souvent éloquent des membres de Survivre et le contenu de leur activité scientifique, qui ne fut peut-être pas sans rapport avec leurs idées politiques et philosophiques.

Enfin, il nous semble qu’on ne peut pas faire l’économie d’une sorte de critique de la critique de la science telle qu’elle figure dans Survivre et Vivre. Non pas qu’il faille la contredire – elle est parfaitement pertinente –, mais il faudrait s’interroger sur son objet. La science critiquée par Survivre, ce n’est pas la science en soi, c’est une certaine science, issue de la crise majeure du début du XXe siècle. Dès lors incapable, comme l’a très bien montré Simone Weil, d’expliquer le monde, frappée en outre d’incohérence, la science moderne se réfugie dans la méthode. Là sera son inexpugnable forteresse. D’accord, semble-t-elle dire, je ne puis rien expliquer, mais au moins je sais prédire, je suis efficace.

C’est cette science-là qui est à ce point liée au pouvoir qu’elle a fini par en constituer le noyau. Mais prendre ce qu’elle dit d’elle-même (le poppérisme, du nom de Karl Popper, inventeur de la méthodologie scientifique moderne) pour l’essence réelle de toute science, c’est une erreur. La science a une histoire, elle a varié, elle ne fut pas toujours une technique de pouvoir et de contrôle. Cela, elle l’est devenu. Mais elle recèle bien d’autres potentialités. Pour refonder la science, il faudrait donc peut-être d’abord revenir à ses fondements : comprendre l’essence du monde. C’est ce que fit Grothendieck toute sa vie.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Céline Pessis, Survivre et Vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, L’Echappée, coll. « Frankenstein », 2014.

Autres pistes– Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Hachette, 2012 [1988].– Bernard Charbonneau, Le Jardin de Babylone, Encyclopédie des Nuisances, 2002 [1969].– Jean-Paul Malrieu, La Science gouvernée. Essai sur le triangle sciences, techniques, pouvoir, Rue des gestes, 2011.– Simone Weil, Sur la science, Gallimard, Coll. « Espoir », 1966.– Roger Belbéoch, Tchernobyl, une catastrophe. Quelques éléments pour un bilan, La Lenteur, 2012 [1993].

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