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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La Révolte des élites

de Christopher Lasch

récension rédigée parArmand GraboisDEA d’Histoire (Paris-Diderot). Professeur d’histoire-géographie

Synopsis

Société

Dans ce livre-testament, Christopher Lasch avance que les nouvelles élites produites par la société de l’information se sont révoltées contre l’ordre traditionnel américain, qui est un idéal, affirme-t-il, fondamentalement égalitaire et populaire, très éloigné de ce qui passe pour être le rêve américain. Fort de ce constat, il réinterprète de façon novatrice bien des évolutions de la société américaine, qu’il s’agisse de l’urbanisme, de la presse, de l’enseignement, des minorités ou de la question féminine.

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1. Introduction

Le philosophe Ortega y Gasset affirmait, au début du XXe siècle, que les masses constituent un ferment de décomposition pour les sociétés occidentales. Pour Christopher Lasch, ce sont désormais les élites qui subvertissent l’ordre social. La thèse a de quoi surprendre, tant on est habitué à considérer que les élites sont du côté de la conservation.

Mais La Révolte des élites est un livre américain, et la tradition, en Amérique, c’est tout autre chose qu’en Europe. Le Nouveau Monde a été fondé par des révoltés qui fuyaient l’Europe pour échapper à la misère ou aux persécutions religieuses. Ils voulurent, donc, édifier une société où l’égalité des fortunes serait le meilleur garant des vertus républicaines et de la liberté et, dans une large mesure, ils y parvinrent. Certes, ils ne s’attendaient pas à ce que l’industrialisme bouleverse l’ordre social en produisant une classe pauvre et asservie, ni à ce que la société de l’information donne naissance à une élite dont la morale nihiliste serait en tout opposée aux idéaux républicains.

Lasch se veut lucide. Pour lui, l’Amérique traverse un âge de ténèbres. Mais il est plein d’espérance : cette « nuit obscure », qu’il rapproche de celle des grands mystiques, pourrait bien déboucher sur une renaissance.

2. L’industrie contre la République

Au début du XIXe siècle, les États-Unis se voulaient une République exemplaire. La démocratie n’était pas un vain mot. On parlait et on écrivait beaucoup. Les élections suscitaient une frénésie de discours enflammés et d’articles fiévreux. On se passionnait, et c’est de là, selon Lasch, de ce goût, issu de la forme républicaine du gouvernement, pour le débat, que provient la grandeur et l’originalité de la culture américaine.

Très profondément, Lasch remarque que le savoir n’est pas extérieur à la vie humaine. Il n’est pas un input à stocker dans le cerveau. Au contraire, il naît et vit du débat. Sans polémique, aucun désir de s’informer ne peut se faire jour en l’homme. À l’inverse, la discussion permanente caractéristique de l’Amérique au début du XIXe siècle, a été pour beaucoup dans la tournure d’esprit des Américains. S’ils sont très curieux et inventifs, c’est en raison directe de la forme démocratique de leur gouvernement.

Malheureusement, un élément vint déranger ce précieux ordonnancement : l’industrie. Subitement, le poison européen pénétrait dans la vierge Amérique, sous la forme d’usines, avec son cortège de prolétaires et de propriétaires, avec ses chaînes dégradantes et son luxe infamant. Au début, les promoteurs du nouveau système ne cherchaient pas à en nier les défauts.

Au moment de la guerre de Sécession, que Lasch interprète comme une lutte entre le système de l’esclavage et celui du salariat, ils arguaient que jamais on ne verrait en Amérique une classe permanente de ces travailleurs à gage dont les sudistes avaient beau jeu de dire qu’ils étaient au moins aussi malheureux que leurs esclaves. Non, le salariat était un état temporaire, non pas une classe sociale, comme dans la vieille Europe corrompue. Il n’était que toléré, comme moyen pour l’homme pauvre d’amasser le capital nécessaire à son établissement comme homme libre. Personne ne concevait que l’Amérique pût être divisée en classes antagonistes.

Comme on sait, l’industrie se développa particulièrement bien aux États-Unis. Ce fut ce que Mark Twain a appelé l’Âge du Toc (« Guilded Age »). On bâtit d’immenses cités, constituées d’individus et non de communautés, et la démocratie commença de dépérir. La presse d’opinion disparut pour laisser place à une presse dite d’information envahie de publicité, aucunement stimulante pour le débat public. L’école, formée d’après les plans de l’idéaliste Horace Mann, ne dispensait plus qu’un savoir objectif, sans polémique et sans saveur, avec le même effet d’inhiber le débat public. Dans le savoir comme dans l’économie, il y avait désormais deux classes antagonistes : les possédants et les dépossédés.

3. La nouvelle élite se sépare du peuple

Bien que le rêve américain ait été malmené, l’élite partageait encore, dans l’après-guerre, les mêmes valeurs que le peuple : indépendance, famille, labeur et christianisme. Mais, depuis les années 1960, une nouvelle élite s’est formée, très différente de l’ancienne.

Cette élite, Lasch la définit moins par la possession du capital que par le contrôle des flux d’information. Ses membres, adeptes du « discours critique », vivent dans les grandes mégalopoles, ont étudié dans des centres universitaires prestigieux et n’ont que très peu de liens avec l’Amérique profonde, qu’ils méprisent avec constance et, croient-ils, à raison : ils sont les enfants légitimes de la méritocratie, qu’ils assimilent à tort au « rêve américain ».

Désormais fortement hiérarchisée, la société ne peut plus garantir à ses membres qu’ils pourront accéder à la véritable liberté, c’est-à-dire à l’indépendance. Elle offre comme substitut au véritable idéal américain la possibilité de se hisser individuellement en haut de l’échelle par la réussite scolaire.

Mais cette possibilité ne peut concerner qu’une petite minorité, et sa fonction véritable n’est que de justifier l’ordre social tout en privant le peuple de ses meilleurs éléments et en ôtant aux gens le sentiment de leur dignité : s’ils sont au bas de l’échelle, c’est qu’ils n’ont pas fait assez d’efforts pour s’en sortir.

Tandis que l’élite se séparait de lui, les conditions d’existence du peuple se dégradaient profondément, du point de vue de la démocratie. Les quartiers disparaissaient. La promotion immobilière faisait monter les prix en flèche dans les quartiers populaires, et les politiques de mixité sociale en détruisaient l’homogénéité culturelle. L’Américain moyen s’est donc enfui dans des zones dénuées de lieux de sociabilité. Plus de bar, plus de snack : des supermarchés. Les Américains ne peuvent plus se rencontrer. Ils ne peuvent plus discuter. La démocratie n’a tout simplement plus de lieu. Elle disparaît.

4. Le triomphe du nihilisme

La nouvelle élite se caractérise, selon Lasch, par son nihilisme et son autisme. Elle use d’un jargon poststructuraliste incompréhensible au commun, qui est ainsi exclu du débat. Elle ne se parle plus qu’à elle-même. On ne trouve grâce à ses yeux, comme jadis à ceux de l’aristocratie française éclairée, que si l’on est revenu de tout, et, surtout, de la religion et des idéaux.

Lasch, ici, se fait psychologue. Si l’élite américaine craint l’idéal, c’est dans la mesure où elle redoute la souffrance psychique qu’elle associe à la désillusion. Puisque le bonheur est absence de souffrance, il est impératif d’éviter les situations qui en causent. On ne veut pas des consolations de la religion, que l’intellectuel considère comme indignes de lui. On ne veut pas faire l’effort de la psychanalyse : c’est long, coûteux, incertain et peu scientifique. Alors, on prend des médicaments et on supprime la possibilité de la déception en interdisant l’idéal.

Ce qui compte, ce n’est plus d’être dans le vrai, ou de tendre vers lui, c’est d’avoir une « bonne opinion de soi » p. 262). À l’école, on ne punira plus les enfants, on les entourera d’attentions et on les comblera d’empathie, mais ils ne grandiront plus. Sur le divan, on n’affrontera plus les névroses, on leur sourira.

Résultat : l’état moral de l’Amérique se détériore de jour en jour. Des quartiers et des villes entières sont dévolus au crime. Il y a des gangs d’enfants. La culture de la critique permanente des élites érode tout sens du sacré. On n’est plus un pécheur qu’il faut sauver, mais un malade qu’il faut soigner. Les milliardaires faillis ne se jettent plus du haut des buildings, car ils ne voient pas du tout le mal qu’il y a à ne pas honorer ses dettes ; les indigents ne refusent plus la charité publique comme contraire à leur dignité, ils sont des chômeurs qui l’exigent.

5. Conclusion

Si l’élite actuelle a un précurseur, c’est, pour Lasch, Oscar Wilde. Prophète d’un socialisme esthétisant, le dandy anglais croyait naïvement que la machine libérerait les hommes et leur permettrait d’explorer tout leur potentiel créatif. Et, réellement, ce socialisme existe, mais pas pour le peuple. Comme jadis son homologue soviétique, le peuple américain continue à travailler comme avant et à professer des idées rétrogrades. Aveuglée, l’élite ne comprend pas que son utopie a fait long feu. Alors, elle veut forcer le peuple réticent à entrer dans ses vues. Il suffit de l’éduquer, de lui faire perdre ses illusions religieuses et morales. Tel est le destin. Tel est le progrès.

L’élite croit que l’histoire de l’humanité a un sens et que ce sens serait de passer du stade puéril, essentiellement religieux et idéaliste, au stade adulte, essentiellement scientifique et nihiliste. Pour Lasch, cette croyance est fondée sur l’idée que la religion serait par essence du stade enfantin, puisqu’elle serait rassurante, avec sa promesse d’une vie éternelle. Erreur complète. Lasch remarque que tous les grands saints, loin de stagner dans le doux cocon de la certitude, ont vécu de profondes angoisses. C’est la « nuit obscure » de saint Jean de la Croix, ce sont les affres du Golgotha. La foi naît de la crise intérieure. Elle est une seconde naissance.

Pour Lasch, l’Amérique est elle-même peut-être en train de faire cette expérience de la nuit obscure. Le doute est aussi total que possible : la science, instance suprême, semble en tous points le confirmer, elle qui nie les affirmations bibliques sur l’origine de l’homme ou la forme du monde. Mais il faudrait – pour sortir de la nuit et accéder à la grâce – que les Américains, qui se sont donné le Bonheur comme but suprême, se convainquent enfin que « le secret du bonheur consiste à abdiquer le droit d’être heureux » (p. 248).

6. Zone critique

Lasch affirme que ce ne sont plus les masses, comme chez Ortega y Gasset, qui sont subversives, mais les élites. Ainsi, il y aurait eu retournement. Mais, à vrai dire, il ne s’agit pas des mêmes élites, et le peuple dont il se fait le héraut n’est pas la masse. Les élites modernes, amorales, ne sont pas du tout les élites anciennes.

Ces élites là, qu’il vaudrait mieux nommer aristocratie ou noblesse, avaient pour base matérielle la possession de la terre, et elles formaient un corps politique institutionnalisé, dont la fonction était de faire la guerre, et qui prenait place, avec le peuple et le clergé, dans la structure tripartite des sociétés indo-européennes. L’élite que vilipende Lasch n’a rien à voir avec cela. Elle n’est pas liée à la guerre, mais à la manipulation de l’information, ce qui l’apparenterait davantage au clergé des temps anciens. Pareillement, le peuple de Lasch n’est pas la masse d’Ortega y Gasset. Il est ancestral, lui, tandis que la masse est moderne. Il est constitué de communautés liées à un territoire, quand la masse n’est rien d’autre que la juxtaposition d’individus sans lien entre eux.

Ainsi, on pourrait faire à Lasch cette critique, qu’il oppose un composant des sociétés modernes, l’élite, à un composant du monde ancien, le peuple. En fait, il serait plus logique de comparer des termes comparables, l’élite à la masse et la noblesse au peuple, ou, mieux, la structure tripartite élite-bourgeoisie-masses à la structure clergé-noblesse-peuple.

Quant à l’idée d’une renaissance après la nuit obscure, comment ne pas remarquer que c’est le même schéma que chez Marx, où les horreurs d’un capitalisme apocalyptique finissent par déboucher sur la société sans classe, le même schéma encore que celui des libéraux soutenant que, d’une somme d’égoïsmes peut naître une société harmonieuse ?

Le mal produit le bien. Le péché produit la rédemption, et donc la grâce. Schéma dont l’origine religieuse ne saurait faire de doute, et dont on peut penser qu’il a à peu près autant de chances de se réaliser tel quel que les prophéties de Marx et les prévisions des économistes. Les idées chrétiennes, disait Chesterton, sont devenues folles.

7. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2009 [1995],

Du même auteur

– La culture du narcissisme : La vie américaine à un âge de déclin des espérances, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2018 [1979].– Le Seul et Vrai Paradis, Paris, Climats, 2002.

Autres pistes

– Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1986.– Thomas Molnar, Américanologie, Paris, L’Âge d’Homme, 1991.– Denys Arcand, Le Déclin de l’empire américain, 1986 [Film]– Denys Arcand, L’Âge des ténèbres, 2007 [Film].

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