Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Christophe Guilluy
Les couches populaires ou, plus simplement, le peuple ont disparu des écrans radars de la société française. Évaporées, dissoutes, définitivement nulles et non avenues. Mais à quoi bon la démocratie politique si l’on nie jusqu’à l’existence même du peuple ? Un nouveau modèle d’inégalités, peut-être pire que celui de l’Ancien Régime, et où se concentrent tous les pouvoirs et toutes les richesses entre les mains d’une minuscule élite « hors-sol ». Dès lors, c’est une véritable crise de la représentation qui se joue entre d’un côté une classe politique qui mène une politique néo-libérale agressive, et, de l’autre, des catégories modestes tombées dans un désarroi et une précarité absolus.
Ce livre est né d’un constat terrible : la démocratie politique n’existe plus en France. En effet, elle a été confisquée par les élites économiques et sociales du pays.
Deux jalons à cette prise de conscience pour l’auteur : le problème de « l’alternance unique » tout d’abord. Car de Sarkozy à Hollande, c’est exactement la même politique économique qui a été menée. Et il va même plus loin en faisant remonter les prémices d’une telle continuité au tournant de la « rigueur » en 1983 sous le premier septennat de François Mitterrand. Ensuite, la farce du référendum de 2005 sur la Constitution européenne. Le peuple, le corps électoral, a voté contre ce traité de manière claire et sans appel. Pourtant, la France a bel et bien ratifié cette Constitution par voie parlementaire, en dépit de l’opposition affirmée d’une majorité des Français. Un cas d’école de la trahison des élites…
Cette démission des élites, qui ne représentent plus qu’elles-mêmes au lieu de représenter l’ensemble des citoyens du pays, et au premier chef les classes populaires, a une conséquence directe. La « France périphérique », celle des laissés pour compte, celle des perdants de la mondialisation/globalisation, décroche insensiblement d’avec le reste de la société française. Mais ce crépuscule de la France d’en bas est en fait celui de la France d’en haut. Car s’il existe bien des classes privilégiées en France, il n’y a plus de classes dirigeantes : il n’y a en effet plus rien ni personne à diriger. Les centres de décision réels se trouvent en effet maintenant hors de France, à Bruxelles, à Francfort, en Chine ou aux États-Unis, et les classes populaires se désaffilient progressivement des institutions mises en place par les élites, dont elles refusent de plus en plus la médiation.
Dont acte. En détricotant la société française comme aucun régime, aucun groupe social ne l’avait jamais fait au cours de l’histoire, l’élite française actuelle a en fait signé son propre arrêt de mort.
Pour l’auteur, le constat est simple : les classes populaires n’existent plus. Ou si peu. La politique les a délibérément oubliées. La droite ne s’est jamais intéressée à elles. Quant à la gauche, en tout cas la gauche gestionnaire, la gauche de gouvernement, et le PS au premier chef, il a déserté ce front au début des années 1980. De la même manière que la droite a abandonné la nation, la gauche a évacué la question sociale de ses préoccupations, de ses discours et de ses programmes.
Toute la sphère publique, médias en tête, fait comme si la France était une sorte d’immense classe moyenne sans couches populaires. Or c’est faux, car l’évolution sociologique qui a eu lieu en France depuis la soumission aux impératifs de la mondialisation a réduit ces classes moyennes à la portion congrue : le déclassement social a touché une grande partie d’entre elles, grossissant d’autant les couches populaires de la société.
Mais ce qui est vrai de la sphère publique l’est également de la sphère privée, et plus précisément de la géographie de l’habitat. Les centres-villes ont été désertés par les couches populaires. Pour la première fois dans l’histoire, ces dernières ne résident plus au cœur du système de création des richesses. Au XIXe siècle, toute ville, industrielle ou non, possédait ses quartiers populaires. C’est terminé désormais. Les centres-villes sont habités par trois catégories distinctes de personnes : la bourgeoisie traditionnelle, qui habite les « beaux quartiers », les quartiers résidentiels huppés, la nouvelle bourgeoisie des « bobos », les fameux « bourgeois-bohême », et les immigrés, qui peuplent en grande partie, sinon en majorité, le parc social des villes-centre.
Les classes populaires ont été rejetées à la périphérie. Elles résident désormais dans les territoires les moins attractifs économiquement, là où l’emploi et les chances d’ascension sociale sont rares ou inexistants : le péri urbain de plus en plus lointain (c’est-à-dire les « banlieues pavillonnaires »), la campagne ou les villes petites et moyennes. Car les classes populaires ont été évincées des centres-villes par les « bobos ». Ce sont ces derniers, en effet, qui peuplent en majorité les anciens quartiers populaires, où ils côtoient les populations immigrées, d’arrivée plus ou moins récente.
Ce phénomène de « gentrification », c’est-à-dire l’appropriation d’un espace par des personnes aisées au détriment d’habitants ou d’usagers moins favorisés, constitue surtout une exclusion et un rejet. Le parc de logements qui était réservé aux classes populaires, en location ou en propriété, a fait l’objet d’une véritable prédation de la part de la nouvelle bourgeoisie. Des anciens bâtiments industriels reconvertis en logements (les « lofts ») aux charmantes maisons ouvrières avec jardins du cœur des villes, tout désormais sert à optimiser la stratégie patrimoniale des « bobos ».
Il ne reste plus aux classes populaires que l’obligation, et non le choix, de l’exil loin des lieux où se construisent le présent et l’avenir économique du pays. Les centres-villes sont ainsi devenus de nouvelles citadelles, interdites de fait à la « France d’en bas ».
On vient de voir le rôle fondamental des « bobos » dans l’éviction des classes populaires du cœur des villes et, également, car l’un ne va pas sans l’autre, de la sphère publique dans son ensemble. Qu’il suffise de rappeler que l’action de la plupart des films français contemporains se déroule dans des milieux bourgeois parisiens : le reste du monde, tout le reste du monde, n’existe pas.
Pour Christophe Guilluy, ces « bobos » représentent la quintessence de ce qu’il nomme la nouvelle bourgeoisie. C’est-à-dire une nouvelle couche supérieure de la société, qui se pense de gauche, mais méprise le peuple et imprime, consciemment ou non, une marque profondément élitiste et conformiste sur l’ensemble du corps social. Le « politiquement correct » représente en effet l’article de foi absolu des « bobos ». Cette nouvelle bourgeoisie se veut par ailleurs « populaire », ce qu’elle n’est pas bien entendu. Et cela au prétexte qu’elle ne réside pas dans les quartiers bourgeois traditionnels, et que la plupart du temps elle ne partage pas les habitus, les codes sociaux de l’ancienne bourgeoisie.
Mais cette nouvelle bourgeoisie n’est pas moins implacable que l’ancienne. Comme cette dernière, elle pratique avec passion l’entre-soi, l’exclusivisme et le grégarisme social au profit de ses membres, le réseautage et la cooptation, l’endogamie et l’évitement par tous les moyens possibles de « l’Autre ».
Évitement qui est aussi bien scolaire que résidentiel. Dans les quartiers anciennement (on ne le soulignera jamais assez) populaires, les immeubles habités par les « bobos » et ceux habités par les immigrés ne sont pas les mêmes. Dans les villes en effet certains pâtés de maisons sont entièrement « bobos », alors que certains îlots sont entièrement « immigrés ». Pour la scolarisation de leurs enfants, les « bobos » choisissent le privé ou le bon collège ou le bon lycée du centre-ville, pas l’école communale du quartier ou la majorité des enfants sont d’origine étrangère. Le « vivre-ensemble » effectif, est bon pour les autres…
Christophe Guilluy se plaît à rappeler que la nouvelle bourgeoisie possède un repoussoir et un faire-valoir. Le repoussoir, c’est le populisme. Et le faire-valoir, c’est l’immigration, ou encore la société mondialisée et multiculturelle.
Commençons par le repoussoir. Le populisme, ou prétendu tel, qui correspond en fait à une prise en compte des aspirations, des desiderata et des problèmes concrets rencontrés par les couches populaires, représente le cauchemar absolu des « bobos ». Toute personne suspectée, non seulement de voter, mais seulement même d’éprouver une légère sympathie pour le RN se voit signifier sur l’heure un verdict sans appel : la mort sociale, ni plus ni moins. Pour la nouvelle bourgeoisie, peu importe que les classes populaires soient maintenant en déshérence depuis plusieurs décennies déjà. Ces nouvelles élites se refusent absolument à toute négociation avec la « France d’en bas ». C’est le degré zéro non seulement de l’écoute, mais aussi, et surtout de la représentation politique. Ce qui augure mal de l’avenir de la démocratie en France.
Poursuivons par le faire-valoir. La nouvelle bourgeoisie exploite deux fois la main-d’œuvre étrangère ou d’origine étrangère. Une fois dans le pays d’origine de cette main-d’œuvre, en la sous-payant dans des sweat shops qui sont devenus l’atelier du monde. Et une autre fois dans le pays d’accueil, en France, en bénéficiant des services à prix cassés d’une main-d’œuvre peu exigeante sur la rémunération et la protection sociale : femme de ménage algérienne, nounou malienne, cuisinier du Sri Lanka ou du Bangladesh, qui permet au « bobo » moyen de prendre ses repas au restaurant fréquemment sans devoir payer une addition trop élevée.
Ainsi la nouvelle bourgeoisie met-elle en concurrence la main-d’œuvre non qualifiée d’ici et de là-bas (les ouvriers de Belfort et ceux de Shanghai) et peut-elle acquérir une véritable centralité dans la société, rejetant aux marges aussi bien le peuple que l’immigré, son repoussoir que son faire-valoir.
La nouvelle société française issue de la mondialisation/globalisation économique est en réalité, pour l’auteur, une société… américaine. Elle présente en effet tous les traits distinctifs de la société d’outre-Atlantique : inégalités croissantes, ghettoïsation et communautarisme. Les inégalités croissantes ont tracé une frontière étanche entre les inclus et les exclus, entre ceux qui, à un titre ou à un autre, profitent de la mondialisation et ceux qui, à l’inverse, en sont les perdants. Avec la conséquence suivante : alors que les inégalités économiques et sociales tendaient à décroître de manière continuelle en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, depuis les années 1980, elles augmentent en flèche.
Ainsi, au cœur des villes, ne trouve-t-on aujourd’hui que des professions supérieures (cadres, professions intellectuelles, chefs d’entreprise) et les emplois les moins qualifiés occupés par la main-d’œuvre immigrée. Les emplois intermédiaires ou « inférieurs » ne sont plus représentés : ils ont migré, avec ceux qui les exécutent, aux franges de l’espace urbain. On peut donc parler d’une véritable ghettoïsation de l’espace territorial français, avec des « ghettos pour riches » qui s’opposent à des « ghettos pour pauvres ».
On peut en dire autant du communautarisme qui, d’ores et déjà, règne en maître au sein de la société française. Pourtant, comme l’a reconnu Angela Merkel elle-même, qui avait « importé » plus d’un million de migrants en 2015/2016 pour alimenter en main d’œuvre les usines de la Ruhr, « la société multiculturelle est un échec ». En effet, une forte immigration continue sur plusieurs décennies ne laisse à la société d’accueil qu’une alternative : l’intégration ou la guerre civile.
La société française semble avoir renoncé à l’intégration. On assiste même à une sorte d’intégration à rebours, où des jeunes Français dits de souche de milieux populaires, des « petits Blancs », se convertissent à l’islam pour trouver une société qui intègre réellement et efficacement. Car, dans certaines banlieues, le modèle français traditionnel ne fait plus société : c’est le modèle immigré qui est porteur de valeurs collectives. Avec, en filigrane, la victoire définitive du communautarisme sur le pacte républicain.
L’auteur note avec insistance que le peuple a déserté en masse les institutions mises en place par les élites. Désormais, vie politique, syndicale ou médiatique ne le concernent plus, ou si peu. La machine élitiste instituée par les « bobos » tourne à vide, ou plutôt au profit exclusif de la nouvelle bourgeoisie.
Si les jeunes des quartiers « gentrifiés » votent en masse LFI et militent dans des mouvements « antifa », les jeunes des milieux populaires d’origine française ou européenne votent désormais en priorité pour le RN formation politique qui se réclame « antisystème ». Les couches populaires en France manifestent ainsi leur souverainisme fondamental. Entre les « bobos » qui votent pour l’extrême gauche et les « prolos » qui votent pour l’extrême droite, c’est un euphémisme de dire qu’un fossé s’est creusé.
Pour le peuple, en effet, tout ce qui vient « d’en haut » est suspect : suspect de vouloir vous tromper et vous instrumentaliser, de vouloir vous livrer en holocauste sur l’autel de la mondialisation économique. Aussi bien les couches populaires ne sont-elles plus dupes. Elles n’attendent pas le grand soir, elles ne se révoltent pas de manière spectaculaire, mais elles ne jouent plus le jeu.
Ces couches populaires exclues de la mondialisation (au contraire des de la population immigrée, populaire certes, mais intégrée à la mondialisation, même si c’est au bas de l’échelle), qui regroupent plus de 60 % de la population du pays, comprennent aussi bien des paysans que de petits fonctionnaires, des ouvriers que des employés, des Français « de souche », comme on dit, et des Français d’origine étrangère.
C’est eux qu’il est urgent de reconquérir au lien social si la France ne veut pas imploser et mourir d’une dissociation radicale entre la base et le sommet du pays.
Commentaire : Je crois qu’il vaut mieux laisser ce paragraphe dans cette partie car c’est une définition concentrée et synthétique des classes populaires d’aujourd’hui. Bien qu’en effet ce paragraphe fasse également référence à un thème déjà abordé, ou plutôt esquissé, ailleurs. Je préfère vraiment laisser ce paragraphe dans cette partie, je trouve cela plus cohérent, d’autant plus que le changer de place retirerait la principale substance de cette partie.
La « France d’en haut » est confrontée à une seule et unique alternative. Soit elle poursuit sa fuite en avant dans le court-termisme, en cherchant à maintenir à tout prix et coûte que coûte sa position de classe en dépit du chaos social et culturel qu’entraîne ce choix, soit elle opère un véritable renouvellement, relativement à un modèle qui ne fait pas société, celui de la mondialisation/globalisation néo-libérale.
Pour l’auteur, il est à craindre que les élites françaises soient plus tentées par le premier de ces deux choix…
Le principal reproche adressé à l’ouvrage tient à sa réutilisation de passages entiers du précédent ouvrage de l’auteur, La France périphérique. En effet, on peut trouver de nombreuses phrases présentes, à l’identique, dans l’un et l’autre ouvrage. Ce qui ne disqualifie en rien la démonstration très convaincante de l’auteur, mais donne cependant au lecteur l’impression somme toute assez désagréable que Christophe Guilluy réutilise en permanence ses « fonds de tiroir »…
Par ailleurs la grille de lecture de l’auteur a été définie par certains comme identitaire, et d’autres ont vu sous la plume de Christophe Guilluy une sorte d’obsession des « bobos ». Mais force est de constater que comme le prouve la crise des « Gilets jaunes », l’auteur a bien senti l’évolution profonde de la société en France.
Ouvrage recensé– Fractures françaises, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2013.
Du même auteur– La France périphérique, Paris, Flammarion, 2014.– Le Crépuscule de la France d’en haut, Paris, Flammarion, 2014.
Autre piste– Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019.