Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Christian Salmon
« La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits » : le sous-titre de l’ouvrage de Christian Salmon est on ne peut plus explicite. L’ouvrage, en effet, dévoile les rouages d’une « machine à raconter » omniprésente, à compétence proprement universelle, bien plus efficace pour le contrôle des esprits humains que toutes les inventions orwelliennes de la société totalitaire.
Lorsque l’ouvrage paraît, en octobre 2007, le storytelling a connu en France un premier apogée avec la campagne pour les élections présidentielles de la même année. Apparue aux États-Unis au milieu des années 1990, cette technique qui dans un premier temps se limitait au marketing et à la publicité a envahi peu à peu tous les champs de la société, de la politique aux organisations internationales et de l’armée à la psychologie.
Depuis qu’elle existe, l’humanité s’est plu à cultiver l’art de raconter des histoires, art qui se trouve entre tous au cœur du lien social, des mythes grecs aux griots africains, des bardes celtes aux conteurs arabes. Mais, depuis le milieu des années 1990, cet art a été dénaturé par sa marchandisation, son annexion aux logiques de la communication et du capitalisme triomphant.
L’appellation, à la fois anodine et révélatrice de storytelling cache en fait une profonde altération et une perversion radicale de cet art du récit. Il s’agit désormais de formater les esprits des consommateurs et des citoyens, et non plus de leur transmettre des expériences exemplaires.
Le storytelling définit l’ensemble des pratiques liées à l’invention de récits. Il privilégie l’émotion au détriment de la réflexion, favorise la fiction plutôt que les faits, entretient la croyance face à la réalité. C’est à la fois le produit et le symptôme de l’apparition d’un nouvel âge dans lequel sont pris des discours contradictoires.
Aussi les récits du pouvoir se heurtent-ils à ceux des « résistants » et autres acteurs investis d’un rôle de contre-pouvoir, et doivent-ils être éprouvés. Ils doivent, en effet, être en mesure de faire la preuve de leur crédibilité, ce que leur forme narrative ne peut pas leur garantir d’avance, quelle que soit cette dernière.
Le storytelling ne désigne pourtant pas uniquement qu’une technique de formatage des discours afin de les rendre séduisants et persuasifs. Il constitue aussi un espace au sein duquel ces discours s’émettent et se transmettent, une sorte de champ de forces et de contre-forces, de récits et de contre-récits. Au sein de ce véritable dispositif narratif qu’est le storytteling, des acteurs et des institutions s’opposent ou collaborent, des narrateurs et des contre-narrateurs rivalisent d’inventivité et d’ingéniosité pour capter et retenir l’attention de leur auditoire. L’annonce de plan est celle de l’ensemble du compte-rendu, pas de la première partie. Il vaut mieux conserver le deuxième paragraphe, qui sert de transition entre le premier et le troisième.
Le succès du storytelling est le révélateur d’une transformation profonde qui affecte l’ensemble de l’économie des discours : leur production, leur accumulation et leur circulation. Le triomphe de « la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits » opère et consacre des changements qui modifient l’importance et le statut de vérité de tout type de discours : politiques, économiques, scientifiques ou religieux. Les frontières entre le vrai et le faux, le sacré et le profane, la réalité et la fiction, sont donc profondément affectées par l’offensive tous azimuts du storytelling.
Les transformations sociales induites par le storytelling, aussi nombreuses que multiformes, sont observables à plusieurs niveaux.
Son influence est importante dans le monde de l’entreprise. Le storytelling consiste alors essentiellement en techniques de fabrication (storytelling management) et de vente (« marketing narratif ») qui permettent de produire, de transformer et de distribuer des biens ou des services. Il assure aussi l’élaboration de modes d’action et de dispositifs de contrôle permettant de résoudre les crises propres au monde du travail et d’entretenir la mobilisation permanente des individus.
Au niveau juridico-politique, le storytelling inspire de nouvelles techniques de pouvoir qui influent sur le comportement des individus. Le quadrillage des territoires par la couverture médiatique, la télésurveillance ou encore le « profilage narratif », rendu possible par le croisement des fichiers, figurent parmi ces dispositifs. Big Brother n’est pas loin…
Le storytelling à également un rôle « macropolitique », un terme que Christian Salmon rapproche du concept de « gouvernementalité » élaboré par Michel Foucault. C’est-à-dire les relations entre les gouvernants et les gouvernés. On doit prioritairement constater la multiplication, véritablement anarchique, des références légitimantes au récit comme discours de validation des pratiques sociales autant que de légitimation de l’ordre social dans son ensemble. Ces références légitimantes au récit s’expriment notamment dans le discours des hommes politiques.
Nous nous trouvons là dans le cas de figure du storytelling comme éthique, par opposition au storytelling comme pratique qui était analysé dans les deux paragraphes précédents. En effet, dans ce cas de figure, le storytelling devient une véritable théorie qui fonde une pratique. Il ne sert pas à légitimer l’action des gouvernements, mais, de manière plus importante, sert de fondement et de validité au discours politique dominant tenu par ceux qui détiennent le pouvoir.
Au niveau individuel enfin, le storytelling se cristallise également dans les nouvelles techniques d’écriture et de jeu (digital storytelling) dont les applications sont nombreuses : blogs, chat, jeux interactifs en ligne… Cette mise en récit de l’existence par le sujet lui-même est le signe de l’émergence et de l’affirmation d’un nouveau mode d’individuation : une autoreprésentation de soi qui est tout à la fois écriture et exhibition.
Le storytelling, surtout lorsqu’il est appliqué à la politique, n’est rien d’autre que le dernier avatar en date d’un phénomène vieux comme le monde : la propagande.
Ainsi de Fox News, le réseau de télévision américain fondé par le magnat de la presse Rupert Murdoch, qui cultive son caractère « beauf », pour employer une expression bien française. Le professionnalisme revendiqué par CNN, une autre chaine de télévision américaine, assimilé à de l’élitisme par Fox News, très peu pour le réseau Murdoch… Comme par hasard, Fox News sera le fer de lance des campagnes présidentielles de George W. Bush et le porte-parole officieux de la présidence américaine pendant ses deux mandats.
Car le storytelling, qui a remplacé sur Fox News le journalisme authentique, obéit à des critères facilement identifiables. Ainsi, quelques constantes peuvent être repérées dans le traitement de l’information à la mode Fox News, en particulier le désir d’écouter une histoire qui présente l’apparence de la cohérence et l’exposition d’un point de vue qui privilégie systématiquement les valeurs conservatrices et la politique menée par le Pati républicain (celui des Bush père et fils).
Aussi bien David Boylan, le patron de Fox Tampa Bay, l’une des filiales du réseau en Floride, peut-il avouer sans ambages : « Nous déciderons ce que sont les informations. Les nouvelles sont ce que nous vous disons qu’elles sont. » Pour Ron Kaufman, l’animateur du site TurnOffYourTV.com (« Éteignez votre téléviseur »), qui rapporte ces propos, « la chaîne Fox News est si loin de la réalité que cela en est risible. Les reportages sont si biaisés et déformés que c’est un défi d’essayer d’y trouver une information réelle. »
Mais la propagande induite par le storytelling politique peut aller plus loin encore. En 2004, en pleine présidence Bush Jr donc, un journaliste du New York Times (la bête noire de Fox News avec le Washington Post) découvrit que le ministère fédéral de la Santé avait employé deux faux reporters pour défendre sa politique dans des spots télévisés. Une pratique qui cadre tellement bien avec le pseudo-journalisme de Fox News…
Le storytelling s’imposa en France lors des élections présidentielles françaises de 2007, dont le deuxième tour opposa Ségolène Royal à Nicolas Sarkozy. À cette date, il devient une force avec laquelle il faut compter.
Pendant toute la campagne, les deux principaux candidats se contentèrent de raconter des histoires. Foin de programmes, d’agendas, de mesures, d’engagements, de références historiques ou proprement politiques… Non, des histoires, rien que des histoires, occupèrent alors l’espace médiatique.
Aussi, un peu comme des parents qui veulent endormir leurs enfants, ou les faire se tenir tranquilles, Ségolène et Nicolas racontèrent de belles histoires aux électeurs. Pour Nicolas Sarkozy, le registre était celui du conservatisme compassionnel dans lequel était déjà passé maître George W. Bush, l’introducteur du storytelling politique aux États-Unis. En effet, tout au long de ses deux mandats, Bush Jr n’a cessé d’utiliser le storytelling politique comme seule et unique méthode de gouvernement. Avec des succès, comme après les attentats du 11-Septembre, et des échecs, comme après le cyclone Katrina qui dévasta La Nouvelle-Orléans.
Chez Nicolas Sarkozy, le comble du storytelling politique fut atteint avec sa désormais célèbre tirade : « J’ai changé parce que les épreuves de la vie m’ont changé. Je veux le dire avec pudeur, mais je veux le dire. » Cette phrase clôt symboliquement un parcours de souffrance et de rédemption. Elle évoque les déclarations de son mentor américain, George W. Bush. Ce dernier, souvent perçu comme un « sale gosse », comme un « fils de » issu d’une bonne famille de la côte Est, a effectivement su vendre à merveille son histoire idéale : celle d’un homme d’âge moyen, alcoolique et dépressif, sauvé de la déchéance par la foi, celle de la droite chrétienne évangélique américaine. Ce qui le rendit d’emblée sympathique à une grande partie de l’électorat. Au point qu’il parvint à se faire élire à deux reprises…
Le storytelling de la candidate du Parti Socialiste mobilise un tout autre registre. Tout d’abord, il y a la revendication d’une « libération de la parole » (en fait l’essence même du storytelling politique) grâce à un dispositif phare, les fameux « débats participatifs ». Le contenu de ces échanges était synthétisé dans les « cahiers d’espérance », ainsi nommés certainement en référence aux cahiers de doléance rédigés en vue de la réunion des états généraux en 1789… Certains propos de Ségolène Royale, reviennent durant la campagne comme des leitmotive. Elle dit être « habitée ». Elle déclare également que dans ses meetings elle « communie avec les foules sentimentales ». Les principes du storytelling ont donc substitué la « fulgurance » (le mot est de l’un des conseillers de Ségolène Royal) des débats participatifs à l’exercice de la démocratie.
Les formes, les rites et les lieux du débat démocratique se trouvent de plus en plus soumis à l’influence du storytelling. De nombreux pouvoirs, politiques ou économiques, éducatifs ou militaires l’utilisent pour contrôler les esprits. Les machines à raconter sont désormais en mesure de régler et d’ordonner de profondes mutations : médiatiques, gouvernementales, entrepreneuriales, financières, géostratégiques. Leur influence sur les individus semble toujours plus grande.
L’essor du storytelling et de ses différents modes d’action dessine donc les contours d’un nouveau champ des luttes politiques, et plus précisément de luttes pour une démocratie authentique. Aussi les nouveaux enjeux liés à la toute-puissance du storytelling dépassent-ils de beaucoup le simple partage des revenus entre capital et travail, les inégalités économiques et sociales dans le monde ou encore les menaces pesant sur l’environnement. Ils concernent également la violence symbolique qui pèse quotidiennement sur l’action des hommes. Car le storytelling influence leurs opinions, transforme et instrumentalise leurs émotions et, ce faisant, les prive de leur libre arbitre.
La lutte de l’humanité pour son émancipation passe donc par la reconquête de ses moyens d’expression et de narration. Cette lutte a déjà pris son essor, en particulier sur Internet. Et, si, pour Christian Salmon, elle échappe encore, en 2007, à l’intérêt des médias dominants, elle est pourtant bien réelle.
Ce qui est en jeu aujourd’hui, à travers le storytelling, c’est l’apparition d’une raison régulatrice et uniformisante, Elle agit à la manière d’un rouleau compresseur. Elle à pour but de contrôler les esprits des citoyens.
Elle cherche à réduire toutes les formes d’expression et de narration à celles, formatées, du storytelling, et à contrôler les conduites individuelles grâce aux machines à produire de la fiction. Le tout forme un Nouvel Ordre Narratif, ou NON, dont l’analyse est pour Christian Salmon l’objet de futures recherches.
Cet ouvrage de Christian Salmon a encouru une double critique : antiaméricanisme et anti-modernité. En pointant effectivement l’origine américaine du phénomène, l’auteur a prêté le flanc à une critique, en fait peu justifiée, d’opposition systématique à tout ce qui vient d’outre-Atlantique.
Quant au reproche d’anti-modernité, il prend appui sur la défense par Christian Salmon des usages traditionnels de la politique, avant leur reformatage par les techniques du storytelling. Une posture perçue comme nostalgique par certains, alors qu’en fait elle relève de choix et de valeurs tout à fait conscients qui n’ont que peu de rapports avec une quelconque idéalisation du passé.
Ouvrage recensé
– Storytelling, Paris, La Découverte, 2007.
Du même auteur
– Tombeau de la fiction, Paris, Denoël, 1999.– Censure ! Censure !, Paris, Stock, 2000.– Devenir minoritaire. Pour une nouvelle politique de la littérature. Entretiens avec Joseph Hanimann, Paris, Denoël, 2003.– Verbicide. Du bon usage des cerveaux humains disponibles, Castelnau-Le-Lez, Climats, 2005.