Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Chris Anderson
Dans ce classique de l’analyse du business du high-tech, Chris Anderson démontre, nombreux exemples concrets à l’appui, comment Internet renouvelle en profondeur les mécanismes de l'économie. En rendant une infinité de choses accessible à tous, en réduisant les coûts fixes liés au stockage et à la distribution, voire à la production, le Web a fait naître une économie d'abondance, caractérisée par une augmentation de l'offre et de la demande quasi infinies. À la clé, à côté des best-sellers, la révolution des produits de niche. Ceux-ci constituent la « longue traîne » de l'économie, rapportant parfois jusqu'à 90 % du chiffre d'affaires global. Comment tirer profit au maximum de cette nouvelle donne marketing ?
Dans ce livre, best-seller aux États-Unis dès sa sortie en 2006, Chris Anderson présente les nouvelles lois qui régissent l’économie d’Internet. Un modèle totalement révolutionnaire, qui vient bouleverser les deux piliers de l’économie traditionnelle.
D’une part, la rareté, alors que l’ère d’Internet est, elle, une ère d’abondance quasi illimitée : du fait de coûts de stockage et de distribution réduits à la portion congrue, mais aussi à la démocratisation des modes de production, l’offre devient extensible à l’infini, entraînant une demande à l’avenant. D’autre part, la fameuse loi des 20/80, dite loi de Pareto.
À savoir que 20 % des produits (les « best-sellers ») réalisent 80 % du chiffre d'affaires. Internet, c’est la « revanche » des produits de niche, ceux de la « traîne » des catalogues, vendus au compte-gouttes. Mais des produits si nombreux et diversifiés qu’ils inversent la règle : désormais, et dans tous les secteurs de l’économie, ce sont eux qui génèrent le plus de profit. C’est l’histoire et les rouages de cette « longue traîne » que Chris Anderson nous raconte dans cet ouvrage passionnant et visionnaire.
Avant la révolution industrielle, la culture était essentiellement locale. Puis, avec la généralisation de la chose imprimée, des transports et des loisirs, est arrivée la culture populaire massive. L’explosion des médias, notamment radiophoniques et audiovisuels, a accéléré la donne, via une diffusion gratuite et accélérée des informations et des créations.
Ce fut l’avènement de la culture de masse, avec jusqu’à 75% des téléspectateurs devant le même programme à succès. La télévision et la radio, avec ses hit-parades géants suivis par tous, définissaient un conformisme. Les labels musicaux faisaient la pluie et le beau temps.
Mais à partir du début des années 2000, les ventes de musique ont commencé à dégringoler aux États-Unis, ainsi que le nombre des albums à succès. Les clients se sont tournés vers des produits moins consensuels, en se fragmentant en des milliers de sous-genres différents. Une évolution portée par le piratage, par l’échange gratuit « de pair à pair » (peer to peer).
Mais aussi par le choix massif, sans précédent, de ce que les consommateurs pouvaient désormais écouter. Une tendance renforcée par la sortie de produits hightech à forte capacité de stockage, comme l’iPod d’Apple. En parallèle, ce fut l’effondrement du box-office américain, de la lecture de la presse écrite et de l’audience des chaînes de télévision. « D’un marché de masse, nous redevenons une nation de niches, définie non par la géographie mais par nos centres d’intérêt », résume l’auteur (p. 65)
La longue traîne couronne en fait une série d’innovations technologiques et logistiques remontant à plus d’un siècle : transports express, codes ISBN, cartes de crédit, codes-barres, bases de données relationnelles… Sans parler de l’énorme puissance des chaînes de supermarchés américains, aux dizaines de milliers de références.
Le e-commerce, apparu au début des années 1990, s’est d’abord fondé sur le système de la vente par catalogue, qu’il a élargi et facilité. C’est ainsi qu’est apparu, en 1994, Amazon, plus grande librairie virtuelle du monde. Les achats en ligne n’ont depuis fait que grimper aux États-Unis et dans le monde.
Depuis Adam Smith, la question de l’économie est consacrée entièrement à celle de la répartition d’un gâteau de taille limitée. Limitation de la puissance de production, de la capacité de stockage (limitée par l’espace et par les coûts), de la demande…
C’est pourquoi, dans le commerce traditionnel, les titres marginaux gaspillent de l’espace et que ne restent en stock que les contenus capables d’attirer une demande suffisante. Par ailleurs, dans le supermarché classique, les produits sont répartis par rayons et allées rigides, et de ce fait soumis aux contraintes de temps et d’espace. « Dans le monde matériel, c’est le client qui bouge, pas le produit », pointe Chris Anderson (p.232).
Par contre, dans le commerce en ligne, tout est dématérialisé. C’est le règne de l’abondance : catalogues quasi exhaustifs, distribution tentaculaire. L'espace de stockage, à coûts très réduits, voire nuls, devient illimité, avec approvisionnement à la demande pour les enseignes de commerce électronique.
Avec à la clé, l'accessibilité de tous les biens, soit la démocratisation de la distribution. Enfin, chaque internaute peut trouver ce qu'il veut dans des catalogues désormais étirables à l’infini, ou presque. Avec une facilité bien plus grande qu’avant, car un magasin virtuel a toute liberté pour répertorier les produits dans autant de catégories de son choix qu’il lui plaît. Une classification qui peut encore être affinée par les tags des consommateurs.
Plus question non plus d’être limité par des questions de proximité géographique par rapport au point de vente : le e-commerce a la capacité d’atteindre aussi efficacement les lieux à faible densité de population que les grandes villes. Or, les études menées dans le marché traditionnel montrent que le client va toujours, en moyenne, là où il a le plus de choix. Les ventes et la taille du marché devraient donc continuer à augmenter.
C’est à l’économiste Vilfredo Pareto que l’on doit, à la fin du XIXe siècle, la loi selon laquelle la distribution des richesses obéit à un rapport mathématique prévisible, ou loi des 80/20. L’application la plus connue de cette loi : 20 % des produits génèrent 80 % des recettes.
Or, dans le schéma découlant d’Internet, avec un nombre de places infini en linéaire et un stockage qui ne coûte plus rien, l’addition des non-succès forme un marché aussi important, sinon plus, que celui des best-sellers. En statistiques, les courbes de ce type sont appelées « distributions à longue traîne », car la queue (ou traîne) de la courbe est très longue par rapport à sa tête. Dans cette optique, non seulement cette règle des 80/20 n’a plus lieu d’être, mais elle s’inverse.
Chez Amazon, un quart des ventes de livres portent sur des ouvrages classés hors des 100 000 premiers titres. Google réalise la plus grande partie de son chiffre d’affaires avec les plus petits annonceurs. Quant à eBay, principalement dédié aux produits de niche, introuvables ailleurs, il génère un chiffre d’affaires par salarié près de 30 fois supérieur à celui de Wal-Mart.
Pourquoi les produits de « longue traîne » sont-ils si rentables ? C’est que pratiquement tout ce qui est proposé au catalogue rencontre une demande, même si à dose homéopathique. C’est aussi l’activité qui progresse le plus vite. Qui plus est, les marges sur les articles à faible succès peuvent être beaucoup plus fortes que dans un marché traditionnel. Il est possible de faire des bénéfices à tous les niveaux de popularité des produits. En bref, pour la première fois dans l’histoire, succès et niches se trouvent sur un pied d’égalité économique.
La longue traîne touche, potentiellement, tous les secteurs de l’économie : biens numériques (iTunes, ifilms…), publicité avec Google, information (Google, Wikipédia…), jeux vidéo pour Microsoft, biens matériels pour Amazon ou eBay, contenus créés par des utilisateurs (MySpace...) Les logiciels libres sont la longue traîne de la programmation, tandis que la délocalisation exploite la longue traîne de la main d’œuvre. On peut aussi parler de longue traîne de la bière (développement des micro-brasseries), de la mode avec le développement des vêtements personnalisés, de l’enseignement avec les universités en ligne…
Plusieurs facteurs expliquent et accroissent ce phénomène des longues traînes. D’abord, la démocratisation des outils de production. L’avènement du micro-ordinateur a ainsi multiplié par mille les rangs des « producteurs » de contenus (courts-métrages, albums, partage d’idées…).
La technologie permet désormais aux professionnels et aux amateurs de travailler de concert, avec des frontières de plus en plus floues entre les deux : projet de recherche de signaux extra-terrestres SETI AThome à partir de la puissance de calcul partagée de milliers d’ordinateurs individuels à travers le monde ; logiciels ouvrant l’accès à la création aux amateurs pour la musique, la vidéo (en témoigne l’explosion de You Tube) ou l’écriture (phénomène de l’autoédition). Le phénomène Wikipédia, la plus grande encyclopédie de la planète, rédigée et enrichie librement par tout un chacun, se base sur le savoir collectif. De même, les blogs, avec notamment le phénomène du journalisme citoyen, concurrencent les médias traditionnels. Plus on descend dans la traîne, plus les motivations économiques sont secondaires et se basent sur un autre critère : la réputation.
Deuxième force : la baisse des coûts de consommation dus à la démocratisation de la distribution : Internet permet d’atteindre plus de monde pour moins cher. Troisième force : l’explosion des technologies a pour effet d’abaisser les coûts de recherche (en temps comme en argent) supportés par les consommateurs pour trouver des contenus de niche. Cela peut prend la forme de recherches Google fondées sur la vox populi, des recommandations d’iTunes, du bouche-à-oreille sous forme de blogs ou de commentaires de clients…
Les nouveaux prescripteurs sont simplement des gens dont l’opinion est respectée : certains sont des professionnels traditionnels (critiques, journalistes, essayeurs de produits), d’autres des célébrités mondiales, d’autres encore de micro-célébrités. Quant au « buzz », message diffusé de pairs à pairs, il devient la publicité la moins chère et la plus efficace.
Tous ces phénomènes vont de pair avec la montée en puissance d’une culture « massivement parallèle », en lieu et place de la culture dite « de masse », avec la coexistence d’un maelström de tribus, de millions de micro-cultures. La blogosphère est un formidable vecteur d’expression et de diversité, de remise en question des orthodoxies et de l’autorité aussi. Pour Chris Anderson, c’est l’avènement d’une société plus saine, qui nous pousse à penser par nous-mêmes. L’époque marque la fin de la passivité.
Toutefois en dépit de toute sa puissance, l’abondance de la longue traîne demeure régie par un environnement contraint. Ainsi, il peut y avoir un éventail pratiquement illimité de médias, mais la capacité d’attention de l’individu au cours d’une journée demeure limitée, tout comme son revenu disponible.
C’est pourquoi, pour réussir, l’agrégateur longue traîne se doit de ratisser large, de viser autant le grand public que des publics d’initiés. En bref, d’avoir la capacité d’offrir à la fois des produits situés tant vers la tête de la courbe que ceux de la traîne. C’est ce qu’a bien compris iTunes, par exemple.
Par ailleurs, pour certains experts, l’abondance de choix est démotivante, voire angoissante, pour les consommateurs. Mais le consommateur demande aussi à avoir le choix. La solution : lui proposer un large choix, mais l’aider à chercher dans ce gigantesque bric-à-brac. C’est le rôle des filtres, ces technologies et services qui explorent une immensité d’options afin de présenter les plus pertinentes pour la personne. C’est ce que fait, par exemple, Google en classant ses résultats. C’est aussi, depuis ses débuts, l’un des points forts de Netflix.
Il y a lieu, aussi, de résoudre la problématique des stocks pour les ventes de biens matériels. Une problématique résolue partiellement par Amazon avec le lancement, en 1999, de son programme de vendeurs extérieurs Marketplace, dont les ventes représentaient en 2004 près de 40 % de son chiffre d’affaires. Tandis que d’autres pistes, comme l’impression à la demande des livres et des disques, demeurent encore compliquées à mettre en place.
Enfin, ce n’est pas uniquement sur les produits les plus plébiscités qu’il faut concentrer l'essentiel des efforts de promotion et de marketing, mais également, et peut-être surtout, sur les produits de la longue traîne.
La longue traîne, pour Chris Anderson, peut se résumer en deux règles génériques : « Mettez tout à la portée du consommateur » et « Aidez-le à trouver ce qu’il cherche ». Lesquelles sont ensuite déclinées en neuf règles.
D’abord, en comprimant les coûts : centraliser les stocks ou les éliminer ; laisser le client faire le travail ; oublier la distribution taille unique (privilégier des canaux de distribution multiples) ; oublier le produit taille unique (album, mais aussi sonnerie de portable, échantillon, remix…) ; oublier le prix unique (au profit de la tarification variable, voire laissée à l’appréciation du client).
Ensuite, en arrêtant de vouloir tout maîtriser : partager l’information ; penser « et » à la place de « ou » : sur un marché illimité, la bonne stratégie est de débrider l’offre ; laisser le marché faire son travail (trier, filtrer) ; apprendre à exploiter la gratuité (pour attirer le client, avant de passer à une version premium, payante). L’avenir appartiendra aux entreprises qui suivront ce modèle.
Un livre référence dans l'analyse du commerce à l’ère connectée, incontournable pour comprendre les évolutions économiques actuelles, notamment autour des médias et du divertissement.
Visionnaire, Anderson a pressenti la montée en puissance des influenceurs, ainsi que l’explosion du e-commerce, notamment avec la deuxième révolution Internet, celle du mobile, surgie peu de temps après la sortie du livre. Toutefois, 14 ans après, force est de constater que la prédiction d’Anderson ne s’est pas réalisée, ou alors de manière très marginale : la loi de Pareto reste d’actualité et les produits de niches sont loin de l’avoir emporté.
Par ailleurs, les 14 années qui nous séparent de la première édition se font cruellement sentir. L’ouvrage est déjà daté, vestige d’une époque où Internet rimait avant tout avec explosion du commerce en ligne et où les réseaux sociaux n’étaient que balbutiants. L’on aimerait une analyse de la remise en question croissante du bulldozer e-commerce face au petit commerce traditionnel.
Enfin et surtout, cet hymne à l’abondance coince un peu face aux remises en question actuelles de notre modèle de surconsommation, pour des raisons éthiques et écologiques. À quand une version 2020 ?
Ouvrage recensé– La longue traîne : comment Internet a bouleversé les lois du commerce, Flammarion, 2018 [2006].
Du même auteur– Makers : la nouvelle révolution industrielle, Pearson, 2012.– Free ! Comment marche l’économie du gratuit, Flammarion, 2016.
Autres pistes– Vincent Druguet, Jean-Baptiste Vallet, Le commerce connecté : comment le digital révolutionne le point de vente, Eyrolles, 2015.– Cédric Ducrocq, Distribution : Inventer le commerce de demain, Pearson, 2014.– Gilles Babinet, Transformation digitale : l’avènement des plateformes, Le Passeur, 2019.