Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Christophe Charle
Les « intellectuels » sont nés en France au moment de l’affaire Dreyfus (1898-1899). À l’origine, ce néologisme désignait une avant-garde culturelle et politique qui osait défier la raison d’État. Pourtant, ce terme, qui en toute logique aurait dû disparaître avec la résolution de « l’Affaire », s’est perpétué en France, au point de s’imposer dans le langage courant. Christophe Charle retrace la genèse de son emploi et de ses différentes significations, ainsi que de l’émergence du groupe social qu’il désigne.
Naissance des « intellectuels » : Christophe Charle tient à la richesse de ce dernier vocable, à son ambivalence.En effet, le terme d’« intellectuel » désigne d’abord un groupe social, rassemblant au minimum les professeurs de l’enseignement supérieur et les gens de lettres au sens large (écrivains, journalistes, critiques…), mais pouvant englober également les scientifiques et certaines professions libérales, ainsi qu’une partie des avocats. Il désigne en outre une manière d’envisager le monde du point de vue à la fois social et politique, au nom de valeurs perçues comme universelles et battant en brèche, de manière frontale, les conventions, la bien-pensance, les hiérarchies établies.
Ce terme d’« intellectuel », historiquement, est né à une période charnière de l’histoire de France, au moment de l’affaire Dreyfus, dont le temps fort se situe pendant les deux années 1898 et 1899. Afin de comprendre pourquoi cet événement structure de manière durable la vie sociale et politique, mais également culturelle, de notre pays, il faut se livrer à une démarche que l’on peut qualifier de généalogique.Il faut, notamment, démonter les ressorts de la crise des représentations sociales et morales qui se faisait jour depuis la fin du Second Empire, et qui deviendra patente dans les années 1890. Il faut aussi prendre acte du nouvel état du champ intellectuel, comme de son élargissement, causé par une expansion sans précédent des professions intellectuelles.
Le dernier élément créant les conditions favorables à une affirmation collective des « intellectuels » fut le vide laissé par la crise des classes dirigeantes traditionnelles et des nouvelles élites républicaines, discréditées aussi bien par les scandales politiques (affaire de Panama) que par l’instabilité gouvernementale qui dévalue le système parlementaire et par la virulence des diverses oppositions au régime (catholiques, monarchistes, boulangistes, nationalistes…).
Cette affirmation collective des « intellectuels » se fera jour au moment de l’affaire Dreyfus justement, avec la mise en place, en plus d’un réseau de relais dans l’opinion publique et dans les cercles de pouvoir intellectuel, de tout un arsenal d’actions proprement politiques (pétitions, notamment) appelées à un grand avenir.
Le vocable « intellectuels » pour désigner un groupe de personnes qui fait profession d’intervenir dans le débat public à partir de positions morales et culturelles est né en France. Par ailleurs, ce terme, et son acception, constituent des spécificités françaises. À l’étranger en effet, et en particulier en Allemagne, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, le terme est chargé d’une connotation péjorative.En effet, dans tous ces pays, il ne se trouve pas investi de la légitimité immédiate et évidente, spontanée pourrait-on dire, qu’il a su conquérir en France dès sa naissance. Au mieux, il se trouve relégué au rang de désignation d’une catégorie sociologique plus ou moins générale, plus ou moins large.
Dans le monde anglo-saxon, le terme français d’« intellectuel » subit la rude concurrence d’un mot idiomatique autrement plus prestigieux, professional. Ce vocable correspond presque exactement à l’ancienne désignation française des « capacités », c’est-à-dire des personnes ayant un minimum de culture, ayant reçu une certaine éducation. Aussi les professionals, comme les « capacités » dans l’ancienne France, incluent-ils aussi bien les professions libérales médicales et juridiques que les membres du clergé, les professeurs d’université que les artistes, les gens de lettres que les magistrats, les officiers que les ingénieurs.
Dans le monde germanique, Christophe Charle recense trois expressions pouvant se substituer au mot français « intellectuel » : Intelligenz, le plus proche par la racine comme par la prononciation, freie Berufe (professions libérales) et Bildungsbürgertum (bourgeoisie intellectuelle).
En conclusion, il n’y a qu’en Russie qu’il existe un terme équivalent, d’ailleurs d’origine française : intelligentsia. Encore ce vocable a-t-il connu des significations tout à fait fluctuantes.
À l’origine, il servait à désigner un infime microcosme d’avant-garde politique et culturelle, coupé à la fois des masses et de l’élite dominante, et donc voué à une authentique marginalité sociale (signification qui était celle du XIXe siècle russe et de la Russie prérévolutionnaire de manière générale). À l’époque soviétique, le mot est devenu un quasi synonyme de « cadre », désignant tous ceux qui n’étaient ni paysans ni ouvriers.
D’où la grande différence avec les « intellectuels » français, vivier infiniment plus large que l’intelligentsia d’Ancien Régime, mais qui n’est jamais devenu une catégorie statistique de masse comme l’intelligentsia soviétique.
Une démarche « généalogique » est indispensable pour retracer l’origine des « intellectuels ».En premier lieu, il convient d’évoquer les particularités de l’histoire politique et culturelle française. En effet, deux matrices ont servi de creuset aux « intellectuels » : les Lumières et, très proche dans le temps, la Révolution de 1789.
Ce sont les réflexions de Tocqueville qui ont mis en lumière ce double héritage. Sans lui, pas la moindre possibilité d’existence des « intellectuels » à la française.
On ne peut cependant pas se limiter au constat de ce legs, faute de tomber dans ce que l’auteur qualifie de « culturalisme aveugle masquant les césures du XIXe siècle ». Ces césures sont étroitement liées aux états successifs du champ intellectuel contemporain. Et, de ce point de vue, Christophe Charle recense deux évolutions capitales.
La première, c’est l’éviction de la figure de l’homme de lettres, de l’écrivain, au profit du savant comme prototype du bienfaiteur suprême de l’humanité. Avec les progrès scientifiques et techniques prodigieux de l’âge du chemin de fer, c’est le savant qui au XIXe siècle prend le pas sur l’écrivain (en France, c’est Pasteur qui relaie Victor Hugo). Le développement du scientisme et du positivisme, bien entendu, ne fait qu’accentuer une tendance déjà présente avant l’épanouissement de ces doctrines.
La seconde évolution, c’est la renonciation par un nombre de plus en plus grand d’écrivains et d’hommes de lettres en tous genres à la position de « l’art pour l’art ». Cet abandon a permis, véritablement, l’éclosion des « intellectuels ». Car les tenants de « l’art pour l’art », qu’ils soient romantiques, parnassiens, symbolistes, ou même réalistes voire naturalistes, se faisaient gloire de ne pas participer au tumulte de la vie de la cité. Pour les « intellectuels », c’est tout le contraire : leur engagement dans les questions politiques et sociales à l’ordre du jour est la raison même de leur existence. Sans engagement, en effet, pas d’« intellectuels » possibles.
Aussi ces derniers profitent-ils de la tradition héritée des grands ancêtres du XVIIIe siècle mais rompent également avec elle, ouvrant une nouvelle page de l’histoire des rapports entre idées et action publique.
Les décennies 1880-1900 correspondent à l’affirmation et à l’affermissement du pouvoir républicain en France. La « République des ducs » de l’Ordre moral est balayée dans les années 1870, et un régime authentiquement républicain s’élabore progressivement en France, avec deux revendications sociales majeures : une démocratisation de l’accès à l’élite (en particulier politique) et la méritocratie comme voie royale pour y parvenir.
Or cet idéal méritocratique remet en cause, de manière frontale, les règles de reproduction sociale de la classe dirigeante traditionnelle, antérieure aux grandes réformes républicaines, notamment celles qui touchent l’enseignement primaire au début des années 1880. La reproduction sociale à stricte base familiale ne se voit plus reconnaître la même légitimité qu’autrefois, même si dans les faits elle reste très largement majoritaire dans la définition et le recrutement des élites françaises.
C’est à la croisée de ces chemins que les « intellectuels » interviennent. Porteurs entre tous de ce nouvel idéal, méritocratique et démocratique, d’une élite « ouverte » contre une élite « fermée » de type héréditaire, les « intellectuels » forment de gros bataillons car ils arrivent à une époque où le nombre de personnes engagées dans les professions intellectuelles a explosé. D’où une véritable « prolétarisation » de ces « intellectuels », et une peur panique du déclassement : le prix si ardemment convoité, l’accès à l’élite, allait-il donc leur échapper au moment même où ils croyaient pouvoir s’en emparer ?
Voilà pourquoi la grande revendication des intellectuels, c’est d’être une élite concurrente, une élite alternative. Face à la noblesse, à l’armée, aux grands capitaines d’industrie, aux rentiers de province et au clergé catholique, les « intellectuels » se veulent l’élite de demain, la relève. Ceux qui montrent la voie.
Ils la montreront de manière éclatante à l’occasion de l’affaire Dreyfus, en faisant publier dans la presse le manifeste, passé jusqu’à nos jours sous le nom de « manifeste des Intellectuels », qui s’engageait en faveur de l’innocence de l’officier incriminé, et qui a servi à les désigner collectivement depuis ce coup d’éclat qui constitue leur véritable acte de naissance.
Les « intellectuels » se définissent donc tout d’abord par opposition aux élites, en tout cas aux élites traditionnelles, à commencer par l’armée.
Deux traits essentiels distinguent la revendication des « intellectuels » à constituer une élite : la compétence et l’autorecrutement. La compétence va de soi : dès lors que l’accès à ce milieu est conditionné par l’obtention d’un diplôme, elle devient obligatoire, on peut même dire présumée. Concernant la cooptation, le monde des « intellectuels » est en effet un monde de l’entre-soi, au sein duquel on s’attribue mutuellement une reconnaissance sociale et professionnelle qui permet l’accès à cette caste. Certains, très rapidement, qualifieront ce milieu de mandarinat.
Dernier trait distinctif du milieu des « intellectuels », absolument capital dans sa définition pour Christophe Charle : l’éloignement des lieux et des champs du pouvoir. C’est parce qu’ils sont éloignés « organiquement », « morphologiquement » du pouvoir que les « intellectuels » ont dû mettre en place de nouvelles formes d’intervention politique, c’est-à-dire justement et précisément des modes d’action « intellectuels » : manifestes, pétitions, publications dans la presse ou à destination du public des librairies…
Cette autonomisation et cette compétition avec le champ du pouvoir est encore facilitée en France par l’extrême concentration géographique des « intellectuels » : Paris constitue l’épicentre du monde français des « intellectuels », regroupant l’immense majorité d’entre eux. C’est une spécificité nationale, qui distingue par exemple les « intellectuels » français des professions intellectuelles allemandes.
Se voulant une élite à part entière et, qui plus est, une élite « ouverte », les « intellectuels » comblent le vide provisoire créé par la crise de représentation des élites traditionnelles et la disqualification progressive de tous les partisans d’une élite « fermée », plus ou moins fondée sur la naissance et l’héritage.
Les « intellectuels », ce faisant, jouent sur du velours. En effet, en France, situation unique en Europe et peut-être même dans le monde, la légitimité de la littérature et, plus encore, de la science est acceptée par tous, et notamment par les dirigeants politiques.Cela étant, dans ce registre de la compétence et de la légitimité du savoir, les « intellectuels » sont concurrencés par une autre figure qui émerge progressivement au cours du XIXe siècle : celle des « professionnels ».
Ces derniers, essentiellement les cadres, ingénieurs et autres professions à fort capital culturel directement investies dans la vie économique, se veulent comme les « intellectuels » une élite ouverte, fondée sur la compétence et les diplômes. Une autre forme de méritocratie donc, même si dans cette catégorie d’élites on retrouve relativement plus de membres de l’ancienne élite que parmi les « intellectuels ».
Surtout, le positionnement social des « intellectuels » et des « professionnels » est diamétralement opposé. Christophe Charle rappelle que les « professionnels » acceptent clairement et sans état d’âme une sorte de division du travail interne à la classe dirigeante.À l’inverse, les « intellectuels » aspirent à l’universel et entendent défendre leur propre corpus de valeurs, sans se voir imposer l’obligation de défendre les intérêts de l’ancienne élite.
En conclusion, alors que les « professionnels » gèrent leur carrière comme un patron gère une entreprise, en cherchant à acquérir une position de notable, les « intellectuels » misent tout sur la défense des principes et sur un interventionnisme constant dans la vie publique à travers des voies qu’ils ont développées. Ce qui, pour eux, vaut brevet de notabilité.
Christophe Charle tient à exprimer une sorte de profession de foi. Il ne pratique pas une histoire « froide » (l’expression se trouve sous sa plume) et il tient à rendre un hommage appuyé aux intellectuels dreyfusards.
En effet, ces derniers, tant dans leur recherche et leur défense de la Vérité que dans la conception qu’ils se faisaient de leur éthique professionnelle, demeurent des modèles pour tous ceux qui souhaitent intervenir dans le débat public à partir de prises de position fondées sur la morale.
En d’autres termes, le modèle initié par les dreyfusards au tournant des XIXe et XXe siècles est, plus que jamais, d’actualité pour tous ceux qui aujourd’hui veulent remplacer le consentement à l’illusion par une exigence de discernement.
Les critiques adressées à l’ouvrage peuvent s’ordonner en deux catégories.
La première comprend des auteurs comme Wladimir Rabi, qui reprochent à Christophe Charle, dans ses analyses, de ne pas suffisamment tenir compte de la religion d’origine des personnes constituant la population étudiée. S’agissant de l’affaire Dreyfus, il va de soi que les Juifs étaient, plus que d’autres, sensibilisés au thème de l’antisémitisme et qu’ils jouèrent donc un rôle moteur dans toutes les initiatives visant à renverser le courant d’opinion en faveur d’Alfred Dreyfus et, au-delà, de la communauté juive de France. Rabi expose ce grief dans sa contribution à l’ouvrage collectif dirigé par Géraldi Leroy, Les Écrivains et l’affaire Dreyfus.
La deuxième catégorie comprend des historiens comme Michel Winock, qui reprochent à l’auteur, notamment dans son article « Les Affaires Dreyfus », de réduire les systèmes de valeurs en présence (ceux des dreyfusards et ceux des antidreyfusards) à une sociologie des deux camps. Il semble que ce deuxième reproche est plus fondé que le premier, Christophe Charle mentionnant à plusieurs reprises la surreprésentation des minorités religieuses (Juifs et protestants) au sein du camp des « intellectuels ».
Ouvrage recensé– Naissance des « intellectuels », Paris, Minuit, 1990.
Du même auteur– Les Hauts fonctionnaires en France au XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1980.– Les Élites de la République, 1880-1900, Paris, Fayard, 1987.– La République des universitaires, Paris, Seuil, 1994.
Autres pistes– Géraldi Leroy Les Écrivains et l’affaire Dreyfus, Paris, PUF, 1983.– Géraldi Leroy, Batailles d'écrivains : Littérature et politique, 1870-1914, Paris, Armand Colin, 2003.– Michel Winock, L'Affaire Dreyfus, vérités et mensonges (dir.), Paris, Seuil, « Points Histoire », 1998.– Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil, « Essais », 1997.