Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Chantal Mouffe
Dans cet ouvrage, Chantal Mouffe critique la définition dominante de la démocratie. Face aux chantres du libéralisme, qui annoncent son universalisation triomphante et consensuelle, la philosophe souligne les dangers d’une telle analyse : cette vision nous empêche de considérer les antagonismes au fondement de tout ordre démocratique. En réaffirmant l’importance du conflit en politique, elle appelle à la formation d’une nouvelle gauche – radicale, pluraliste et contre-hégémonique.
Après la chute du communisme, un nouveau « sens commun » s’est diffusé à l’ensemble des sociétés occidentales dans les années 1990 : dorénavant, la démocratie libérale guide l’Humanité sur le chemin d’une mondialisation pacifiste et unifiée. Cette croyance messianique est à l’origine d’un discours consensuel porté par les institutions internationales et de très nombreux partis politiques. Les termes en vogue de « bonne gouvernance » et de « société civile mondiale » font partie de ce paysage idéologique.
Selon la philosophe Chantal Mouffe, nous sommes en présence d’une vision « post-politique ». À l’instar de l’intellectuel Francis Fukuyama, qui dans son essai La Fin de l’histoire et le dernier homme (1992), annonçait la disparition du totalitarisme, l’idéologie libérale fantasme l’avènement d’un monde sans lutte et sans conflit.
À travers l’extension des échanges et de l’autonomie, les individus parviendraient à dépasser définitivement leurs antagonismes. « Le progrès de la démocratie [est envisagé] sur le modèle d’un dialogue entre des intérêts particuliers, à travers lequel une “communauté internationale” […] pourrait émerger. » (p. 143)
Mais cette vision « post-politique » néglige le rôle des rapports de pouvoir dans la construction de toute forme de consensus. Derrière le projet d’une mondialisation heureuse se cache une hégémonie occidentale qui identifie ses intérêts à ceux du monde entier. Pour l’auteure, « il est grand temps de sortir du rêve d’occidentalisation et de comprendre que l’universalisation forcée du modèle occidental n’apportera ni paix ni prospérité » (p. 130).
Tout consensus repose sur des actes d’exclusion. Pour la philosophe, il n’existe pas de grandes « valeurs universelles » qui ne s’attachent en réalité à défendre des intérêts particuliers. Le « consensus » promis par le libéralisme ne s’explique donc que par sa position hégémonique. En cherchant à nier toute forme de contestation, l’idéologie libérale s’identifie au bien-être de l’Humanité toute entière. Cette situation relègue toute opposition politique à une forme de marginalisation qui associe pêle-mêle « adversaires du libéralisme » et « ennemis de la démocratie ». Dans ce contexte, le dialogue se trouve compromis par une sorte de « puritanisme moral », où les « bons sentiments » suffisent à discréditer les opinions divergentes.
Aux oppositions classiques de la politique se substituent donc de nouvelles exclusions. Le vieil antagonisme gauche/droite – ou communisme/capitalisme – fait place à un combat entre « progressistes » et « déclinistes », partisans de l’ouverture et partisans de la fermeture, « avant-gardistes » et « fondamentalistes »… En dissimulant les oppositions idéologiques sous des lectures morales, on exclut la contestation comme s’il s’agissait d’une forme de déviance. D’après Chantal Mouffe, il y a là un grand danger pour la démocratie.
« Dès lors que la confrontation […] n’est plus présentée comme une confrontation politique entre “adversaires” mais comme une position morale entre le bien et le mal, l’opposant ne représente plus qu’un ennemi à détruire. » (p. 13) L’éloge contemporain de la mondialisation libérale est caractéristique d’un ordre post-démocratique qui impose sa marche à suivre : comme le disait Margareth Thatcher, « there is no alternative ! ». Dans ce contexte, l’« illusion du consensus » encourage la montée inéluctable de violents antagonismes.
« L’approche post-politique […] a favorisé l’émergence d’antagonismes susceptibles de nuire aux institutions démocratiques. » (p. 114) En effet, à l’inverse des promesses de paix universelle, on observe aujourd’hui une explosion des conflits à l’échelle internationale. Les sociétés occidentales sont confrontées à deux maux majeurs : le terrorisme et, conjointement, la montée en puissance des populismes d’extrême-droite. Que ce soit en France, en Belgique ou en Autriche, « ces partis ont chaque fois progressé dans des contextes où les différences qui existaient entre les partis démocratiques traditionnels sont devenues de plus en plus insignifiantes » (p. 100).
En effet, l’attrait exercé par ces mouvements s’explique par l’incapacité des partis classiques à proposer des alternatives concrètes. L’auteure cite en exemple l’évolution de la social-démocratie européenne, transformée en une simple variante du néolibéralisme. Théorisée par le sociologue Anthony Giddens sous le nom de « Troisième voie », cette idéologie de centre-gauche a déserté le front des luttes sociales. Incarnée par des figures de premier plan telles que Tony Blair au Royaume-Uni, Gérard Schröder en Allemagne ou encore Lionel Jospin en France, elle se montre incapable de mobiliser massivement les citoyens.
« Quand les frontières politiques deviennent floues […] s’imposent d’autres types d’identités collectives, autour d’identifications nationalistes, religieuses ou ethniques. » (p. 49) Dans ce contexte, l’idéologie du consensus nous empêche de penser comment fonctionne « le politique » : selon la philosophe, tout processus de politisation repose sur la création d’identités collectives, qui affirment leurs différences de façon nécessairement conflictuelle.
« Le fait de concevoir le but d’une politique démocratique en termes de consensus et de réconciliation n’est pas seulement erroné conceptuellement mais dangereux politiquement. » (p. 9) En effet, la « vision post-politique » actuelle nous enjoint à penser « le politique » en dehors de toute logique conflictuelle. De ce fait, la pensée libérale, qui se caractérise par une approche rationaliste et individualiste, est incapable de comprendre comment se forment les identités collectives.
La philosophe s’inspire de la définition apportée par le penseur conservateur Carl Schmitt dans son ouvrage La Notion du politique (1932) : selon lui, « le politique » réside dans la distinction de l’ami et de l’ennemi – autrement dit, dans la différenciation d’un « eux » et d’un « nous ». De cet antagonisme fondamental procède la naissance des identités collectives. La définition d’un collectif se fait donc par l’identification d’une adversité qui constitue son extérieur. L’émergence d’une identité politique implique nécessairement l’affirmation d’une différence. Cette logique conflictuelle, qui est à l’origine des phénomènes politiques, irrigue la totalité des rapports sociaux.
Repenser « le politique » impose d’accepter l’existence de logiques hégémoniques qui se développent au gré de divers intérêts antagonistes, de sorte que « le rêve d’un ordre mondial qui ne serait plus structuré autour de rapports de pouvoir repose sur un refus de se confronter à la nature hégémonique de tout ordre social » (p. 178). Selon Chantal Mouffe, cette discussion sur l’essence du politique est absolument nécessaire pour penser le futur de la démocratie. Car accepter qu’il ne puisse exister de consensus définitif conduit à conceptualiser différemment nos fonctionnements démocratiques.
La pensée radicale de Chantal Mouffe ne s’inscrit pas dans une logique révolutionnaire classique : pour elle, la démocratie libérale n’est pas un ennemi à abattre. Au contraire, elle affirme son adhésion au principe du pluralisme. En tant que philosophe postmarxiste, son ambition est d’approfondir les institutions démocratiques.
Tout l’enjeu se situe donc autour des structures qui permettront de transformer les relations ami/ennemi en un simple rapport d’adversité. Il s’agit de substituer à la logique guerrière de l’antagonisme un modèle « agonistique » fondé sur de saines relations de rivalités.
« L’agonisme est une relation nous/eux où les parties en conflit […] reconnaissent néanmoins la légitimité de leurs opposants. » (p. 34) Pour l’auteure, toute prise de décision exige de faire un choix entre plusieurs options qui impliquent divers intérêts. Il s’agit alors de préserver la légitimité des institutions en cherchant les moyens de « pluraliser l’hégémonie ». Ainsi, « les théoriciens de la démocratie […] devraient travailler à la création d’un vibrant espace public “agonistique” de contestation, où différents projets hégémoniques pourraient s’affronter » (p. 10).Il s’agit alors d’admettre que les rapports de pouvoir sont intrinsèques à toute construction démocratique. Cela ne signifie pas que ce « pluralisme conflictuel » ne génère aucune exclusion parmi les groupes qui souhaitent entrer dans l’arène politique. Un parti fasciste n’a pas vocation à intégrer le jeu démocratique pour tenter d’imposer son autoritarisme. Néanmoins, dans une démocratie radicale, la marginalisation de l’extrême-droite devrait se réaliser sur le plan politique et non moral.
En acceptant ainsi d’accorder toute sa place aux conflits, « la démocratie agonistique vise la transformation en profondeur des rapports de pouvoir existants » (p. 80).
Les mouvements de gauche se doivent d’accepter la nature intrinsèquement conflictuelle de la démocratie. Dans ce contexte, les appels au consensus vont droit dans le mur, car ils tendent à marginaliser les électeurs déçus du libéralisme. Contre les utopies mondialistes, qui renforcent notre incapacité à agir, la Gauche doit à nouveau « mobiliser les passions » afin de construire une « contre-hégémonie ». « La mobilisation exige la politisation, [qui] ne peut exister sans la production d’une représentation conflictuelle du monde, avec des camps opposés auxquels les gens puissent s’identifier. » (p. 41) Ainsi, il ne faut pas laisser à l’extrême-droite le monopole du « peuple ». À l’inverse, il s’agit d’employer une stratégie populiste fondée sur la discrimination du « eux » et du « nous ».
Mais comment peut intervenir cette refondation de la Gauche ? « Nous pensons que la construction d’une nouvelle hégémonie passe par la création d’une “chaîne d’équivalence” entre les différentes luttes démocratiques, anciennes et nouvelles, afin de former une “volonté collective”, un “nous” des forces démocratiques radicales. » (p. 82) La « contre-hégémonie » se construit donc à deux niveaux distincts. Premièrement, en admettant le conflit et en réduisant le consensus aux seuls principes démocratiques. Deuxièmement, en cherchant un nouveau type de conquête, fondée sur une pluralité d’alliances, qui n’imposerait pas sa suprématie.
En effet, « l’absence d’un pluralisme effectif empêche les antagonismes de trouver des formes d’expressions agonistiques, c’est-à-dire légitimes » (p. 123). Il s’agit donc de respecter la pluralité des opinions. Il faut renoncer à une mondialisation cosmopolitique, unifiée par l’idéologie dominante, et accepter un « monde multipolaire » où le développement des rivalités empêcherait de fixer les dominations.
Ainsi, Chantal Mouffe plaide pour une conception plus « métissée » des droits de l’Homme, sous la forme d’« un discours contre-hégémonique […], qui au lieu d’invoquer de faux universalismes, se construit à partir des spécificités culturelles et de différentes versions de la dignité humaine » (p. 189).
Dans cet ouvrage théorique, Chantal Mouffe parvient, de façon claire et précise, à diagnostiquer les maux dont souffrent actuellement les démocraties libérales. Elle montre qu’en prétendant à l’universalité et au consensus, ce modèle génère d’intenses frustrations et ne manque pas d’attiser les haines anti-démocratiques.
En proposant un contre-modèle « agonistique », elle dessine le chemin d’une démocratie radicale, où la reconnaissance des conflits permettrait de mettre en œuvre un véritable pluralisme.Ces dernières années, la « contre-hégémonie » appelée de ses vœux par la philosophe a connu un franc succès au sein de la gauche radicale. Un grand nombre de mouvements, tels Podemos, la France insoumise ou encore le Parti démocrate aux États-Unis, se sont appropriés cette stratégie de conquête électorale.
En utilisant une rhétorique plus offensive et mobilisatrice, qui oppose le « peuple » aux « élites », ils sont parvenus à pallier une partie de la désaffection des classes populaires envers la gauche traditionnelle. Sans pour autant parvenir à forger de nouvelles hégémonies…
Afin de sortir la gauche des sentiers battus, Chantal Mouffe choisit des références théoriques plus que controversées. Ainsi, pour asseoir sa critique du libéralisme, elle mobilise le penseur allemand Carl Schmitt, devenu durant les années 1930 un fervent soutien du nazisme, avant de s’en distancier. Cette mobilisation a suscité de nombreuses polémiques, même si la philosophe s’est longuement attachée à expliquer ce choix : pour elle, le politiste conservateur, en dépit de ses aspects incontestablement réactionnaires, permet d’identifier les menaces qui pèsent sur la démocratie .
Néanmoins, l’auteure accorde une grande importance aux « passions collectives » capables de faire émerger un « peuple » – une réflexion qui a été poussée à son paroxysme par les régimes totalitaires. Si cette dimension irrationnelle de la politique ne peut être négligée – et mérite même d’être amplement discutée au sein de la gauche radicale –, on peut se demander si la stratégie populiste ne risque pas de conduire à certains errements idéologiques.
Ouvrage recensé
– L’Illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016 [2005].
De la même auteure
– Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.– Avec Ernesto Laclau, Hégémonie et stratégie socialiste, Buenos Aires, FCE, 2004 [1985].
Autres pistes
– Ernesto Laclau, La Guerre des identités. Grammaire de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2015 [2000].– Tony Blair et Anthony Giddens, La Troisième voie. Le Renouveau de la social-démocratie, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2002.