Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Christopher Lasch
Ce Narcisse des États-Unis des années 1970, dont l’auteur dresse un portrait minutieux et saisissant, semble ne pas avoir pris une ride. Il doit sa longévité à ses traits qui sont ceux requis par la société de consommation. Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas un amour immodéré de lui-même qui le caractérise. S’il n’est préoccupé que de son bien-être, le miroir dans lequel il ne cesse de se scruter lui renvoie une image dégradée, celle d’un moi faible et dépendant, qui entretient le souci obsessionnel de sa personne.
À la fin des années 1960, Lasch perçoit dans la guerre du Vietnam et dans la nouvelle culture, les signes de la dérive historique de la démocratie américaine. La gauche perd ses espoirs en l’avenir quand se met en place une réaction dure à l’occasion des années Reagan. L’idée qu’un état providence fort remplacerait un jour le capitalisme de marché recule.
Abandonnant la gauche progressiste dans les années 1980, Lasch s’emploie à ranimer une autre tradition de la démocratie américaine, celle défendue par le Parti populiste à la fin du XIXe siècle. Ce modèle s’incarne dans une démocratie locale, participative et égalitaire.
La Culture du narcissisme publié aux États-Unis en 1979, s’inscrit dans une trilogie à côté de Un Refuge dans ce monde impitoyable et Le Moi assiégé.
Lasch y fait le portrait d’une modernité déracinée. S’il a renié la gauche, Lasch a résisté au mouvement néoconservateur. Celui-ci s’est imposé avec l’élection de Reagan. Lasch y voit l’affirmation d’un capitalisme sauvage sur fond de conservatisme. Pour lui, la famille et les communautés sont les derniers bastions sur lesquels peut s’appuyer une critique morale du capitalisme. La « révolution des valeurs » défendue par la gauche, avec son libéralisme en matière culturelle, ne lui semble pas un terrain propice pour s’opposer au capitalisme. Elle représente un déni du conservatisme fondamental des classes populaires.
En refusant de suivre l’un de ces deux courants, Lasch s’est isolé dans le champ intellectuel américain. Certaines de ses positions ont heurté. Son livre, Les Femmes et la vie ordinaire, soutient que les femmes ont été trompées. En pensant s’être libérées du patriarcat traditionnel, elles se sont assujetties à un nouveau paternalisme, celui de la société de consommation et de l’état libéral.
Un profil psychologique s’est progressivement imposé, la personnalité narcissique, qui remplace celle, plus rigide, qui dominait auparavant. Lasch identifie ses traits les plus saillants. Il met en parallèle les transformations du psychisme avec celles de la société.
Dans les cabinets des psychiatres, les névroses freudiennes avec ses symptômes caractérisés ont laissé la place à des désordres du caractère. C’est le nouveau Narcisse centré sur son Moi et perpétuellement insatisfait de lui-même. En l’absence d’interdits sociaux et moraux ainsi que d’autorités censées les faire respecter, les ressources intérieures sur lesquelles l’homme moderne s’appuie pour lutter contre ses pulsions ont perdu de leur efficacité.
Le comportement peu discipliné des parents ne peut plus servir de modèle. Pour autant, le Surmoi n’a pas disparu, pire il est devenu sévère et punisseur. Il a recours aux instincts agressifs du Ça et les exerce contre le Moi. Le Surmoi présente à celui-ci un idéal démesuré de réussite et de renommée. Il condamne le Moi avec brutalité s’il ne peut pas l’atteindre.
Pour Lasch, le fait que le narcissisme soit devenu la catégorie la plus fréquente des troubles psychiatriques est le signe d’une modification générale de la structure de la personnalité. Celle-ci enregistre les changements profonds qui sont survenus au niveau de la société, conséquence des mutations du capitalisme. Entre autres, citons la bureaucratisation, la prolifération des images, la place prise par la consommation et à un niveau plus général, les modifications de la vie familiale et des modes de socialisation.
Étudier, comme le fait Lasch, les observations cliniques donne des indications sur la dimension sociale du phénomène. En effet, certains traits associés au narcissisme pathologique abondent sous une forme atténuée dans la vie quotidienne. Le phénomène n’est pas l’apanage des classes moyennes, il a fini par toucher toutes les classes sociales. Lasch insiste sur l’erreur qui consiste à assimiler le narcissisme à l’égoïsme, on risque vite de faire un usage moral de cette confusion. L’égoïsme est inhérent à l’être humain et il n’est pas souhaitable d’en faire une catégorie psychiatrique.
Après les années 1960, les Américains ne croient plus en un changement de société. La menace de la catastrophe, qui plane sur cette seconde moitié du XXe siècle, est devenue si banale qu’on ne cherche plus à l’éviter, mais seulement à lui donner une réponse individuelle. Une mentalité de survie personnelle domine. Narcisse ne tente plus de surmonter les difficultés, mais seulement à leur survivre.
À l’ère de ce que Lasch nomme l’État-thérapeute, des légions d’experts prétendent faire le bonheur des gens. Préoccupé par son équilibre personnel, aspirant à la paix de l’esprit, l’individu se tourne non vers la religion, mais vers les thérapeutes. Les prophètes du bien-vivre lui promettent la santé mentale qui est l’équivalent moderne du Salut. Encouragé par leurs conseils, Narcisse est persuadé qu’il lui faut perfectionner son psychisme et vivre pleinement ses émotions.
Le remède consiste à satisfaire ses besoins immédiats. Au nom de l’estime de soi, ces nouvelles thérapies entendent en finir avec la honte et la culpabilité. Elles ne préconisent aucune solution dans le soutien d’autrui ni dans celui d’une cause extérieure à son moi. Dans ce schéma, l’amour ou la recherche du sens sont « des sublimations qui apparaissent à la sensibilité thérapeutique comme une oppression intolérable » (p. 35).
Toute infortune se comprend comme un problème personnel, dont même le politique n’a rien à dire. Elle trouve sa solution chez le thérapeute. Sujet à l’hypocondrie, Narcisse essaie de se rassurer en consultant.Cette croyance en une guérison de nos malheurs existentiels par la thérapie est pour Lasch l’illusion de notre époque, elle a remplacé l’illusion religieuse.
Lasch reprend l’analyse de Erving Goffman sur le moi-acteur qui constate la tyrannie croissante de la conscience de soi. Le Moi a le sentiment d’être un acteur constamment surveillé par les autres. Il s’ensuit une bureaucratisation d’un esprit qui a perdu toute spontanéité. Son rapport à la réalité, médiatisé par l’information, lui fait douter de la réalité même.
Pour le moi-acteur, sa seule réalité est l’identité qu’il se façonne, à la manière d’une œuvre d’art, en empruntant à la culture de masse et à la publicité.
Pour s’assurer de son identité, il a besoin des autres. Leur approbation le rassure et lui donne le sentiment d’exister. Mais c’est une identité fragile et empreinte d’immaturité. Il vit entouré de miroirs dans lesquels il cherche à se rassurer plus qu’à s’admirer.
Alors que la morale du travail n’a plus cours, le capitalisme a besoin que l’individu se tourne vers la consommation. Celle-ci devient un mode de vie dont la promesse est de combler le vide intérieur ressenti par Narcisse. Au travail, alors que la personnalité compte plus que la compétence, il appartient à chacun de modeler son image quitte à en faire une marchandise. Cette posture n’incite pas à trouver du sens à son travail, mais plutôt à entretenir avec lui une distance ironique, remède à l’inauthenticité ressentie. Cette attitude tend à montrer que tout n’est qu’un jeu, une mascarade. Narcisse donne l’impression d’une attitude détachée comme pour signifier qu’il n’est pas celui qu’on croit.
Mais l’ironie n’est qu’un refuge illusoire. Bientôt, l’acteur devient prisonnier de son rôle. La pseudo-connaissance de soi s’avère un carcan. Narcisse n’aspire plus qu’à sortir de lui-même. Pour y parvenir, il est en quête d’un idéal auquel se vouer, une obsession à laquelle se donner, et pourquoi pas celle des thérapies !
Lasch note le déclin de l’école et de ses ambitions. Les institutions de transmission ont capitulé pour suivre la tendance narcissique de la culture. Par exemple, l’enseignement s’est attaché à répondre aux besoins de l’élève et a mis l’accent sur le développement de sa créativité et de sa spontanéité. L’accent mis sur les relations entre les élèves les encourage à entretenir leur popularité. De même que l’éclectisme des programmes dans lesquels l’élève fait son choix l’incite à adopter un comportement de consommateur, si bien que l’école prépare l’enfant à vivre dans une société permissive et hédoniste, plus qu’à lui inculquer des valeurs et une formation intellectuelle.
Parallèlement, le jeu et le sport auraient pu être les derniers refuges où le risque et l’incertitude avaient une chance de survie. Mais, pour Lasch, l’esprit de sérieux a progressivement contaminé le jeu. Le sport s’est sécularisé en perdant sa nature de rituel. Récupéré, il est mis au service de la formation du caractère et du patriotisme.
Avec sa professionnalisation, la domination par le marché, il s’est transformé en une industrie du divertissement. Les enjeux sont tels que plus rien n’y est laissé au hasard, le calcul gouverne le sport comme tout le reste. Lasch constate ainsi le déclin de l’esprit sportif, de son caractère supposé authentique.
La sexualité libérée de ses contraintes antérieures n’est plus rattachée à l’amour, au mariage et à la procréation, seule est recherchée la satisfaction sexuelle. Narcisse refoule ses exigences à l’égard de ses relations. Il mime le détachement et affiche la désinvolture. Mais s’il craint d’être dépendant à l’égard des autres, c’est aussi parce qu’il redoute leurs demandes.
Malgré tout, il cultive ses relations, mais sans illusion. Son manque de curiosité vis-à-vis des autres n’aide pas à les consolider. Derrière la priorité accordée au développement personnel se dissimule une démission. Narcisse ne peut pas s’identifier à autrui, que ce soit à ses parents ou à des figures d’autorité, sans en faire une extension de lui-même. Il n’a pas suffisamment confiance en lui pour prendre modèle sur ceux qu’il admire. Une société narcissique vénère moins l’héroïsme que la célébrité que produit la société du spectacle.
Lasch ne pense pas, à l’instar de Richard Sennett, que le développement du narcissisme soit la conséquence d’un culte rendu à la vie privée, notamment parce qu’il n’y a pas de frontière étanche, aujourd’hui encore moins qu’hier, entre vie privée et vie publique. Loin d’être responsable du malaise, celle-là pourrait constituer un refuge à la désintégration de la vie publique. Les thérapeutes conseillent de ne pas trop s’engager affectivement alors que ça pourrait être le remède. Les souffrances sont ressenties comme des problèmes personnels et chacun s’en rend responsable. « Ce n’est pas par complaisance, mais par désespoir que les gens s’absorbent en eux-mêmes » (p. 53).
La valorisation du travail qui est celle du capitalisme des origines a laissé la place à la recherche du plaisir. Lasch admet l’esprit visionnaire de Sade qui, poussant la logique capitaliste à son terme, voit les hommes et les femmes comme des objets d’échange. Lorsque l’exercice de la raison se réduit à un calcul, la poursuite du plaisir n’a plus aucune limite.
De nombreuses industries de service, d’aide sociale et de santé se sont emparées des fonctions de socialisation auparavant dévolues à la famille. L’État, par l’intermédiaire de ses experts, s’est substitué aux familles jugées incompétentes. Les conseils donnés aux parents les fragilisent, car moins confiants dans leurs capacités, ils perdent toute spontanéité. L’entrée des experts dans les familles a altéré les relations familiales.
Plutôt que de suivre les manières de faire traditionnelles, ceux-ci vantent l’authenticité. La mère narcissique ne parvient pas à être à l’écoute de ses sentiments comme on le lui recommande, elle se comporte selon la représentation qu’elle a de ce qu’est une bonne mère. Elle porte une attention exclusive à son enfant, mais ses soins sont de pure forme, paradoxalement désincarnés. En l’absence fréquente du père, le déclin de l’autorité familiale favorise les comportements qu’attend une culture hédoniste. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’attitude permissive masque un vigoureux système de contrôles. Le discrédit de l’autorité laisse intacts les systèmes de domination.
Narcisse a la passion du présent sans s’apercevoir qu’il subit sa dictature. Il se détourne du passé dont il n’attend nulle leçon. Il ne regarde pas davantage vers l’avenir qui semble ne lui réserver rien de bon. Il perd le sens de la continuité historique, le sentiment d’être relié aux générations passées et futures. Incapable de sublimations dans le travail ou l’amour, quand la jeunesse le quitte, il est confronté au sentiment douloureux d’être privé de tout.
Redoutant de s’effacer devant les nouvelles générations, il se prive de ce qui constitue une des consolations de la vieillesse, l’espoir de voir sa vie prolongée d’une manière ou d’une autre.
Les racines de la hantise de vieillir sont en partie irrationnelles, la preuve en est qu’elle commence à un âge bien antérieur à l’arrivée de la vieillesse. Pourtant, la peur de la vieillesse ne provient pas d’un « culte de la jeunesse », mais d’un culte du Moi qui ne croit plus en l’avenir.
L’homme contemporain, tel que le présente Lasch, a perdu tout pouvoir sur son existence. Narcisse n’est pas la personne épanouie que la libération du désir promettait, Lasch nous rend sensibles son désarroi et son moi fragile.
Mais de façon troublante, Narcisse est adapté à la société capitaliste qui privilégie la séduction à l’autorité. L’économie libérale a trouvé un appui imprévu dans le mouvement d’émancipation des années 1960 qui a fait reculer les derniers obstacles à son expansion, les autorités traditionnelles. Les esprits « libérés des tabous » étaient prêts à être colonisés par la publicité.
Dans une atmosphère de retrait du collectif et de repli sur le privé, l’État, par ses experts, a rendu les individus dépendants. Le narcissisme est l’aboutissement de ces différentes emprises. L’émancipation passe par une vie véritablement vécue selon ses besoins, loin des exigences et des normes imposées.
Beaucoup des analyses de Lasch n’ont pas vieilli. Sa description de l’individu contemporain a le mérite de ne pas le rendre responsable de son état pour le moins infantile. C’est ainsi qu’elle a conservé une portée critique. Il a su pointer en quoi Narcisse est le jouet de forces de désintégration qui sont à l’œuvre dans la société libérale. Il ne cède pas à la facilité d’une dénonciation moralisante. Ce qui ne l’empêche pas de penser que la meilleure défense au morcellement de la personnalité est la restauration des valeurs de l’amour et du travail.
Lash se serait-il reconnu dans ceux qui, en France, font référence à ses écrits ? Ce sont les nostalgiques d’une France d’avant les bouleversements sociétaux que Jean-Claude Michéa, principal héritier de Lasch en France, date de 1968 selon le récit catastrophique qu’il en fait. Éric Zemmour, qui s’appuie sur son analyse du narcissisme, n’est certainement pas le plus recommandable de ses continuateurs. L’individualisme destructeur, le rejet du passé, le refus de toute autorité, ces motifs se trouvent en effet dans la pensée de Lasch. Leur utilisation alimente un conservatisme rétrograde.
Mais l’auteur américain ne mérite-t-il pas mieux que d’être abandonné aux réactionnaires ? Ne peut-il pas contribuer à revitaliser une pensée critique ?
Ouvrage recensé– Christopher Lasch, La Culture du narcissisme : la vie américaine à un âge de déclin des espérances, préface de Jean-Claude Michéa, Pour en finir avec le XXIe siècle, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2018.
Du même auteur– La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, traduit de l’anglais par Christian Fournier, Paris, Climats, 1996.– Les femmes et la vie ordinaire : amour, mariage et féminisme, traduit de l’anglais par Christophe Rosson, Paris, Climats, 2006.– Le moi assiégé. Essai sur l’érosion de la personnalité, Paris, Climats, 2008.– Un refuge dans ce monde impitoyable : la famille assiégée, Paris, François Bourin, 2012.
Autre piste – Renaud Beauchard, Christopher Lasch, un populisme vertueux, Paris, Michalon éditeur, coll. Le Bien commun, 2018.