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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Suicide

de Christian Baudelot et Roger Establet

récension rédigée parThéo JacobDocteur en sociologie à l'EHESS, chercheur associé aux laboratoires PALOC (IRD-MNHN) et CRH (EHESS)

Synopsis

Société

Dans cet ouvrage, Christian Baudelot et Roger Establet actualisent l’analyse du suicide selon Durkheim, en exposant les forces et les limites de ce « père » de la sociologie. Les auteurs proposent un cadre théorique statistique et international qui place la richesse et les transformations économiques au cœur de la compréhension du phénomène suicidaire.

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1. Introduction

En 1897 parait Le Suicide, étude statistique, analytique et expérimentale d’Emile Durkheim, portant sur les variations des taux de suicide en France et en Europe. Ce travail est complété une trentaine d’années plus tard par son élève Maurice Halbwachs dans Les causes du suicide (1931). Ces deux ouvrages majeurs posent les bases d’une sociologie du suicide appliquée aux sociétés occidentales. Aujourd’hui encore, le suicide continue d’être un phénomène omniprésent.

Même s’il demeure rare, cet « évènement ne passe pas inaperçu » (p.8). De par la violence de l’acte et du tabou qui l’accompagne, son onde de choc est immense. Au cours de sa vie, un français de quarante ans connaitra en moyenne un à trois suicides dans son entourage. En France, 21 personnes sur 100 000 passent à l’acte chaque année. Les auteurs s’attaquent à ce qu’ils nomment une « sociologie de l’exception ». Christian Baudelot et Roger Establet entreprennent donc de réactualiser l’analyse sociologique sur la base de données statistiques internationales, en considérant les transformations sociales propres au XXIe siècle. Ils tentent ainsi de comprendre comment certains facteurs - la région, le genre, la classe sociale et l’âge – ont, selon l’époque, eu des conséquences parfois contraires sur le suicide.

2. Actualiser l’analyse durkheimienne

La sociologie durkheimienne s’inscrit dans la pensée organiciste de la fin du XIXe siècle. Selon cette perspective, les faits sociaux sont considérés dans leur totalité ; ils organisent la société selon leurs lois propres. Contrairement à l’« individualisme méthodologique » de Max Weber (1864-1920), qui accorde une nette importance aux individus dans la construction des faits sociaux, la méthode durkheimienne consiste à démontrer l’existence de déterminismes. Pour le sociologue français, il s’agit donc de désindividualiser l’acte du suicide.

En décortiquant les statistiques du XIXe siècle, Durkheim observe que les suicidés se trouvent davantage parmi les hommes, les personnes âgées et les urbains. Pour expliquer ce phénomène, Durkheim se réfère au concept d’« anomie » : les dérèglements sociaux provoqués par l’industrialisation isolent les individus ; en détruisant les traditions religieuses et maritales qui organisaient la vie sociale, la richesse économique rend malheureux. Le sociologue en conclut ainsi que la misère protège du suicide.

Pour Establet et Baudelot, cet énoncé « péremptoire » (p.71) constitue un point de départ à leur entreprise sociologique. S’ils s’appuient fermement sur la méthode durkheimienne, les auteurs montrent également leur attachement au matérialisme historique . Ils regrettent notamment que Durkheim ne prenne « jamais en compte les conditions matérielles d’existence et de travail des individus » (p.201), posées ici au cœur de l’ouvrage.

3. L’outil statistique au service de la démonstration

Dans la continuité de la méthode durkheimienne, Baudelot et Establet s’appuient sur l’analyse de multiples données statistiques. Organisées en graphiques et en tableaux, elles permettent la comparaison des taux de suicide et de leurs évolutions selon de nombreux facteurs – PIB, pouvoir d’achat et chômage – dont ils cherchent les corrélations selon les époques – Chocs pétroliers, Trente Glorieuses et Guerres mondiales. En s’appuyant sur un important panel international, les auteurs démontrent ainsi qu’on se suicide plus dans les pays riches.

Cette sensibilité aux différentes situations géographiques les poussent à s’intéresser à certaines trajectoires nationales (l’Angleterre, l’Inde, la Bulgarie, la France…), en considérant leurs particularités culturelles et économiques. Pour chaque cas, ils s’attachent à analyser minutieusement la « distribution du suicide selon les groupes sociaux » (p.240). Ils prennent également en compte d’autres facteurs comme la religion, le taux de divorce, l’âge, l’espérance de vie, la fécondité, les mœurs, les valeurs morales ou les liens sociaux. Mais parallèlement, les auteurs mettent en garde sur la fiabilité des statistiques – qui plus est souvent minimisées ou maquillées dans le cas du suicide. Ils prennent ainsi de grandes précautions quant à l’utilisation des chiffres. Durkheim avait par exemple négligé de prendre en compte les « misérables » de la société du XIXe siècle.

Rassemblés sous l’étiquette « sans profession ou profession inconnue », ils n’existaient pas en tant que classe sociale. Le traitement statistique de Baudelot et Establet va d’ailleurs radicalement à l’encontre de l’analyse durkheimienne : au XXe siècle, « le suicide stagne ou baisse lorsque le pouvoir d’achat s’élève » (p.165).

4. Pauvreté et insécurité, des causalités centrales ?

Establet et Baudelot veulent saisir les facteurs qui « favorisent » ou « empêchent » le suicide. Ils cherchent à expliquer pourquoi, entre 1910 et 1920, à mesure que la richesse augmente, les taux de suicide décroissent. « Comme si le XXe siècle avait inventé des formes nouvelles et protectrices de relations entre les individus. » (p.55) Cette tendance se maintient jusque dans les années 1970. Statistiquement donc, le nombre de suicide diminue à mesure que les pays s’enrichissent. Les auteurs se demandent alors à qui profite cette « modernité protectrice » ?

La notion de classe sociale est ici déterminante. Au XXe siècle, aux Etats-Unis, en Angleterre, en France ou au Japon, le suicide est particulièrement élevé là où les anciens centres d’activités se désindustrialisent. La pauvreté, l’insécurité matérielle et psychologique, ont visiblement des effets impactant sur le suicide. Avec les chocs pétroliers, les classes ouvrières ou rurales, les jeunes chômeurs et « les groupes sociaux dont l’espérance de vie est la plus courte » (p. 164) y sont davantage exposés. À l’inverse, les classes moyennes urbaines, intellectuelles ou bourgeoises bénéficient d’un effet protecteur offert par la croissance économique.

Les auteurs mettent également en avant l’âge des individus, le degré d’intégration social, le niveau de solidarité ainsi que l’imprévisibilité de l’avenir. Dans les années 1950, les auteurs observent une baisse du suicide due au confort des Trente Glorieuses et à ses effets bénéfiques sur la génération suivante - accès à la propriété, retraites stables et garanties. À partir des années 1970, les jeunes sont dépassés par la peur du chômage ; inquiets d’un avenir incertain, ils se suicident davantage. Enfin, là où l’intégration sociale est forte, les chances de se donner la mort sont moindres. Ainsi, dès cette époque, les auteurs constatent qu’il n’y a plus de « liaison directe entre le développement économique et le taux de suicide » (p.107).

5. Exceptions et nouvelles pistes

Dès le début de l’ouvrage, les auteurs expriment leur étonnement quant à l’existence de faits statistiques insolites. Dans les pays de l’ancien bloc soviétique, par exemple, les taux de suicide sont les plus élevés au monde. Diminution de l’espérance de vie, laïcité, faible fécondité, alcoolisme constituent un ensemble de facteurs liés à l’industrialisation à marche forcée et au dérèglement général de la société provoqué par l’étatisation soviétique. Pour les auteurs, « la construction du socialisme en Russie a exercé sur le suicide les mêmes effets que la construction du capitalisme au XIXe dans les pays occidentaux. » (p.241)

Autre particularité, le suicide masculin est en moyenne 3,2 fois plus élevé que le suicide féminin. Pourtant, « les facteurs qui font varier le taux de suicide d’un pays à l’autre agissent globalement de la même façon pour les hommes et pour les femmes. » (p.217) Comment expliquer alors cet écart dans le passage à l’acte ? Est-il imputable à la présence des enfants, à la socialisation des femmes autour du soin et de la relation humaine ? Les auteurs considèrent que « l’adversité et la préparation aux responsabilités multiples les ont aguerries contre la dureté du monde. » (p.237)

Enfin, ils mettent en avant le rapport au travail lié à la particularité du statut social féminin : contrairement aux hommes qui cherchent à augmenter leur niveau de rémunération, les femmes privilégient la baisse de volume horaire.

Mais cette analyse ne vaut que pour le monde occidental. La Chine est ainsi le seul pays où les femmes se suicident plus que les hommes. Conjugalité difficile et omniprésence de la belle-famille dans la vie de la jeune épouse sont autant de facteurs qui caractérisent la domination masculine et l’absence de liberté vécues par les femmes chinoises.

Au Japon, en Nouvelle Guinée et en Inde également, les suicides féminins se rapprochent fortement des taux masculins. Ces différentes particularités mettent en avant une autre dimension, centrale pour appréhender l’incroyable complexité liée au phénomène suicidaire : celle de l’individu.

6. Réhabiliter une dimension individuelle

Les dimensions structurelles ne suffisent pas à expliquer l’énigme du suicide. Comme le remarquait Durkheim il y a plus d’un siècle, « la plus grande partie des populations qui cumulent tous les facteurs sociaux associés au suicide ne se suicident pas » . Pourtant, attaché à une lecture désintéressée des questions individuelles, Durkheim réfutait la relation entre psychologie et sociologie. Il ne croyait pas non plus à la causalité entre « folie » et suicide.

Pour Baudelot et Establet, il s’agit donc de prendre en compte les contradictions graves entre les exigences de la vie sociale et les désirs individuels. Ils soulignent ainsi combien la dépression et l’alcoolisme sont des facteurs aggravants. Aussi, l’incidence de la situation économique sur le suicide n’a rien d’automatique. Ce dernier « dépend largement du contexte social, affectif et psychologique dans lequel vivent les différents individus, […] des soutiens dont ils peuvent bénéficier […] et du statut qu’occupe le travail dans leur existence. » (p.178-179).

L’individualisme libéral était pour Durkheim l’une des raisons poussant les individus, livrés à eux-mêmes, à se suicider davantage. Les auteurs s’accordent avec lui sur le fait que les sociétés libérales favorisent le suicide par « le primat de la personne sur le groupe » (p.101).

Mais ils ne négligent pas pour autant les effets positifs de l’ « individualisme créatif » promu par la société libérale : chacun peut ainsi s’accomplir individuellement. Notre rapport au travail est de moins en moins contraint par la survie ; il est même devenu l’objet d’une recherche d’identification positive - s’épanouir dans son travail prend ainsi la forme d’« un verdict existentiel ». Néanmoins, ici encore, cet « effet protecteur » ne bénéficie qu’aux classes les plus riches de nos sociétés.

7. Conclusion

Dans cet ouvrage, Baudelot et Establet vont au-delà de l’opposition sociologique classique entre Max Weber et Émile Durkheim. Ils montrent ainsi que le suicide ne devient compréhensible qu’au croisement des logiques individuelles et des déterminismes sociaux.

Si, à l’inverse de l’analyse durkheimienne, la pauvreté et l’insécurité sont des facteurs déterminants pour comprendre ce phénomène au XXe siècle, les sociologues ne souhaitent en aucun cas se substituer aux psychiatres. Comme le regrettent les auteurs, « leurs savoirs se complètent sans réellement communiquer. » (p.250)

Les auteurs offrent ainsi des pistes fécondes pour les futurs sociologues qui analyseront à leur tour les évolutions du suicide au XXIe siècle. Car ces études se feront probablement à l’aune des nouvelles crises sociales, environnementales et sanitaires, et des sentiments d’angoisse et d’incertitude que ces dernières ne manquent pas de générer.

8. Zone critique

Les analyses de Baudelot et Establet se font principalement à partir de données issues de la population masculine. Sur neuf chapitres, huit s’en tiennent « pour l’heure, au taux de suicide masculin, généralement plus fort » (p.27). Pourtant, il semblerait qu’une analyse plus fine des effets selon le genre permettrait d’approfondir la sociologie du suicide. Les auteurs font d’ailleurs remarquer que des travaux sur la question seraient pertinents. Cet impensé de la relation entre genre et suicide a de quoi questionner : qu’aurait apporté la compréhension des mécanismes de socialisation genrés à la compréhension du suicide masculin ou féminin ?

Enfin, si les auteurs précisent que l’homosexualité est un facteur d’aggravation du suicide, par la stigmatisation et l’isolement que nos sociétés produisent autour de la sexualité, il conviendrait de prendre en considération toutes les formes de discrimination, d’exclusion et d’oppression systémique, afin de cerner leurs effets sur le mal-être et le désespoir.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Christian Baudelot et Roger Establet. Suicide. L’envers de notre monde, Paris, Seuil, 2006.

Des mêmes auteurs– Christian Baudelot et Roger Establet, Durkheim et le suicide, PUF, coll. « Philosophies », Paris, PUF, 1984. – Christian Baudelot et Roger Establet, L’école capitaliste en France, Paris, éditions Maspero, 1971.

Autres pistes – Maurice Halbwachs, Les causes du suicide, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2002 [1930]. – Émile Durkheim, Le suicide, Paris, PUF, 2007 [1897].

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