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L’événement Anthropocène

de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz

récension rédigée parThéo JacobDocteur en sociologie à l'EHESS, chercheur associé aux laboratoires PALOC (IRD-MNHN) et CRH (EHESS)

Synopsis

Société

La Terre est entrée dans une nouvelle ère : une révolution géologique d’origine humaine appelée l’Anthropocène. À la frontière des sciences naturelles et des sciences sociales, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz proposent une histoire originale de ce concept incontournable. En révélant les choix arbitraires qui ont conduit aux changements actuels, ils appellent à « politiser » l’environnement et à reprendre en main nos institutions.

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1. Introduction

Qu’est-ce que l’Anthropocène ? Que désigne ce mot barbare, devenu incontournable en moins d’une décennie ? Le terme a été inventé par Paul Crutzen, météorologue et chimiste de l’atmosphère. Selon lui, l’invention de la machine à vapeur par James Watt en 1784 annonce l’augmentation exponentielle des émissions de « gaz à effets de serre ». La première révolution industrielle, grâce à la découverte des énergies fossiles, se traduit par un essor inouï de la consommation d’énergie. Après le Pléistocène (2,5 millions d’années - 11 500 av. J-C.) et l’Holocène (11 500 av. J-C. - fin du XVIIIe siècle), s’ouvre une nouvelle période géologique, entièrement façonnée par l’activité humaine.

Pour Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, l’Anthropocène ne désigne pas une simple « crise environnementale » – face à laquelle il suffirait de « courber l’échine » pour mieux se relever... L’Anthropocène est sous nos yeux, nous y sommes entrés et nous n’en sortirons pas. Nous assistons à une révolution géologique d’origine humaine : « une Terre dont l’atmosphère est altérée par les 1 400 milliards de tonnes de CO2, que nous y avons déversé en brûlant pétrole et charbon » (p. 9). Pourtant, dans cette nouvelle configuration géologique, « gaz à effets de serre » et « réchauffement climatique » ne suffisent pas à définir l’Anthropocène. Si les travaux du Groupes d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) ont mis ces deux facteurs sur le devant de la scène, ils ne sont que la face émergée de l’iceberg.

Parmi les mutations à l’œuvre, on compte également le déclin de la biodiversité – au rythme actuel, on estime que 20 % des espèces auront disparu en 2030. Des services écosystémiques tels que la pollinisation, la séquestration carbone ou le filtrage de l’eau, eux aussi, sont remis en cause. Enfin, notre impact géologique passe par l’artificialisation des écosystèmes : « le signal stratigraphique laissé par l’urbanisation, les barrages, la production industrielle [...], et les activités minières et agricoles est [...] unique dans l’histoire humaine » (p. 28).

2. Par-delà nature et culture : les humanités environnementales

Comme le montre Bruno Latour dans son essai Nous n’avons jamais été modernes (1991), la modernité occidentale est construite sur un grand partage nature-culture : l’homme moderne croit dominer la nature dont il fait pourtant partie. Au niveau scientifique, cette séparation est à l’origine du dualisme entre sciences « dures », qui s’occupent des phénomènes naturels, et sciences sociales, qui étudient la société. Pour Bonneuil et Fressoz, l’ère de l’Anthropocène est un événement majeur pour la science. En révélant les interrelations entre l’histoire humaine et le système terrestre, elle met à bas la séparation nature-culture. En effet, l’Anthropocène a profondément renouvelé la production scientifique. Avec des phénomènes de plus en plus complexes, les sciences humaines sont confrontées à des objets hybrides, où ordres sociaux et naturels interagissent. Preuve en est : les nouvelles disciplines prolifèrent ! Histoire environnementale, anthropologie de la nature, droit de l’environnement, sociologie de l’environnement, écologie humaine ou encore économie écologique... de nouveaux savoirs fleurissent à la frontière des sciences humaines et des « sciences inhumaines ».

Les auteurs souhaitent donc contribuer à bâtir une nouvelle tradition de recherche : les humanités environnementales. Il s’agit d’intégrer l’histoire sociale et politique avec l’étude des métabolismes naturels et énergétiques. Plutôt qu’une histoire de l’environnement, qui s’attacherait à décrire l’évolution du climat à travers les siècles, Bonneuil et Fressoz développent une « histoire environnementale » dont l’attention se porte vers les interactions entre humains et non-humains.

3. Limites et faux récits de l’ « anthropocénologie »

Prendre au sérieux l’Anthropocène, c’est aussi éviter ses pièges et déconstruire les « fausses pistes » sur lesquels elle peut nous mener. Les « anthropocénologues » nous offrent aujourd’hui un « récit global » que l’histoire environnementale se doit en effet d’analyser. Bonneuil et Fressoz ont donc à cœur d’interroger cette nouvelle représentation du monde, devenue hégémonique. À travers la notion d’Anthropocène, nous avons inventé un nouvel objet de gouvernement et de savoir qu’est le « système Terre » dans son entier. Tout d’abord, l’Anthropocène fournit un récit de « type comptable » qui se résume aux ordres de grandeur « biogéochimiques ». Les courbes d’augmentation du carbone dans l’atmosphère, par exemple, suffisent à condenser l’histoire de l’humanité. La Terre apparait ainsi comme une « vaste machine cybernétique » – une sorte de « vaisseau spatial » qu’une meilleure connaissance technique permettrait de diriger. Dans ce contexte, la « finitude du système Terre » fait des scientifiques les « guides naturels » de l’humanité. Enfin, cette métascience, basée sur des moyennes, des statistiques et des flux mondiaux, tend à marginaliser les ressources théoriques et critiques des sciences sociales. Mais surtout, le concept d’« Anthropocène » s’accompagne d’un récit de « prise de conscience environnementale » qui a pour effet de le dépolitiser. L’humanité, jusque-là inconsciente de son impact écologique, serait enfin parvenue à maturité : elle serait désormais en mesure d’agir autrement. Pour les auteurs, il s’agit bien là d’une « fable modernisatrice ». Pour eux, la situation contemporaine doit être vue d’un point de vue historique, « moins comme un seuil dans la prise de conscience environnementale » que « comme le point d’aboutissement d’une histoire de destruction » (p. 199).

4. Une histoire politique des « choix environnementaux »

L’histoire de l’Anthropocène réintègre les notions politiques de « choix » et de « responsabilités » au cœur des questions environnementales. Pour Bonneuil et Fressoz, cela implique d’arbitrer « entre divers forçages humains antagonistes sur la planète, entre les empreintes causées par différents groupes [...], par différents choix techniques et industriels, ou entre différents modes de vie et de consommation » (p. 45). La prise en compte des questions écologiques ne doit pas empêcher de penser le capitalisme ni les inégalités de pouvoir.

En effet, l’Anthropocène est une histoire contingente faite de choix arbitraires et d’intérêts particuliers. Rien d’inexorable ni de naturel à l’exploitation des énergies fossiles ! Les auteurs montrent ainsi le « lien fondamental entre la crise climatique et les entreprises de domination globale » (p. 135). L’entrée dans l’Anthropocène est liée à la genèse de l’Empire britannique. Les énergies fossiles ont à elles seules assuré l’hégémonie de la civilisation anglo-saxonne – le charbon pour la Grande-Bretagne au XIXe et le pétrole pour les États-Unis au XXe siècle. En 1980, ces deux pays sont encore à l’origine de 50 % des émissions mondiales de CO2 !

L’Anthropocène serait donc avant tout un « Thanatocène », une ère hantée par l’idée que nos sociétés sont mortelles : autrement dit, la conséquence environnementale de projets hégémoniques. En effet, le développement exponentiel des transports, des réseaux logistiques, de la demande énergétique, des industries agricoles et chimiques doit beaucoup aux deux guerres mondiales. Toutes sortes d’innovation ont été lancées par l’industrie de l’armement – pensons par exemple aux insecticides commercialisés par l’agro-industrie.

La « Grande accélération » des années 1950, au cours de laquelle l’humanité a connu un développement technologique sans précédent, est intervenue dans un contexte de guerre froide, où les grandes puissances ont rivalisé d’ingéniosité. Une histoire de l’Anthropocène se doit donc de rappeler comment ces choix se sont construits et par quels mécanismes des choix alternatifs ont été écartés.

5. Une histoire sociale des « réflexivités environnementales »

« La conclusion s’impose [...] que nos ancêtres ont détruit les environnements en connaissance de cause » (p. 221). Faire une histoire de l’Anthropocène, c’est donc montrer comment les sociétés, loin de leur ignorance supposée, ont su s’alerter des conséquences écologiques de leurs activités. Pour Bonneuil et Fressoz, le travail d’historien doit en effet se tourner vers les « réflexivités environnementales » passées. En effet, si la destruction de la planète ne s’est pas faite par inadvertance, il s’agit alors de restituer la voix de ceux qui, à travers les siècles, ont manifesté leurs préoccupations à l’égard des écosystèmes. Si la notion d’« environnement » s’institutionnalise dans les années 1970, le monde occidental a connu des concepts similaires durant l’Antiquité ou la Renaissance. Des traditions de pensée très anciennes ont conceptualisé notre planète comme un tout indivisible ; « un corps vivant avec ses veines et ses fluides ». En Europe, dès le XVIIe siècle, on s’alarme de l’épuisement des ressources naturelles. Au XVIIIe siècle, le terme de « circumfusa » s’impose en France dans le cadre des politiques d’hygiène. Très proche du concept d’écosystème, il désigne tous les éléments ayant une influence sur la santé. Dès cette époque, on se soucie de la pollution des villes et de la manière dont l’activité humaine détériore les milieux. Tout au long des XIXe et XXe siècles, les critiques de l’« agir anthropocénique » se sont multipliées, dessinant un « arc de résistances ». Dans les pays du sud, où la mise en coupes réglées des forêts tropicales s’accélérait, on a vu apparaitre une kyrielle de mouvements socio-environnementaux. À l’instar de l’Alliance des peuples de la forêt fondée par le leader brésilien, Chico Mendès, dans les années 1980, ces luttes n’ont cessé de dénoncer les conséquences sociales et écologiques de l’industrialisation. « Le problème historique [est donc] de comprendre comment ces luttes ont pu être tenues à la marge en leur temps par les élites [...], puis suffisamment oubliées [...] pour que l’on puisse prétendre découvrir aujourd’hui seulement que l’on vit dans l’Anthropocène » (p. 263).

6. L’Anthropocène, nouvel âge de l’émancipation ?

Le fonctionnement de la planète tout entière est une affaire de choix politique. Les trajectoires qui ont conduit à l’Anthropocène sont celles de la domination, de l’obstination et de la répression des alternatives. Ignorer ces choix, c’est se condamner à subir des bouleversements inéluctables. D’autant que les prochaines décennies s’annoncent violentes : la raréfaction des ressources et l’augmentation du climat fournissent des conditions optimales à la barbarie... Il est donc absolument nécessaire de « vivre l’Anthropocène lucidement, respectueusement et équitablement » (p. 13).

En nous proposant un récit où les dégradations environnementales sont constamment reliées à leurs causes politiques, les auteurs nous incitent à « reprendre la main sur nos institutions ». Car l’Anthropocène n’est pas le produit d’une humanité uniformément coupable ; mais le résultat d’élites sociales et de systèmes matériels puissants. L’entrée dans cette nouvelle ère doit être l’occasion de reconquérir notre souveraineté politique. « Vivre dans l’Anthropocène, c’est donc se libérer d’institutions répressives, de dominations et d’imaginaires aliénants, ce peut être une expérience extraordinairement émancipatrice » (p. 272).

Il s’agit dorénavant de « penser la démocratie dans un monde fini ». L’Anthropocène nous impose en effet d’envisager de nouvelles définitions de la liberté : « repenser la liberté autrement que comme un arrachement aux déterminations naturelles ; explorer ce qui peut être infiniment enrichissant et émancipateur dans ces attachements » (p. 56). Ce travail de refondation rend d’autant plus nécessaire l’articulation entre, d’une part, sciences « dures » et sciences humaines, et d’autre part, entre la communauté scientifique et la société civile.

7. Conclusion

Dans cet ouvrage, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz nous livrent une histoire politique et sociale de l’Anthropocène. Loin d’une vision idéalisée, ils pointent les limites de l’« anthropocénologie » et des récits de « prise de conscience environnementale ». En cherchant à reconstituer les choix politiques, souvent arbitraires, qui nous ont conduits à détruire les écosystèmes terrestres, ils montrent que l’histoire de l’Anthropocène est celle de projets hégémoniques. En liant dimensions sociale et naturelle, ils contribuent au développement des « humanités environnementales », et éclairent de nouvelles voies politiques.

En affirmant qu’il « revient à l’historien de veiller à déplier l’éventail des alternatives existantes » (p. 263), les auteurs exposent la nécessité de repenser les liens entre sciences et société. Les scientifiques sont appelés à rentrer dans l’arène et à mettre leur savoir au service de la société !

8. Zone critique

Tout au long de cet ouvrage à la frontière du manuel d’histoire et de l’essai, les auteurs ne cessent d’en appeler à « mettre en politique » l’Anthropocène. Au système « conscient » de destruction doit succéder une politique « consciente » de repolitisation de l’environnement ! L’idée n’est pas nouvelle, même si elle a de quoi séduire. Cependant, derrière les informations abondantes dont cet ouvrage est rempli, on a du mal à voir se dessiner des pistes d’actions concrètes. Gageons que les « humanités environnementales » sont un champ en formation, et qu’à ce titre, elles cherchent encore un peu de leur substance... Enfin, on peut reprocher à l’ouvrage son aspect légèrement ethnocentrique. Il est fait finalement peu de cas des « réflexivités environnementales » nées hors de l’Europe. Or, fort du constat que l’Anthropocène est avant tout de la responsabilité de l’Occident, offrir une place de choix aux résistances africaines, latino-américaines ou asiatiques, aurait été de bon ton !

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Éditions du Seuil, 2013.

Ouvrages des mêmes auteurs– Christophe Bonneuil et Frédéric Thomas, Gènes, pouvoirs et profits : Recherche publique et régimes de production des savoirs de Mendel aux OGM, Paris, Quae, coll. « Hors collection », 2009. – Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse, une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, coll. « L’Univers historique », 2012.

Autres pistes – Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2006 [1991].– Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, en collaboration avec, Paris, Seuil, coll. « Anthropocène », 2015.

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