Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Claude Bernard
Suffit-il d’observer avec exactitude les phénomènes, et en particulier les symptômes de maladies, pour pouvoir agir dessus ? Et si on veut aller plus loin, comment peut-on expérimenter sur les êtres vivants sans perturber leur fonctionnement naturel ni les tuer ? À travers ces questions auxquelles Claude Bernard répond dans son ouvrage, c’est le statut de la méthode expérimentale en science et son application à la médecine qui sont en jeu. Les réponses apportées ont fait de l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale une bible aussi bien pour les philosophes que pour les médecins.
La science vise la plus grande précision et objectivité possible. Or, l’expérience, lorsqu’elle s’appuie sur nos sens, ne peut prétendre à l’objectivité (les informations fournies par les sens sont subjectives et propres à chacun). Et même lorsqu’elle s’appuie sur des instruments de mesure, sa précision est toujours relative à la qualité de l’instrument, si bien qu’elle reste soumise aux changements incessants du monde qui nous entoure.
Mais le problème, classique en philosophie des sciences, c’est la nécessité de recourir à l’expérience dans le processus de la connaissance. Et ce problème général touchant à la méthode expérimentale est plus épineux encore lorsqu’il s’agit de la médecine. Dans ce domaine, l’enjeu est crucial puisqu’il ne s’agit pas seulement de connaître, mais de soigner et de préserver la vie.
La difficulté est pourtant plus grande, car comment expérimenter sur le vivant sans l’altérer ou le tuer ? C’est de ce nœud à la fois philosophique et scientifique que cet ouvrage traite. Au moment de sa parution en 1865, Claude Bernard, qui a toujours été très critique à l’égard de la médecine de son temps, reconnaît toutefois les récents progrès techniques, physiques et chimiques et pense qu’ils peuvent être mis au service de la médecine. À condition toutefois d’établir une mise au point sur la démarche expérimentale et surtout sur son adaptation à la pratique médicale.
La médecine est la science qui vise à « conserver la santé et guérir les maladies » (p.25). Or au XIXe siècle, c’est essentiellement cette conservation de la santé qui prime. On pratique la médecine dite hippocratique, le célèbre médecin et philosophe grec étant considéré comme le modèle en matière d’observation des faits. Les symptômes de maladies sont consignés et classés de manière stricte. Mais si cela permet aux médecins de reconnaître les symptômes et éventuellement de contrebalancer leur effet à l’aide de médicaments, cela ne fournit pas de raisonnements pouvant remonter à leur cause.
Pour Claude Bernard le constat est sans appel : la médecine ne guérit pas les maladies. Il faut donc en fonder une qui ne se contente pas de classer les maladies, de ralentir leur développement et de prévoir leur issue, mais qui les maîtrise et modifie leur évolution en intervenant directement à leur racine.
L’auteur veut mettre fin à cette médecine d’observation en introduisant l’expérience clinique. Celle-ci ne peut évidemment se pratiquer directement sur les patients allant consulter leur médecin de famille. Elle doit avoir lieu dans le cadre d’une recherche médicale en laboratoire. Cela implique de transformer la pratique de ceux qu’on appelait à cette époque « les physiologistes », c’est-à-dire les savants, étudiant à l’époque de manière très théorique le fonctionnement du corps humain. Les grands systèmes de philosophie, portant notamment sur la matière en général, avaient encore une grande emprise sur l’étude de la physiologie humaine. Cette emprise est pour Claude Bernard dangereuse en ce qu’elle éloigne le savoir médical de la réalité des corps vivants. Il est donc temps de rendre la physiologie expérimentale et non plus théorique et de lier cette recherche en laboratoire à la pratique médicale.
C’est ainsi toute la médecine moderne que Claude Bernard a fondée par sa redéfinition de cette science. Elle est finalement pour lui l’alliance de trois types de savoir. Tout d’abord la physiologie, qui est la connaissance des causes des phénomènes de la vie à l’état normal : c’est elle qui nous permet de conserver la santé. La pathologie, qui vise au contraire à connaître les maladies et leurs causes, afin de les éviter.
Et enfin la thérapeutique, qui combat les effets des maladies par des traitements, et signale bien la nécessité de la pratique expérimentale : il ne s’agit plus seulement de connaître les lois régissant la vie des corps, mais d’agir sur celles-ci.
On est cependant en droit de se demander au nom de quoi devraient s’imposer de telles transformations. L’auteur prend soin de les justifier dès la première partie de son ouvrage par un principe : le déterminisme. Le terme n’est à son époque pas courant dans la langue française et s’impose à partir de cet ouvrage. Il désigne en premier lieu la doctrine selon laquelle chaque cause entraîne nécessairement un effet, selon des lois que l’on peut énoncer en langage mathématique. Par exemple, si je lâche un objet au-dessus du sol, il tombera nécessairement ; il ne peut pas en être autrement.
Et ce rapport entre le mouvement et la chute de l’objet vers le sol peut s’exprimer en une loi universelle : la gravitation. Or, croire en un tel déterminisme naturel implique de fonder la médecine expérimentale parce que cela signifie que tout ce qui se passe dans les corps est régi par des lois, qu’il faut alors découvrir et expliquer. On ne peut plus se contenter d’observer de l’extérieur les symptômes des patients s’il existe derrière chacun une cause interne agissant selon une loi nécessaire. Mettre au jour le déterminisme afin d’agir sur la santé des corps est donc le but de la médecine expérimentale et ce qui justifie de la fonder. La médecine expérimentale devient également légitime par la découverte de ce que Claude Bernard nomme le milieu intérieur et qui est l’ensemble de tous les liquides circulant dans un organisme. Ce milieu, propre à chaque organisme, reste constant grâce à un ajustement physico-chimique permanent au milieu extérieur. La médecine antique n’étudiait que l’influence de ce milieu extérieur (les eaux, les airs, les lieux) sur les hommes. Mais puisqu’il existe également un milieu intérieur et que celui-ci détermine la santé du corps, alors la médecine doit expérimenter afin de connaître ce milieu et de pouvoir agir sur lui lorsqu’il ne parvient plus à s’adapter.
Si Claude Bernard veut placer l’expérience au cœur de la médecine, il se heurte toutefois à d’importants problèmes posés par son rôle dans l’acquisition des connaissances. Tout d’abord, l’expérience au sens de perception est menacée de subjectivité : par nos cinq sens, nous ne pouvons prétendre accéder aux choses telles qu’elles sont, nous n’en avons qu’une vision subjective, qui diffère d’une personne à l’autre.
D’autre part, l’expérience au sens d’expérimentation scientifique, qui s’appuie sur des instruments de mesure et des protocoles afin d’écarter toute subjectivité, n’est jamais objective et neutre puisqu’elle reflète les croyances de celui qui la mène. Même en science, les hommes sont soumis à ce qu’on nomme des paradigmes, qui sont l’ensemble de concepts formant la représentation de la réalité en un certain lieu et époque. Et ces paradigmes influencent la nature des hypothèses que l’on teste et la manière dont on le fait.
Quand bien même on écarterait toute subjectivité, individuelle ou collective, l’utilisation des expériences pose problème. Car celles-ci permettent de pratiquer l’induction, à savoir la généralisation d’un constat effectué à partir d’un certain nombre d’expériences. Or ce procédé ne permet d’obtenir que des vérités générales, toujours susceptibles en droit d’être contredites par une nouvelle expérience. Ces vérités générales paraissent être un bien faible degré de connaissance au regard des vérités universelles obtenues grâce aux démonstrations logiques.
Et pourtant, l’auteur pose dans son ouvrage les fondements du « raisonnement expérimental ». L’expression peut sembler oxymorique puisqu’on oppose traditionnellement deux sources de la connaissance : la raison, qui forme des raisonnements logiques d’une part ; et les sens, qui permettent l’expérience d’autre part. Mais c’est précisément ce lien entre raisonnement et expérience qui doit résoudre les problèmes posés par celle-ci.
Au XIXe siècle, ce lien se limitait à ce qu’on nommait la méthode expérimentale qui était l’aller-retour pratiqué entre une expérience qui vérifiait l’hypothèse théorique, et cette hypothèse éventuellement adaptée aux résultats de l’expérience. Mais les hypothèses comme les expériences étant soumises à notre subjectivité, comment Claude Bernard compte-t-il expérimenter en science, et particulièrement en médecine ?
Claude Bernard retourne le problème posé par l’absence de neutralité lorsqu’on pratique une expérience. Il est vrai que contrairement à ce qui se passe lorsqu’on se contente d’observer, de mesurer et de retranscrire les faits, on perd en neutralité (ce qui est l’un des sens de l’objectivité) lorsqu’on construit une expérimentation. Car l’expérimentateur n’est pas un simple observateur : il n’attend pas que les faits se présentent sous ses yeux, il les provoque en créant des situations de test. De ce qui ressemble à une faiblesse, Claude Bernard fait toutefois une force et même une nécessité de méthode, en montrant que le scientifique doit absolument avoir une hypothèse pour diriger la construction de son expérience. Car si on expérimentait sans idée préconçue, « on ne pourrait qu’entasser des observations stériles » (p. 148).
Pour trouver quelque chose, il faut déjà avoir une idée de ce que l’on cherche. Il ne s’agit donc pas de laisser parler les faits, comme le prônaient les empiristes radicaux de l’époque, et de viser la plus grande neutralité possible, mais au contraire d’être guidé par une idée qui sera ensuite validée ou non par l’expérience.
Une fois l’hypothèse établie et l’expérience construite grâce à une sélection savamment orientée des faits qui serviront de base au raisonnement scientifique, il faut encore respecter un principe sur lequel Claude Bernard insiste beaucoup dans l’ouvrage : toujours douter. Cette exhortation au doute fait ainsi écho à Descartes, pour qui le doute exercé sur toutes les connaissances acquises depuis l’enfance est le fondement de la méthode de raisonnement. Mais il faut se méfier de cette comparaison, car Descartes encourage à douter de tout et en premier lieu de nos expériences, tandis que Claude Bernard encourage à douter des théories auparavant démontrées par la science, afin d’au contraire céder devant les expériences.
Lorsque les résultats de plusieurs expériences concordent, on pratique ce qu’il nomme une « contre-épreuve », qui consiste à supprimer la cause supposée d’un phénomène pour voir si le phénomène disparaît bien avec sa cause. Et si tout concorde, même contre les théories scientifiques en vigueur, il faut s’incliner devant les résultats de l’expérience.
Cette méthode est plus difficile à mettre en place en médecine, car les êtres vivants constituent un objet d’étude bien spécifique. Ils se distinguent des corps bruts de deux manières. D’abord, ils jouissent d’une spontanéité (ils ne sont pas entièrement soumis aux influences du milieu extérieur, mais font certaines choses d’eux-mêmes, ce que ne fait par exemple pas un caillou).
D’autre part, ils sont des totalités solidaires (c’est-à-dire que tout fonctionnement, par exemple celui du pied, est lié et subordonné hiérarchiquement aux autres, par exemple au système musculaire, nerveux, ou encore à la circulation sanguine). Or expérimenter sur une partie de l’organisme (par exemple un organe isolé) le coupe de sa totalité et risque de mettre en péril son fonctionnement. Et, à l’inverse, en recréant artificiellement une totalité semblable à celle des corps, on y perd la spontanéité propre au vivant. Enfin, les corps vivants présentent une grande variabilité, de sorte qu’aucun animal n’est totalement comparable à un autre, même au sein d’une même espèce. Pour ces raisons, un grand nombre de médecins de l’époque estiment que les corps vivants se soustraient à l’action de l’expérimentateur et qu’on ne pourra donc jamais connaître les causes des phénomènes vitaux, mais seulement en observer les effets, les symptômes.
Pour Claude Bernard, ces difficultés ne sont toutefois pas rédhibitoires. Tout d’abord, une connaissance approfondie de l’anatomie peut permettre d’isoler provisoirement certains fonctionnements du corps. À condition de bien « refaire la synthèse physiologique » (p. 235) après expérience, c’est-à-dire de rapporter les observations à l’ensemble du fonctionnement de l’organisme, pour mieux en élucider les causes. Afin de réaliser ces expériences sur des fonctions isolées de l’organisme, l’auteur prône l’utilisation de la vivisection et non plus seulement des autopsies. Celle-ci ne pouvant se réaliser sur les êtres humains eux-mêmes, Claude Bernard la pratique sur des animaux, après provocation chez eux des phénomènes à étudier ou même de maladies.
Recherchant par exemple si un organe spécifique est responsable de la production de glucose, il nourrit un chien à base de viande pendant plusieurs jours, l’abat après la dernière ingestion et extrait de l’animal le foie pour constater, vingt-quatre heures après son lavement, que l’organe avait, seul, produit du glucose. Enfin, le fait que dans cet exemple le chien diffère de manière évidente de l’homme n’est pas un problème pour l’auteur, car il ne faut pas choisir l’animal en fonction de sa proximité avec l’homme, mais en fonction du problème scientifique étudié.
Par exemple, pour l’étude des tissus, il faut choisir des animaux à sang froid parce que les propriétés des tissus disparaîtront plus lentement chez eux. Avec ces solutions, en progrès constant durant sa carrière, Claude Bernard, exhorte finalement les nouvelles générations de savants et de médecins à l’innovation expérimentale et à son adaptation au corps vivant.
L’auteur parvient avec son ouvrage à réaliser l’ambition qu’il se donnait : offrir de nouveaux fondements à la médecine moderne. C’est une réalisation d’autant plus marquante qu’elle a pu toucher à la fois à un public large (dont la lecture est facilitée par l’abondance d’exemples concrets) et les scientifiques de son temps.
Ce qu’il transmet est, davantage qu’une méthode, une véritable culture expérimentale.
S’il est vrai que la médecine moderne s’est en grande partie fondée sur cette pensée de la méthode expérimentale et de son adaptation aux corps vivants, on pourrait toutefois remarquer qu’elle a également fini par s’en éloigner. Tout d’abord pour des motifs éthiques, touchants à la cause animale, qui ont miné les travaux de Claude Bernard dès leur commencement. Sa propre épouse, Marie-Françoise (« Fanny ») Martin, devint une grande militante de ce qui devint la SPA et s’éleva vivement contre les expérimentations animales encouragées par son mari au nom de l’avancée de la science médicale.
Par ailleurs, si l’on regarde la médecine aujourd’hui, on constate qu’elle a fini par privilégier le progrès technique à l’innovation expérimentale, en développant l’usage d’instruments de plus en plus perfectionnés. Si les leçons de Claude Bernard ont été fondatrices, elles n’ont donc pas été appliquées autant qu’il l’aurait souhaité.
Ouvrage recensé– Introduction à l’étude de la médecine expérimentale [1865], Paris, Éditions Le Livre de Poche, coll. « Les Classiques de la Philosophie », 2008.
Du même auteur– Principes de la médecine expérimentale [1867], Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige Grands textes », 2008.
Autres pistes– Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie [1952], Paris, Éditions Vrin, 2000.– Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique [1966], Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige », 2005.– Anne-Fagot Largeault, Médecine et philosophie, Paris, Éditions PUF, coll. « Éthique et philosophie morale », 2010.