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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Le Temps de l'urgence

de Christophe Bouton

récension rédigée parRobert Guégan

Synopsis

Philosophie

Tout le monde est aujourd'hui concerné par l'urgence, la nécessité de se dépêcher, de consacrer son temps à des interventions qui ne peuvent pas être remises. Ce mode de temporalité s'est insinué dans tous les recoins de la société, au travail comme dans la vie quotidienne, au point de devenir une norme sociale. Quels sont les causes et les effets induits d'une exception devenue une règle ? En s'appuyant sur des philosophes, des médecins et des salariés, Christophe Bouton identifie les origines et les mécanismes de l'urgence, qu'il définit en signalant que celle-ci n'est circonscrite ni la vitesse ni à l'accélération. Favorisée par les nouvelles technologies, portée par un discours qui valorise une vie « intense », l'urgence est la norme temporelle du capitalisme mondialisé. Un fléau, qui pousse autant à légiférer qu'à promouvoir le loisir studieux, conçu comme libre usage du temps.

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1. Introduction

Née de la modernité, l'urgence est devenue un des problèmes de cette modernité qui a fait table rase des rythmes jour/nuit et des événements qui marquaient le temps (prières, moissons...). Aujourd'hui, tout est urgent ; aller chez le coiffeur, enlever la neige sur les routes ou répondre à des mails intitulés « urgentissime ». Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'urgence véritable. Celle-ci a même un fondement biologique : quand notre vie est menacée, l'instinct nous pousse à réagir.

Ce n'est pas cette urgence-là, mécanisme de survie qui mobilise médecins, pompiers et policiers, que l'auteur met en avant. Mais il signale que cette notion d'urgence vitale relève elle-même de l'histoire récente : avant le XVIIIe, l'urgence médicale n'existait pas. Y compris pour les noyés. Le premier service d'urgence est né en 1936 ; SOS médecins est apparu en 1967, le Samu en 1972.

Que nous dit aujourd'hui l'engorgement des urgences hospitalières (15 millions d'admissions en 2008) ? Sinon que la majorité des cas ne relèvent pas de l'urgence, au sens médical, mais d'une contamination qui touche tous les secteurs de la société, comme l'illustre la création du Samu social en 1996. Avec l'idée implicite, liée à son contexte originel, que l'urgence serait un moindre mal, une sorte de progrès.

Ce n'est pas le cas. Des pathologies professionnelles sont liées aux dégâts physiques et psychiques qu'engendre un surcroît de travail dans un temps toujours plus court. L'auteur livre ici des statistiques et des témoignages, qui vont de la simple « charrette » au burn-out, voire au suicide, quand l'urgence devient le mode de fonctionnement d'une structure, qu'il s'agisse de restauration rapide ou de protection de l'enfance. Paradoxalement, le sentiment d'urgence s'est accru dramatiquement entre 1965 et 1995, alors que le temps de travail diminuait fortement.

L'urgence se manifeste aussi dans le domaine juridique (explosion du nombre de textes votés sous la pression : 10 500 lois en 2008), dans le domaine politique (nombreux « plans d'urgence »), à l'université (effets pervers de la semestrialisation), dans le secteur commercial (ventes flash) et dans le domaine de l'environnement. L'urgence climatique établit même la relation entre le phénomène du réchauffement climatique et nos sociétés du risque, sources de catastrophes (Tchernobyl...). Elle signale également que l'urgence peut être permanente et mondiale.

2. Un fait social total

Même la religion est touchée : le procès en canonisation de Jean-Paul II a commencé deux mois seulement après son décès, sous la pression des fidèles. Quant aux loisirs, qui pourraient passer pour une compensation, eux aussi sont victimes de cette nouvelle norme temporelle qui pousse à rentabiliser le temps disponible, ce qui ne fait qu'accroître le sentiment de manquer de temps. Le temps libre l'est d'autant moins qu'il est consacré à s'adapter à l'accélération, c'est-à-dire aux changements techniques qui touchent notre quotidien (nouvelle machine, nouvelle interface...)

En d'autres termes, l'urgence est un fait social total au sens de Mauss : elle se propage dans la totalité des secteurs de la société, et s'impose aux individus indépendamment de leur volonté.

Cela explique le succès de l'urgence quand elle se donne en spectacle. Via la série « Urgences » », bien sûr, qui a occupé les écrans de 1994 à 2009, mais aussi avec « 24 heures chrono » (2001-2010) ou les nombreux films catastrophe mettant en scène un héros face à un danger extrême. Si ce spectacle sans souffrance réelle est plébiscité, c'est qu'il fait fonction de catharsis. Mais il participe surtout d'un langage à deux niveaux, propre à toute mythologie. En l'occurrence, il inscrit l'urgence dans une fatalité, il la fait accepter comme norme sociale du temps.

3. Un rapport social au temps

L'accélération du tempo de la vie n'est pas nouvelle. Hartmut Rosa a déjà pointé la multiplication du nombre d'expériences vécues par unité de temps, dans un monde où la télécommande « édifie le règne de l'instant comme dimension privilégiée de l'existence ». Mais à l'origine, la vitesse et l'accélération sont des concepts physiques, ce qui n'est pas le cas de l'urgence. Et si l'urgence suppose l'accélération, l'accélération et la vitesse n'impliquent pas l'urgence, comme le savent les passagers du TGV.

L'urgence apparaît donc comme un rapport social aux temps, et plus précisément à l'immédiat. Il faut agir tout de suite, cela ne peut pas attendre. Phénomène qui s'auto-alimente, et ainsi se répand, l'urgence s'accompagne d'un compte à rebours : injonction à agir sans délai pour neutraliser un danger explicite (la mort immédiate, la fonte des glaces...) ou implicite (l'exclusion...). Pour définir l'urgence, Bouton ajoute que celle-ci admet des degrés et qu'elle est liée à la notion d'interruption : le temps de l'urgence est un temps haché. Elle peut toutefois être permanente et conduire à la « mobilisation générale » que nous connaissons.

Négation du temps à soi, l'urgence pose donc un problème fondamental de liberté. En faisant effraction dans le « temps quotidien de l'individu » (dont l'unité de base est la journée), elle casse en effet le lien entre passé et futur. Voire notre rapport à l'histoire. Car elle dérobe notre présent (le présent de l'urgence est contraint et forcé). Elle empêche de configurer son avenir (en réduisant notre horizon d'attente et en empêchant le temps long de la réflexion), interdisant ainsi d'être maître de son « temps de vie » (délimité par la naissance et la mort). Bref, l'urgence est un temps de détresse qui produit des hommes désœuvrés, au sens philosophique comme au sens commercial.

4. Le cadrage temporel : condition de l'urgence

Pour l'auteur, les causes de l'urgence, sa tendance hégémonique à s'imposer comme norme sociale, ont plusieurs causes. Robert Levine a exploré ce pluralisme. L'éthique protestante, par exemple, interdit de gaspiller son temps. Concevoir la vie comme une ultime occasion, également. D'où le « privilège exorbitant » accordé au court terme. L'urgence procure également une ivresse, elle est signe d'importance sociale. Mais les urgences volontaires n'expliquent pas pourquoi l'urgence s'impose aux individus. Pourquoi elle revêt un aspect systémique qui entraîne et contraint.

D'où vient cette dimension normative, à laquelle on ne peut ni échapper ni s'acclimater ? Pour Bouton, la cause structurante de l'urgence doit être recherchée dans le mode de production capitaliste, qui fait du temps un capital à rentabiliser. Ce n'est pas un hasard si les pics d'urgence, c'est-à-dire les manifestations de l'urgence comme phénomène durable, « se trouvent précisément dans les hauts lieux du capitalisme » (p. 192).

Retraçant l'histoire de la mesure du temps, l'auteur souligne, à la suite de Norbert Elias (« Je sais qu'il est telle heure, non seulement pour moi, mais pour l'ensemble de la société ») que le temps mesuré permet de réguler les comportements. Ce sont d'ailleurs les monastères du XIIIe siècle qui ont inventé l'horloge mécanique : moyen de combattre l'oisiveté, et d'établir des règles pour la communauté. Qui dit règles, dit en effet régularité.

Comme la langue, qui suppose d'être partagée par les autres, la discipline du temps s'impose à tous, sans violence apparente. On rejoint ici les travaux de Michel Foucault pour qui discipline et surveillance sont étroitement liées à un dispositif de menace qui s'appuie sur un quadrillage de l'espace (avec des murs, des clôtures...) et sur une codification du temps, qui passe par « l'emploi du temps » (dans l'armée, la prison ou l'internat…) ou l'exhaustion, c'est-à-dire l'utilisation exhaustive du temps qui conduit à l'intensification de son usage. Le temps sert finalement « à donner un ordre, au double sens d'une injonction et d'une organisation » (p. 210).

5. La discipline capitaliste

Bénéficiant des normes temporelles mises en place dans l'ensemble de la société (la ponctualité, la célérité, etc.), le capitalisme naissant a tiré profit d'un mécanisme disciplinaire, généralement intériorisé. Mais il n'a pas fait qu'enfermer les ouvriers dans un temps social qui a pris forme avec l'apparition des horloges, publiques et ensuite privées, puis du chemin de fer. Pour l'auteur, il est le véritable initiateur véritable d'une discipline temporelle qui a distillé l'urgence dans les différents domaines de la société.

« Ce qui transforme le principe du bon emploi du temps en norme temporelle de l'urgence, c'est le principe d'exhaustion du temps, l'idée qu'il faut non seulement bien employer, répartir son temps, mais également optimiser, rentabiliser toujours plus la durée impartie aux tâches, et ce sous la menace d'un contrôle constant » (p. 211). Ou la peur de perdre son emploi.

Ce mouvement puiserait ses racines au Moyen âge. Pour Jacques Le Goff en effet, le temps est devenu objet de mesure avec l'essor du commerce et les modifications économiques qui ont suivi. Dieu a ainsi perdu son bien : le temps est devenu propriété de l'homme. Le « temps des marchands » s'est imposé, en même temps que le sablier, puis les montres. Le temps privatisé a ainsi permis, dans chaque atelier, la mesure des temps de travail pour payer les ouvriers.

Étant désormais compté, on devine que le temps peut être économisé. Alors que l'abolition des distances (par la radio, l'avion, Internet…) procure un formidable gain de temps, que Paul Virilio assimile à une révolution, des normes d'assiduité et de rendement peuvent être introduites. Les marchés financiers font désormais des micro-secondes une norme de fonctionnement, l'e-urgence est le fruit de technologies qui créent parallèlement des dispositifs de contrôle.

En décomposant le temps de production en tâches élémentaires (taylorisme) puis en instaurant le travail à la chaîne (fordisme), le chrono-maître a imposé la densification du temps (plus de tâches dans la même durée) et sa compression (même nombre de tâches en un temps plus court), favorisant mécaniquement le phénomène de l'urgence : le salarié n'a plus le temps de faire ce qu'il est censé faire. L'hétérochronie (temporalités imposées au salarié) porte même sur la pose repas : en 2005, 21,7 % des salariés devaient engloutir leur repas en moins de 30 minutes.

6. Time is money

Un lien structurel relie ainsi l'économie capitaliste au processus de l'urgence. Lien que Bouton analyse d'un point de vue théorique, en renvoyant à Marx, chez qui le temps intervient aussi bien dans sa conception de la valeur que dans la production de plus-value. La valeur des marchandises renvoie en effet à une quantification du temps : la durée moyenne de travail dépensée pour les produire. C'est une grandeur qui s'impose à tous. Le profit, lui, provient du « surtravail », qui renvoie également à une durée : le temps de travail qui dépasse le temps correspondant à la valeur de la force de travail. C'est à travers cette « aliénation temporelle » que l'usage du temps devient source d'urgence.

La valeur d'une marchandise dépendant du temps de travail socialement nécessaire à sa production, la concurrence conduit à augmenter la vitesse de rotation du capital (transports plus rapides, obsolescence des produits…) et surtout la productivité. Si le temps physique est une quantité immuable (une heure reste une heure), l'heure de travail peut être ajustée. Le temps de travail est ainsi « compressé, densifié, accéléré dans son tempo » (p. 230).

Cette urgence est désormais une norme de gestion du temps, qui transparaît dans les systèmes d'organisation et de gestion du travail. À l’œuvre dans les chaînes de fast-food (45 secondes pour préparer 6 hamburgers), elle est à la base du « toyotisme » et de sa variante, le néo-taylorisme, modèle de management pour de nombreuses entreprises (flux tendus, pratique du one best way, sur le modèle d'Amazon, par exemple). Elle inspire la plupart des ERP (Entreprise resource planning), logiciels de gestion qui imposent cadences infernales et objectifs impossibles à tenir, via reporting et autres indicateurs de performance. Les professions intellectuelles y échappent d'autant moins qu'elles peuvent être délocalisées, et que les outils modernes (ordinateurs, smartphones…) renforcent une exhaustion du temps qui mobilise désormais les soirées, les week-ends, et parfois les vacances.

Mais les nouvelles technologies ne sont qu'un des moyens de l'urgence. Elles ne font que concourir à la perte de contrôle des salariés sur leur temps professionnel et privé, alors que « la menace qui motive l'obéissance à l'urgence n'a même plus à être formulée » (p. 244). Face au déclassement, à la perte d'emploi, l'urgence est perçue comme un moindre mal, quand elle ne suscite pas des effets délétères : aller plus vite encore que ce qui est demandé, pour devenir un robot, ou pour dépasser son voisin.

7. Conclusion

Favorisée par l'endettement et la précarité, l'urgence est une dictature qui doit être critiquée : qui l'a décrétée ? Dans quel but faut-il se dépêcher ? Elle doit surtout être renversée, car cette « accélération assortie d'un ultimatum » est néfaste pour la société comme pour les individus les plus exposés. Les suicides à France Télécom l'illustrent dramatiquement. L'urgence rend le travail insoutenable, au sens premier du terme.

Catastrophisme, banalisation ou fatalisme au nom de la modernité ne sont pas de mise. Il en est de même des séminaires de coaching offerts par l'entreprise ou des stratégies individuelles d'évitement : renvoi de l'urgence sur les autres ou prise de boissons énergisantes. L'action politique doit permettre d'adapter le droit du travail (par un droit à la déconnexion, des normes temporelles du travail, etc.) et de modifier la loi sur le harcèlement moral, à laquelle l'urgence participe. Mais on ne pourra se débarrasser de l'urgence qu'en remettant en cause ses fondements. Par un impôt progressif sur les sociétés, par exemple : afin de contrecarrer la logique des rendements.

8. Zone critique

Christophe Bouton explique que les interventions politiques, donc les solutions à mettre en place, ne relèvent pas de la compétence du philosophe. S'il propose des mesures juridiques, précises et pertinentes, à destination des salariés, il laisse de côté les auto-entrepreneurs, de plus de plus en plus nombreux, car leur catégorie échappe en partie au droit du travail, et elle y échappe souvent pour contourner la question du temps de travail. Les indépendants sont également oubliés. L'auteur en est conscient : chacun, dit-il, est en effet « libre » de travailler à la maison jusqu'à 23 heures. De diluer l'urgence dans son temps personnel.

C'est bien pourquoi cet ouvrage est le bienvenu. En prise sur la réalité, servi par une écriture claire et précise, qui n'hésite pas à mobiliser des références, il permet de décrypter le discours managérial (sur la proactivité, le leadership de soi-même, etc.) en soulignant l'essentiel : l'urgence est construite. Et elle contamine l'ensemble de la société.

Pour retrouver une vie bonne, il faut réhabiliter le loisir comme version moderne de la skholè grecque : un libre usage de son temps quotidien. Il y a urgence.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Le Temps de l'urgence, Lormont, Le Bord de l'Eau, 2013.

Du même auteur– Temps et liberté, Toulouse, PUM, 2007.– J'ai pas le temps !, Paris, Gallimard Jeunesse, 2010.– Avec Philippe Huneman (dir.), Temps de la nature, nature du temps, Paris, CNRS éditions, 2018.

Autres pistes– Laurent Vidal, Les hommes lents ; résister à la modernité, XVe-XXe siècle, Paris, Flammarion, 2020.– Nicole Aubert, Le culte de l'urgence. La société malade du temps, Paris, Flammarion, 2009.

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