Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Christopher Clark
S’en tenant au point de vue diplomatique, Christopher Clark retrace ici, avec minutie, l’enchaînement de causes et de conséquences qui amena l’Europe au cataclysme de 1914. On apprendra tout sur l’attentat de Sarajevo, ses commanditaires, la politique serbe, l’imbroglio balkanique. Tous les aspects de la géopolitique européenne sont ici passés au crible, toutes les ambitions et toutes les paranoïas nationales, et comment elles s’intriquèrent en un ensemble d’alliances diplomatiques et militaires dont la constitution était telle que la marche des événements devait échapper au contrôle politique.
Dans cet ouvrage aux allures de somme, Christopher Clark s’attache à un sujet rebattu : les causes de la Première Guerre mondiale. Mais il le fait en prenant de la hauteur, c’est-à-dire en s’abstenant rechercher un bouc-émissaire. Ainsi libéré, il ne distribue pas les bons et les mauvais points, mais cherche à comprendre les structures mentales et les rivalités géopolitiques qui aboutirent à la création de deux blocs antagonistes liés, par la Russie et par l’Autriche-Hongrie, à la poudrière des Balkans.
N’attachant pas grande importance aux problèmes économiques et sociaux, il retrace les atermoiements, les voltes-faces, les doutes, les craintes et les emportements des décideurs. Il les montre tels qu’ils étaient, monarques ou simples présidents : impuissants, une fois la crise amorcée, à enrayer la machine infernale qu’ils avaient mise en place pour dissuader un adversaire qui en avait fait autant.
Jusqu’au départ de Bismarck, en 1890, l’Allemagne avait eu pour politique d’isoler la France, et donc de s’attacher les bonnes grâces de la Russie, de l’Autriche et de l’Angleterre. Cette diplomatie faisait de Berlin le centre de la politique européenne : c’est elle qui tenait le sabre pointé sur Paris, foyer de subversion honni des monarchies.
Mais l’opinion publique allemande était lasse de devoir abandonner toute ambition coloniale pour complaire à Londres. L’Empereur lui-même était désireux de faire de son pays une puissance mondiale. En outre, ses agriculteurs étaient mécontents de la concurrence du blé russe, et son allié autrichien se heurtait dans les Balkans à la politique panslave de Saint-Pétersbourg. Il décida, par conséquent, de ne pas renouveler l’alliance russe. La France s’engouffra dans la brèche. Pouvoir prendre l’Allemagne à revers : tel était le rêve des stratèges français, qui n’eurent de cesse, par conséquent, que de se lier le plus intimement possible avec les Russes.
On a beaucoup écrit que l’Angleterre s’était tournée vers l’alliance française et russe par crainte de l’expansion navale de l’Allemagne. Selon Clark, une telle analyse est fausse. La vérité serait ailleurs : en Russie. Plus le temps passait, plus la formidable expansion économique et militaire de l’immense Empire menaçait les positions anglaises, notamment l’Inde. Il fallait se concilier un Tsar qu’on ne pouvait amadouer par la force.
Côté français, l’alliance russe était perçue favorablement, et on la renforçait sans cesse de prêts gigantesques destinés à développer l’armée et les chemins de fer stratégiques. Mais ce n’était pas suffisant. Il fallait y ajouter l’alliance anglaise, surtout la flotte anglaise, maîtresse des mers. Il y eut marchandage : pour se concilier Londres, la France abandonna toutes vues sur l’Égypte ; mais, en échange, elle réclamait le Maroc. Londres accepta, et Berlin dut se plier : pas de navires allemands en méditerranée ou dans l’Atlantique.
Résultat de l’abandon de la politique bismarckienne : ce n’était plus Paris, mais Berlin qui était isolée en Europe. Un seul allié : Vienne. Berlin fera tout pour le garder.
Que l’Empire des Habsbourg fût moribond, Christopher Clark en doute sérieusement. Mais telle n’était pas l’opinion courante en ce début de XXe siècle. L’heure était aux rêves romantiques d’émancipation nationale, et les peuples récemment libérés du joug turc – grecs, roumains, bulgares et serbes – ne songeaient qu’à achever de bâtir leur unité. Or, cela supposait le démembrement de l’Autriche-Hongrie. Tant qu’il était resté des morceaux de Turquie d’Europe à se mettre sous la dent, tout allait bien. Vienne et Saint-Pétersbourg pouvaient s’entendre.
Mais, dès 1913, à l’issue des guerres balkaniques, il ne restait plus rien à partager. En outre, l’Autriche avait mis la main sur un territoire convoité par Belgrade puisque peuplée de Yougoslaves : la Bosnie-Herzégovine. Auparavant, ce territoire avait été sous occupation autrichienne, mais sous suzeraineté ottomane. Vienne, unilatéralement, décida que c’en était fini. La Bosnie et la Herzégovine devinrent des provinces de l’Empire. Or, l’Autriche ne mit pas fin au système social turc. Un infâme servage perdura. Les musulmans, considérés par les Serbes comme des occupants turcs ou des collaborateurs, continuaient de tenir le haut du pavé, tandis que les masses paysannes serbes étaient maintenues dans la misère.
La situation, vu de Belgrade, était insupportable : il fallait libérer les frères de Bosnie et d’Autriche. Parallèlement au gouvernement se développa dans le pays une organisation secrète, sorte d’État dans l’État aux multiples ramifications : la Main noire. But : libérer les Slaves du Sud de l’insupportable tyrannie autrichienne, quoi qu’il en coûte. Le mythe serbe fit le reste, qui élevait le tyrannicide au rang d’épopée nationale.
Le 28 juin 1914 à Sarajevo, Gavrilo Princip assassina l’archiduc François-Joseph. Rapidement, les Autrichiens exigèrent la collaboration des autorités serbes à l’enquête. Le chef du gouvernement, Pasic, qui n’a certainement pas trempé dans le complot, ne pouvait se permettre de se mettre à dos les dangereux intrigants de la Main noire. Il louvoya. Cette duplicité mit en furie les Autrichiens, qui bientôt se préparèrent à fondre sur le petit royaume pour le pulvériser, avec l’assentiment des Allemands (Guillaume II : « Il est grand temps de balayer les Serbes », p. 411).
Comment un événement balkanique, strictement austro-serbe, a-t-il pu dégénérer en un conflit généralisé ? Réponse : les contraintes de la planification militaire. En effet, les plans de guerre français intégraient entièrement les alliances russe et anglaise. Pas question de se passer des uns ou des autres, sans quoi le pays aurait été écrasé par l’Allemagne. Ainsi, Paris garantit à Saint-Pétersbourg, de très nombreuses fois et sans la moindre ambiguïté, que le soutien français était acquis d’avance dans le cas d’un conflit balkanique, à condition que la planification militaire russe soit ordonnée d’abord contre l’ennemi principal : l’Allemagne. Par ailleurs, Saint-Pétersbourg ne pouvait se permettre de laisser Vienne écraser Belgrade. Cela serait revenu à abandonner les Balkans, et donc les détroits, indispensables au commerce russe.
Comme Vienne avait résolu d’écraser la Serbie pour en finir avec ce foyer de subversion (la Serbie soutenait les nombreux Slaves de l’Empire), et ayant dans ce but envoyé à Belgrade un ultimatum que cette dernière ne pouvait pas accepter, la réaction russe ne pouvait pas ne pas avoir lieu. Le Tsar voulait une réponse modérée, pour ne pas provoquer les Allemands. Mais les généraux firent remarquer qu’il n’était techniquement pas possible d’envisager une mobilisation partielle, la chose n’ayant pas été planifiée.
Ainsi, Nicolas II décréta la mobilisation générale. En outre, les Français avaient obtenu que, dans ce cas, les concentrations de troupes se fassent non seulement à la frontière autrichienne, mais aussi à la frontière allemande, car c’est l’Allemagne qui était l’ennemi principal et il ne fallait pas, selon les plans français, qu’une attaque russe ne porte pas fortement sur l’Allemagne : dans ce cas, l’alliance n’aurait servi à rien. Les Français avaient fait ce qu’il fallait pour diriger la menace russe vers l’Allemagne. Les chemins de fer stratégiques chargés d’amener les troupes russes à la frontière, c’est eux qui les avaient financés (avec les fameux emprunts russes).
L’Allemagne, donc, était menacée. Or, il était impossible à cette dernière d’attaquer la Russie sans attaquer d’abord la France. Le Reich aurait alors prêté le flanc à l’ennemi occidental, et aurait couru le risque d’une cuisante défaite. Il n’y avait pas d’autre plan que le plan Schlieffen. La guerre, pour les stratèges allemands, ne pouvait commencer que par l’écrasement du principal ennemi : la France. En outre, dans ce plan, la vitesse était primordiale. Comme la France ne pouvait être vaincue que par un vaste mouvement englobant tournant vers Paris depuis l’ouest, il avait été prévu que la mobilisation se fasse très vite et l’invasion de la Belgique immédiatement.
Ainsi, dès que Guillaume II eût donné l’ordre de mobilisation, la guerre se trouvait, inéluctablement, déclenchée. La machine militaire allemande était lancée. Et elle devait passer par la Belgique. Dès le 3 août, le gouvernement allemand communiquait son ultimatum à Bruxelles. Inévitablement, la Grande-Bretagne entra dans la danse.
Il est un point sur lequel insiste Clark, c’est l’acceptation croissante d’une sorte d’inéluctabilité de la guerre. Le darwinisme social, ici, eut une influence déterminante.
Chaque nation se pense, se vit et se voit comme un être vivant, proie potentielle des autres nations, ou prédateur. Les autres nations sont pensées, elles aussi, comme des animaux de proie, soumises à la « lutte pour la vie ». Le droit, dans ce cadre, est nul et non avenu : il n’existe qu’à l’intérieur des frontières nationales. Chaque nation a le droit et le devoir de lutter pour son existence. La France doit réduire la menace permanente que constitue pour elle l’Allemagne, surpeuplée, surindustrialisée, surarmée. L’Autriche doit en finir avec la menace serbe. L’Allemagne, elle, encerclée de toute part, est en droit et en devoir de tout faire pour briser l’encerclement dont elle est l’objet.
Quant au Royaume-Uni, il doit défendre son hégémonie globale, seule garantie de la liberté dans le monde. On assiste, partout en Europe, à la montée d’une sorte de vitalisme, de patriotisme sacrificiel. Dans ce monde où l’horizon quotidien est de plus en plus celui du commerce et d’une culture bourgeoise méprisée pour sa petitesse, on aspire à l’épopée, au dépassement de soi, et la lutte guerrière apparaît, à Péguy comme à Sorel, à Lénine (chez qui il s’agit, bien entendu, de la guerre sociale) comme à Spencer, de plus en plus comme désirable : elle fera sortir l’humanité des marais stagnants du confort bourgeois.
Dans ce cadre, il serait trompeur, affirme Clark, d’attribuer aux chefs d’État, aux diplomates et aux généraux toute la responsabilité du déclenchement des hostilités. De plus en plus, en effet, ils sont soumis à la dictature de l’opinion, cette dernière étant non pas une sorte de moyenne arithmétique des idées de tous, mais le discours commun, jusqu’à un certain point cohérent de cette puissance nouvelle et toujours plus influente : la presse.
Or, cette presse charrie, précisément, les idées et les sentiments du darwinisme social. Point très important : l’influence de la presse est universelle. Les têtes couronnées la craignent autant que les gouvernements élus. Ils en dépendent au même degré. Un faux pas, et les voilà soumis à un feu de critiques incontrôlables, qui pourrait déboucher sur leur renversement. « La plupart des conflits que le monde a connus au cours de la dernière décennie n’ont pas été causés par l’ambition des princes ou les conspirations des ministres, affirma von Bülow au Reichstag en 1909, mais par les passions de l’opinion publique qui, par l’entremise de la presse et du Parlement, ont emporté les gouvernements » (p. 246).
La thèse centrale de Christopher Clark, c’est que les responsables européens de 1914 étaient des irresponsables fonctionnels, souffrant qui plus est d’une « crise de la masculinité » qui les poussait à prendre des décisions agressives pour mieux affirmer une virilité en pleine redéfinition dans les sociétés industrielles.
La structure du pouvoir, fort complexe dans ces sociétés modernes, interdisait qu’il y eût, comme au siècle précédent, aucun pouvoir absolu, aucun décideur clairement identifié. Partout, des comités, des ministères, des administrations puissantes et largement autonomes entravent les souverains qui eux-mêmes entravent le bon fonctionnement de cette machine administrative. Partout, des armées monstrueusement grandes dont les plans, issus du travail minutieux de la bureaucratie militaire, ne peuvent être mis en œuvre autrement qu’il en a été décidé d’avance.
Partout, des chefs d’État poursuivant des buts d’autonomie nationale au sein d’une économie mondiale où l’interdépendance est la règle, et des peuples mus par le mythe de la nation en armes, entourée d’ennemis, chargée de libérer ses frères de sang…
Peuples, chefs d’État, journalistes, militaires : tous étaient donc des dormeurs éveillés qui prenaient leurs rêves pour la réalité. La thèse est fascinante. Elle permet d’écarter les explications simplistes. Clark montre parfaitement que le déclenchement du conflit ne ressort pas de la catégorie de la faute, qu’il s’agisse de l’Allemagne, de la France, de la Russie ou de toute autre nation, et c’est lui faire un mauvais procès que de l’accuser, comme Annie Lacroix-Riz, d’être partial et de traîner dans la boue la Serbie et la Russie.
Mais, à force de se concentrer sur les causes premières pour évacuer la question morale de la faute, Clark finit par risquer d’oblitérer les causes profondes du conflit. Empêtré dans les archives diplomatiques et une vision du monde centrée sur la notion abstraite d’État (ce en quoi il partage certes l’aveuglement de ses somnambules), il ne se demande plus pourquoi les hommes de 1914 marchaient tous dans la même direction ni pourquoi les bellicistes étaient aux commandes partout en 1914.
Ce qu’il appréhende comme fortuit relève peut-être, aussi, de la nécessité : au-delà des individus qui dirigent, l’histoire humaine, en effet, peut être interprétée à partir des idées qui la mènent et des nécessités économiques qui la poussent.
Ouvrage recensé– Les Somnambules. Eté 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, 2013.
Du même auteur– Histoire de la Prusse : 1600-1947, Paris, Perrin, coll. « Pour l'histoire », 2009.
Autres pistes– Fritz Fischer, Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale (1914-1918), Éditions de Trévise, 1970.– Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Le Temps des cerises, Coll. « Petite collection rouge », 2016.– Georges-Henri Soutou, L’Or et le sang. Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale, Fayard, coll. « Nouvelles études historiques », 1989.