Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Claude Lefort
Publié en 1986, Essais sur le politique est un recueil d’articles dans lesquels Claude Lefort repense le politique afin d’en comprendre l’essence, la structure et le fonctionnement. Plus spécifiquement, il s’interroge sur la démocratie nouvelle qui est le résultat de la modernité: sa nature, sa genèse et son évolution. Il s’agit de scruter les dangers de la démocratie moderne (perte de sens, totalisation) afin de construire une représentation philosophique de la démocratie. Connaître ce qui est permanent dans ce régime permettra prévenir les dangers inhérents à ce type de société.
Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité de L’Invention démocratique, réunissant divers articles de Lefort. Si ces articles ont une existence autonome et ne sont pas liés entre eux, leur centre de gravité est l’interrogation sur le politique. L’objectif du philosophe ici est de penser, repenser et connaître le politique, dont la démocratie. Pour ce faire, il s’agit « d’inciter et de contribuer à une restauration de la philosophie politique » et, par là même, de rompre « avec le point de vue de la science en général ».
Pourquoi cela ? Les politologues et les sociologues ne pensent pas la politique comme « superstructure », mais la considèrent comme un fait particulier distinct des autres faits sociaux particuliers. Ils créent artificiellement un espace de référence appelé société comme si l’observation ou la construction ne dérivaient pas d’une expérience de la vie sociale. En quoi consiste cette nouvelle méthode qui remplace et rompt avec la « science en général » ? La démarche du philosophe consiste à donner à la vie politique une signification générale et non plus particulière: elle est « la constitution de l’espace social, la forme de la société ».
Elle se révèle dans le mode d’institution de la société et non pas seulement dans l’activité politique. Il s’agit ici de penser l’essence du politique et non pas seulement le « mode d’apparaître du politique ». Ainsi, ce qui compte avant tout pour Lefort, c’est le politique, son essence, sa forme et non l’activité contingente et mouvante qu’il représente. La méthode philosophique est plus pertinente, car elle explique la structure de la société ; elle s'attache à ce qui est permanent dans un régime et non pas seulement son application quotidienne.
Lefort relit et commente Tocqueville pour penser la démocratie. Il affirme que ce dernier nous instruit par ses contradictions mêmes : dans la pensée de Tocqueville, le pouvoir est diffus, indivisible, « tout autant intérieur qu’extérieur aux individus, tout autant produit que subi par eux, tout autant imaginaire que réel, qui s’imprime à la fois dans le gouvernement, l’administration et dans l’opinion » (p. 247). L’égalité se traduit dans le monde politique chez Tocqueville par la souveraineté du peuple ou le despotisme : les droits sont accordés à tous ou à personne. L’égalité n’est pas un état social parmi d’autres, mais le produit d’une « révolution irréversible ».
Mais Tocqueville parle de l’égalité en lui donnant le sens restreint de l’égalité des conditions (un ordre social établi). Il insiste sur la dimension néfaste de l’égalité. L’idée de Tocqueville du renversement de la liberté démocratique en servitude s’est propagée jusqu’à nos jours. Certains vont même jusqu’à conclure à « l’anéantissement prochain de l’individu ». Tocqueville décèle en effet les ambiguïtés de l’expérience démocratique. Mais pour Lefort, « en dépit de tous ses vices, la démocratie demeure pour ceux qui subissent l’oppression totalitaire, la seule forme de société désirable, parce qu’elle conserve la double notion de la liberté politique et de la liberté individuelle ».
Lefort se distingue ainsi fortement de Tocqueville à qui il reproche de ne pas porter attention au « processus de morcellement, de dislocation de la société », car le vide social apparait à Tocqueville comme une fiction. Il croit au contraire que « la démocratie tend à donner à la société une plénitude, une solidité » (p. 240). Chez Tocqueville, le pouvoir démocratique peut incarner le peuple. Or c’est l’exact opposé dans la pensée de Lefort.
Outre Tocqueville, Lefort se demande si on peut encore lire le Manifeste communiste de Marx. Son œuvre n’a cessé d’interpeller malgré l’échec du communisme. Ce dernier veut substituer à la société bourgeoise une association dans laquelle « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » (p. 188). Lefort souligne le paradoxe et se demande comment Marx peut parler d’oppresseurs et d’opprimés et de la lutte de ces derniers pour l’émancipation, s’il ne reconnait pas la liberté et le droit à l’œuvre dans l’Histoire ?
Le totalitarisme, phénomène majeur du XXe siècle, nous « met en demeure de réinterroger la démocratie », car il en est le résultat plus ou moins direct. Le totalitarisme est révélateur d'un paradoxe de la démocratie, d’une « contradiction interne à la démocratie » que Platon et Tocqueville avaient déjà soulignée dans la République et De la démocratie en Amérique.
Lefort s’interroge sur la déviation propre à la démocratie, tout en l'adaptant à son époque. Le totalitarisme est un phénomène de la modernité. Il est arrivé avec l'État moderne et l'entrée en scène de la masse. Le fait totalitaire se définit par la consubstantialité de l’État et de la société civile. Il se constitue dans la négation de la division sociale qui s’affirme dans le « phantasme d’un peuple-un ». Le parti unique traduit la réduction de la société à une seule idéologie voire à un seul homme. La démocratie s’oppose au totalitarisme en tant qu’elle n’est pas totale, mais pluraliste.
On cherche à unifier la société sans abolir les divisions, car les conflits nourrissent le commun. La société démocratique est historique et mouvante, elle se caractérise par l’indétermination. Contrairement à la monarchie, la démocratie est une société sans corps, sans incarnation, mettant ainsi en échec la représentation d’une totalité organique. Le pouvoir se désincorpore et on ne peut ni se le figurer ni se l’approprier. La démocratie devient un lieu vide. La nature du pouvoir doit être alors repensée. Le pouvoir qui ne peut pas être approprié devient un pouvoir symbolique.
Alors, la « division apparaît comme constitutive de l’unité même de la société ». La démocratie se constitue par l’acceptation de la « division sociale originaire », l’organisation des différences et « l’institutionnalisation de conflit ». Elle assume la division et le conflit sans jamais vouloir les apaiser. La démocratie remet constamment en cause son propre pouvoir. Elle est un objet inappropriable où l’antagonisme est le signe même du commun. Ce pouvoir symbolique peut-il gouverner ? N’est-il pas voué à être remplacé par un pouvoir incorporé?
Le propos de Lefort ici est original en ce qu’il affirme que la démocratie s’oppose au totalitarisme comme forme de société et dans son fonctionnement, mais elle peut aussi être la cause d’un régime total. Lefort pose ici un problème d’ordre structurel: la démocratie porte en elle-même son renversement. Elle est une forme de société où l’on prône la liberté et l’égalité, où l’ascension est possible : la société est en mouvement et il n’y a plus de hiérarchie. Dès lors règne le désordre propre à ce régime du conflit et de la différence. Vouloir dépasser ces divergences propres à la démocratie en faisant appel à un individu se présentant comme l’incarnation symbolique de la communauté peut tendre vers un État total.
Or cela semble inévitable car dans une société morcelée, il y a un moment où le peuple réclame unité « alors se développe le phantasme du peuple-un, la quête d’une identité substantielle, d’un corps social soudé à sa tête, d’un pouvoir incarnateur, d’un État délivré de la division ». L’indétermination, « la désintrication du Pouvoir, de la Loi et du Savoir …sont les « conditions de formation du totalitarisme ». Cependant, un élément perturbateur est nécessaire pour qu’il se réalise, « il faut un changement dans l’économie pour que surgisse la forme de société totalitaire ».
La nature de l’État-providence est de « neutraliser l’expression des conflits sociaux », ce qui aboutit à l’accroissement des prérogatives de l’administration. Partant, ceci renforce la puissance publique.
Toutefois, l’État-providence ne devient pas un État-gendarme, « pour cette raison principale qu’il n’a pas de maître » (p. 41). Quelle actualité des droits de l’homme dans l’État-providence ? Selon Lefort, les droits de l’homme constituent « les signes de l’émergence d’un nouveau type de légitimité et d’un l’espace public dont les individus sont autant les produits que les instigateurs ». Pour être légitime, le pouvoir doit désormais être conforme au droit. Et pour que ce droit nouveau soit efficace et fonctionne, il doit être conforme à l’exigence de liberté dont témoignent les droits déjà en vigueur.
Ainsi, comme l’explique Lefort, les droits de l’homme marquent une désintrication du droit et du pouvoir « qui ne se condensent plus au même pôle ». Quelle articulation entre droits et État ? L’État-providence est garant des droits sociaux, économiques et culturels, ce qui tend à réduire la légitimité du droit à sanctionner les opinions. L’intervention des masses dans l’espace public a « considérablement étendu les limites de cet espace et en a multiplié les réseaux ».
Lefort affirme que ce qui est non politique, comme par exemple la religion, l’économie, le droit ou le social, fonctionne comme critère du politique. La religion, entre autres, conditionne donc d’une certaine manière le politique bien qu’ils soient posés comme deux ordres de pratiques et de relations séparés.
Après un détour historique à travers l’œuvre de Michelet, il en conclut que les « mécanismes d’incarnation » assurent une imbrication de la religion et de la politique, là même où on ne croirait avoir affaire qu’à « des pratiques ou des représentations purement religieuses ou purement profanes ». Mais comment religion et politique s’articulent-ils dans la démocratie moderne qui est le régime de la désincarnation ? Comment l’union entre religion et politique s’engendre ou se réengendre ? La démocratie témoigne en effet d’une « nouvelle détermination-figuration du lieu de pouvoir » (p. 265) dans laquelle ces deux ordres sont désincarnés. La démocratie est le seul régime « à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ». La nouvelle position du pouvoir s’accompagne d’une réélaboration symbolique.
Lefort va même jusqu’à dire que l’efficacité symbolique du système démocratique est annulée, précisément parce qu’il est un lieu vide. Il ne faut pas chercher selon lui dans la démocratie « un nouvel épisode des transferts du religieux dans le politique ». Il s’agit plutôt de considérer que ces transferts s’effectuaient au service de la conservation d’une forme. Or désormais, cette forme est abolie, et le théologique et le politique sont dénoués. C’est une nouvelle expérience de l’institution du social qui se dessine. Dès lors, il faut considérer que l’efficacité de la démocratie « n’est plus symbolique, mais imaginaire » (p. 299).
Ces Essais sur le politique, et toute l’œuvre de Claude Lefort sur la théorie de la démocratie et la critique du totalitarisme, constituent incontestablement un grand classique de la pensée philosophique moderne. Comme l’indique Marcel Gauchet, « Claude Lefort a indiqué la voie ». Il a repensé la démocratie moderne, c’est-à-dire la démocratie qui s’inscrit dans un contexte très particulier, celui des idéologies totalisantes, voire totalitaires, du XXe siècle.
Lefort développe l’idée d’une division constitutive et donc indépassable de la société. La démocratie est division parce qu’elle est le lieu de la liberté et de la pluralité. Cette pluralité est créatrice de désordre et d’incertitude. La société se divise, elle est morcelée. Inévitablement, dans une conjoncture bien précise, se développera le phantasme de l’unité du peuple et la nécessité d’un État incarnateur, non divisé.
Ainsi, le paradoxe réside en ceci que démocratie et totalitarisme sont à la fois antinomiques et liés. Sa théorie connaît aujourd’hui une actualité saisissante. La démocratie vit un moment de crise inédit dans le monde. Si la forme que prend cette crise est particulière et donc nouvelle, l’analyse de Lefort n’est pas pour autant datée. Bien au contraire.
L’œuvre de Claude Lefort a inspiré de nombreux penseurs contemporains, dont Pierre Manent, Pierre Rosanvallon, ou Marcel Gauchet, qui ont été ses élèves. Pourtant, d’autres théoriciens ont pu considérer que sa conception ontologique de la démocratie porte en elle certaines limites.
En se concentrant sur la logique démocratique, sa dimension structurelle, la forme démocratique des rapports sociaux, Lefort peut négliger le contenu concret de l’expérience politique, les différents comportements politiques qui lui sont contemporains. par exemple, il ne s’intéresse pas de manière précise aux gens qui s’opposent à la démocratie.
Comme l’explique Agnès Louis, il n’analyse pas les attitudes politiques actuelles et délaisse l’étude des multiples opinions qui s’opposent à l’intérieur au sein même de cette démocratie et qui incarnent la pluralité de cette même démocratie.
Ouvrage recensé– Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986.
Du même auteur– Le Travail de l'œuvre, Machiavel, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986 [1972]. – L'Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.– Écrire à l'épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992.– Les Formes de l'histoire. Essais d'anthropologie politique, Paris, Gallimard, «Folio Essais», 2000.– Le Temps présent, Paris, Belin, 2007.
Autres pistes– Agnès Louis, « Claude Lefort : portée et limite d’une phénoménologie politique », Politique et Sociétés, Claude Lefort : une pensée du politique, Volume 34, numéro 1, 2015.– L'Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.– Hugues Poltier, Claude Lefort : la découverte du politique, Paris, Michalon, 1997.– De la démocratie en Amérique, Choix de textes, introduction, notes, bibliographie et glossaire par Philippe Raynaud, Paris, Garnier Flammarion, 2010.