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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Nous sommes tous des cannibales

de Claude Lévi-Strauss

récension rédigée parThomas ApchainDocteur en anthropologie (Université Paris-Descartes)

Synopsis

Société

Dans cet ouvrage, Claude Lévi-Strauss met l’anthropologie à contribution de quelques grands débats d’actualité. Excision, vache folle, mort de Diana, procréation assistée, etc. plusieurs questions de société qui agitent l’espace public des années 1980 et 1990 servent de point de départ pour la rédaction de 16 textes. Ils sont l’occasion d’autant d’allers-retours entre le proche (le fait de société brulant) et le lointain (les peuples observés par l’ethnologie) dont Claude Lévi-Strauss nous montre à quel point ils s’éclairent l’un l’autre. Mieux qu’à de simples comparaisons, c’est à un rapprochement constant de l’ici et de l’ailleurs que se livre ici Claude Lévi-Strauss.

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1. Introduction

Publié à titre posthume, Nous sommes tous des cannibales est un recueil d’articles écrits par Claude Lévi-Strauss entre 1989 et 2000 (à l’exception de Le Père Noël supplicié ajouté au volume mais rédigé en 1952) et destiné au journal italien La Repubblica. La plupart de ces articles prennent appui sur des questions de société de nature variée et sont autant d’occasions de démontrer la pertinence de l’analyse anthropologique dans la compréhension du monde contemporain.

Plus généralement, cet ouvrage à l’intérêt de présenter la vulgarisation d’une œuvre par son propre auteur. On y trouve, en effet, et outre sa conception propre du rôle de l’anthropologie, quelques pistes de compréhension de ce qu’est l’anthropologie structurale et notamment de son application à l’étude des mythes. Dans Nous sommes tous cannibales tout converge vers un rapprochement du proche et du lointain que l’anthropologue fait naître de l’héritage de la pensée de Montaigne pour qui « [c]hacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ».

En convoquant dans ses analyses de grands symboles d’altérité, Claude Lévi-Strauss désingularise une pensée occidentale souvent ethnocentrée. Le résumé des seize articles qui composent cet ouvrage, et qui fonctionnent parfois comme de petites fables, peut être organisé autour de cinq axes. Il convient, d’abord, de montrer comment Claude Lévi-Strauss démontre l’importance des comparaisons entre la société de l’anthropologue et les sociétés lointaines qu’il étudie. Pour ce faire, il s’appuie sur l’analyse de leurs mythes respectifs.

Une seconde partie s’inscrira dans une perspective similaire en abordant la question de la parenté. Puis, nous observerons le point de vue de l’auteur sur la question du développement des sociétés humaines. Nous verrons ensuite comment, notamment à travers la question du cannibalisme, Claude Lévi-Strauss relativise ce qui, au premier abord, s’impose comme les marques d’altérité les plus puissantes et les plus infranchissables entre les sociétés. Enfin, nous montrerons comment l’auteur fait un rapprochement entre la pensée mythologique et la pensée scientifique, posant ainsi les bases de l’analyse structurale.

2. D’un mythe à l’autre, le cas du Père Noël

La particularité de Nous sommes tous des cannibales semble résider dans le sujet choisi par Claude Lévi-Strauss. En effet, l’ouvrage tente de comprendre certains faits de société en faisant appel à l’anthropologie. En réalité, la démarche n’a rien d’original si l’on considère que l’anthropologie a toujours pour but d’utiliser le lointain pour la compréhension de l’homme en général. Dans cette perspective, la différence entre lointain et proche doit finalement être abolie dans un éclairage réciproque de l’un par l’autre. La reprise de l’article Le Père Noël supplicié en début d’ouvrage témoigne de la manière dont Claude Lévi-Strauss avait, en 1952 déjà, acquis la conviction que les phénomènes culturels et sociaux contemporains pouvaient profiter d’une comparaison puisée dans la littérature ethnologique. Dans ce texte, Claude Lévi-Strauss met en relation le mythe du Père Noël et celui des katchinas chez les Indiens Pueblo. Les katchinas sont les personnages, représentant des morts, en lesquels se déguisent périodiquement les adultes pueblos pour récompenser ou punir les enfants. Pour Claude Lévi-Strauss, les katchinas et le Père Noël sont similaires en deux points fondamentaux.

D’abord, il s’agit de rites d’initiation dans la mesure où ils servent à séparer deux classes d’âge : l’âge de croire au Père Noël ou aux katchinas et celui de le faire croire aux enfants. Puis, et c’est cela qui intéresse particulièrement Lévi-Strauss, il s’agit d’une transaction à laquelle les adultes font semblant de ne pas prendre part. Les katchinas sont des représentations des morts. De même, si la référence à l’au-delà aurait été, selon Claude Lévi-Strauss, progressivement supprimé des rites du 25 décembre, le Père Noël est lui aussi une figure qui ne rejoint le monde des vivants que périodiquement. Pour l’anthropologue, il convient d’interpréter la relation enfant-adulte de ces rituels comme l’équivalent structural de la relation entre vivants et non-vivants. En réalité, Noël est pour Claude Lévi-Strauss l’événement qui marque la fin d’une période de célébrations des morts entamée à la Toussaint et constitue une inversion du rite d’Halloween. Pour Halloween, les enfants se déguisent en mort pour réclamer des cadeaux.

À Noël, ce sont les parents qui font croire aux enfants que les cadeaux viennent de l’au-delà ou, dans le cas des Pueblo, se déguisent en morts. En recourant à la comparaison des mythes, Claude Lévi-Strauss parvient donc à réfuter, ou en tout cas à dépasser, l’interprétation répandue du mythe du Père Noël, faisant de son succès la marque de l’américanisation de la culture française. En effet, cette idée de mode, qui avait notamment poussé certains catholiques inquiets de la paganisation de la fête, à brûler des effigies du Père Noël devant les églises (point de départ de l’article), est contrecarrée par l’interprétation anthropologique. L’analyse de Lévi-Strauss montre la profondeur de ce qui se joue rituellement, consciemment ou non, dans les célébrations du 25 décembre. Cet exemple, ici simplifié, montre bien l’importance que Claude Lévi-Strauss accorde aux données recueillies par les ethnologues dans les sociétés dites, bien abusivement, primitives à l’époque de la rédaction de l’article pour la compréhension simultanée des phénomènes qui touchent la société occidentale.

3. La question de la parenté

En spécialiste de la parenté, Claude Lévi-Strauss montre comment l’étude des systèmes d’alliance et de filiation, dont les anthropologues ont étudié les variations culturelles, peut servir à la compréhension de phénomènes contemporains. Claude Lévi-Strauss évoque d’abord les questions qui traversent l’espace public depuis les années 1980 concernant la procréation médicalement assistée. Les progrès de la médecine dans ce domaine (insémination artificielle, fécondation in vitro, gestation pour autrui, etc.) posent des questions juridiques et éthiques dont certaines ne sont toujours pas résolues aujourd’hui. S’il est si difficile de fixer les contours légaux de ces pratiques, de décider par exemple de la primauté du lien biologique ou du lien social, c’est que, comme le dit Claude Lévi-Strauss, les législateurs manquent de « l’expérience de situations comparables » (p.93).

Les faits, pourtant, sont bien connus des ethnologues. Dans de nombreuses sociétés, les individus qui sont reconnus comme parents de l’enfant n’ont pas avec lui de lien biologique directe. Il arrive par exemple, qu’un enfant considère comme ses mères l’ensemble des femmes de son père (ou inversement). Il est aussi possible que l’oncle maternel fasse office de père. D’autre part, il existe des cas généralisés d’insémination avec donneur – comme chez les Somo (p.94) dont le premier enfant est systématiquement le fils biologique de l’amant de la femme. Plusieurs sociétés africaines contournent le problème de la stérilité par la location, parfois payante, du ventre d’une autre femme. L’ethnologie fournit de multiples exemples qui montrent que le lien social prime sur le lien biologique.

En réalité, l’importance accordée au lien biologique est propre aux sociétés occidentales actuelles. Cette tendance contredit même les principes édictés dans le Code Napoléon (Le Code civil): il reconnait que le père légal de l’enfant est le mari de la femme, faisant donc primer la parenté sociale. Dans un autre article portant sur la mort de Diana, Claude Lévi-Strauss commente la revendication par le frère de la princesse de la paternité de ses neveux. Dans cette démarche, Claude Lévi-Strauss voit ressurgir le rôle structural de père que pouvait tenir l’oncle maternel jusqu’au Moyen-âge. Il met l’histoire du frère de la princesse Diana en relation avec les travaux d’un ethnologue dont il critique les conclusions. Chez les Na, dans l’Himalaya, les femmes ont des relations avec une multitude d’hommes et personne n’est en mesure de savoir qui est le père de l’enfant. C’est donc l’oncle maternel qui, avec la mère, compose le couple des parents légitimes.

Pour l’ethnologue travaillant auprès des Na (dont le nom n’est pas mentionné), leur système contredit tout ce que l’on croit savoir de la structure familiale. Claude Lévi-Strauss s’oppose à cette thèse. Pour lui, il ne s’agit que d’une simple inversion des règles de la filiation dans la mesure où « ces sociétés oblitèrent la catégorie de mari comme nous-mêmes avons oblitéré la catégorie d’oncle maternel » (p.241). Par cette comparaison, Claude Lévi-Strauss montre une nouvelle fois l’intérêt des allers-retours et prouve comment le lointain peut permettre d’expliquer le proche, et vice versa.

4. Sociétés et développement

Le rapprochement des sociétés occidentales et non-occidentales qui permet d’éclairer les phénomènes de société s’oppose à toute théorie évolutionniste. Ces dernières placent sur une sorte d’échelle du développement les sociétés européennes au plus haut échelon.

Claude Lévi-Strauss consacre un article, de nature plus théorique, à la question du développement. Intitulé N’existe-t-il qu’un type de développement ?, il pose la question de l’évolution des techniques et des capacités humaines, notamment à partir de l’exemple de l’agriculture. Comment expliquer la proximité, par exemple dans l’Amérique précolombienne, entre des sociétés basées sur une agriculture « d’une stupéfiante complexité » (p.60) et des sociétés restées sur le modèle de chasseurs-cueilleurs et semblant ignorer toute agriculture ?

Selon Lévi-Strauss, la qualification des secondes par l’usage du terme « primitif » est injustifiée. Si elles n’ont pas appris à maîtriser l’agriculture, c’est souvent parce que celle-ci est en rupture avec les principes fondamentaux de leur culture.

Et, effectivement, Claude Lévi-Strauss montre comment l’agriculture génère en réalité une diminution de la variété de l’alimentation (des « douzaines de plantes sauvages » consommées par les Indiens de Californie aux trois ou quatre variétés de céréales plantées), doublée d’une augmentation considérable du temps alloué par chacun à la production. En bien des aspects, l’économie des chasseurs-cueilleurs semblait plus équilibrée et mieux adaptée aux caractéristiques démographiques de ces groupes. Pour Claude Lévi-Strauss, le développement des sociétés humaines n’est donc pas une question de compétences : les innovations existent « en germe » (p.73) avant d’apparaître et ne subviennent qu’irrégulièrement à travers la planète. Dans un autre article, Claude Lévi-Strauss évoque, pour mieux en réfuter la pertinence, la question de l’œstrus ; elle a fasciné les anthropologues pendant plusieurs années. Cette interrogation porte sur l’absence, caractéristique de l’espèce humaine dans le règne animal, d’une période de chaleurs chez la femme. Pendant ce moment, elle signalerait sa capacité à copuler par divers moyens, notamment par l’émission d’odeurs. Cette spécificité, probable évolution de l’espèce humaine, est tenue par certains comme l’un des facteurs du passage de l’humain de la Nature à la Culture : soit que la constante disponibilité sexuelle de la femme ait, par le désordre causé, nécessité le développement de règles, soit que l’œstrus ait disparu parce qu’incompatible avec la société.

Pour Claude Lévi-Strauss, ces explications sont absurdes. Selon lui, il convient d’inverser la logique : la perte de l’œstrus serait « en rapport direct avec l’apparition du langage » et adviendrait donc à un moment où « les femmes purent signaler leurs humeurs avec des mots » (p. 214). Ce débat, auquel il prend part tout en admettant ne pouvoir faire autre chose que de se rapprocher d’une réalité probable, n’en est pas moins un marqueur important de la pensée de l’anthropologue. En effet, il permet d’inverser le lien de subordination ordinairement établi entre Nature et Culture puisque, dans ce cas, « la culture aurait modelé la nature, et non l’inverse » (p. 215).

À travers ces deux exemples, Claude Lévi-Strauss nous met donc en garde contre l’interprétation naturelle et logique de l’évolution humaine dont la complexité est bien plus grande que la plupart des discours ne le laissent entendre.

5. Cannibalisme et excision

L’existence, passée, de pratiques de cannibalisme dans les sociétés étudiées par les anthropologues a longtemps fourni à l’imaginaire occidental le plus grand symbole de l’altérité, voire une frontière entre civilisation et barbarie. Pourtant, les anthropologues ont montré que le cannibalisme avait peu à voir avec l’image répandue des tribus de sauvages dévorant leurs ennemis. Sous sa forme la mieux documentée, le cannibalisme est avant tout endocannibalisme (par opposition à exocannibalisme).

C’est-à-dire qu’il est consommation par les membres d’une tribu du corps des défunts de cette même tribu. Il est toujours rituel et a des portées diverses : magique, sacrée, funéraire, etc. Jamais, excepté quelques faits anecdotiques et édifiants, le cannibalisme n’est motivé par l’appétit pour la chair humaine ou un besoin de nutrition.

Mais la démonstration de Claude Lévi-Strauss ne s’arrête pas ici. L’anthropologue relie deux cas. D’un côté, celui d’ethnologues ayant découvert, en Nouvelle-Guinée, un cas de maladie nommée kuru. Après quelques années d’observations, il est apparu qu’elle devait être causée par des pratiques cannibales et plus particulièrement par la manipulation des cervelles infectées des corps consommés, notamment par les femmes lors de la préparation des rites funéraires.

Pour Claude Lévi-Strauss, le kuru fait directement écho à la maladie de Creutzfeld-Jacob, autre terme de l’analyse en miroir de l’ethnologue. Cette pathologie dégénérative s’étend en Europe au moment de l’article. Ses symptômes sont similaires à ceux de la Kuru. En effet, la maladie est causée par l’injection d’hormones extraites d’hypophyses (une glande du cerveau) ou de greffe de membranes de cerveaux humains. La similitude des deux cas est troublante et Claude Lévi-Strauss y voit la marque d’une continuité, celle du cannibalisme. Pour lui, il n’est pas question de différencier les deux cas puisqu’entre l’ingestion et l’injection il n’y a de différence que morale : ce n’est que parce qu’on s’imagine, à tort, que le cannibale prend plaisir à son acte, que l’ingestion est perçue comme barbare. De même, l’assise scientifique que pouvait avoir l’injection des matières cérébrales n’a de valeur que dans une société donnée. D’ailleurs, elle se fonde sur de nombreuses choses qui ne sont pas différentes de superstitions. Pour Claude Lévi-Strauss, des symboles marquant la différence tels que le cannibalisme doivent être interprétés selon un cadre de valeurs propres à chaque culture. L’accusation de barbarie, que la pensée occidentale est prompte à formuler, dissimule souvent l’existence de pratiques comparables. C’est ce que montre le rapprochement effectué entre le kuru et la maladie de Creutzfeld-Jacob, toutes deux d’origine cannibale (un autre passage est consacré à la maladie de la vache folle, cannibalisme imposé aux bovins).

De la même manière, Claude Lévi-Strauss commente deux cas successifs de condamnation judiciaire de la pratique de l’excision. Il s’étonne qu’elle suscite l’indignation alors que la circoncision (similaire au moins en cela qu’elle est atteinte à l’intégrité du corps de l’enfant) demeure, quant à elle, globalement acceptée. Pour lui, ce type de condamnation est regrettable puisqu’il « n’existe pas d’aune commune à quoi l’on puisse juger les systèmes de croyances, et moins encore condamner tel ou tel, sauf à prétendre — mais au nom de quoi — qu’un seul d’entre eux (bien entendu le nôtre) est porteur de valeurs universelles et doit s’imposer à tous » (p. 90).

6. De la pensée mythique à la pensée scientifique

La différence qu’établit l’Occident entre les sociétés dites primitives et lui-même s’appuie souvent sur une autre opposition qui sépare d’un côté la pensée scientifique, perçue comme rationnelle, et la pensée mythique, liée à des superstitions archaïques. C’est notamment à partir de la mise en cause de cette dichotomie que Claude Lévi-Strauss entend déconstruire l’opposition entre sociétés modernes et sociétés primitives. Claude Lévi-Strauss ne conteste pas une différence de nature entre la pensée scientifique et les différentes formes de pensées mythiques, affirmant même que «?l’une est valide, les autres pas?» (p.156). Cependant, l’anthropologue met en lumière que leur fonctionnement en tant qu’outil d’explication du monde comporte quelques similitudes importantes. En effet, la pensée scientifique porte souvent sur des choses — l’infiniment petit, le temps, le Big Bang — qui dépassent largement nos capacités d’appréhension directe et «?heurtent le sens commun à la façon des plus extravagantes constructions mythiques?» (p.153).

La manière dont les non-spécialistes s’approprient les récits scientifiques est donc similaire à celle de profanes qui accueillent une parole sacrée. Mais l’analogie entre pensée mythique et scientifique ne se résume pas à cela. Claude Lévi-Strauss pointe effectivement comment les théories scientifiques, comme celle de la constitution en atome de la matière, ont largement précédé les moyens de leur vérification. Selon l’anthropologue la pensée humaine, notamment celle des Grecs présocratiques, s’est développée non pas à partir de l’observation du monde, mais à partir de spéculations ayant pour but de repousser les limites de l’esprit.

Il en va de même pour la pensée mythique, «?exploration systématique et jamais inutile des ressources de l’imagination?» (p.159). Mais l’esprit, comme il est lui-même «?du monde?» (p.159) finit, que ce soit par le mythe ou par la science, par délimiter des images permettant la description du monde en certains aspects dont la structure est la même que celle de la pensée.

Les analyses de l’auteur sont fondées par les principes de l’analyse structurale. Or, en abordant les faits dans cette perspective, c’est-à-dire en s’intéressant non pas à leur nature directement observable, mais au principe selon lesquels ils se structurent, l’anthropologue en vient à relativiser la singularité de l’espèce humaine. Il commente plusieurs exemples : une comparaison entre développement de l’espèce humaine et cancer qui fait sens du point de vue de la planète ; les similitudes frappantes entre la structure de l’ADN et celle du langage (qui serait donc modelé sur le principe de la communication à l’échelle moléculaire) ; enfin, la manière dont les agrégations et désagrégations des amibes terrestres rappellent le rapport de l’individu à la société.

Qu’elle s’exprime par le mythe ou la science, la pensée humaine fait partie intégrante de ce qu’elle prétend décrire, ce qui revient à dire qu’elle est structurée selon les mêmes modèles que ce qu’elle prend pour objet. Selon Claude Lévi-Strauss, il est donc justifié que toute pensée fonctionne par analogie, si bien que l’on puisse même envisager faire, en quelque sorte, route inverse et trouver «?un chemin conduisant de la structure de la pensée à la structure de la réalité?».

7. Conclusion

Nous sommes tous des cannibales est donc partagé entre un ensemble d’articles partant de faits de société et des articles plus théoriques qui, ensemble, convergent vers un exposé des grandes leçons de l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss.

En mettant en relation quelques titres d’actualité avec des données ethnographiques portant sur des sociétés lointaines, le recueil est avant tout un éloge du décentrement qui fait la particularité de la discipline. Il est un réquisitoire contre nos tendances aux accusations de barbarie et d’archaïsmes et à nos visions linéaires et uniformes de l’évolution humaine.

Cette vulgarisation de la pensée complexe de Claude Lévi-Strauss est l’occasion pour lui de montrer l’intérêt de la comparaison des cultures et de prouver à quel point le proche et le lointain, parce qu’ils sont similaires du point de vue de la structure dont ils présentent des variations infinies, s’éclairent mutuellement.

8. Zone critique

Recueil paru à titre de posthume et rassemblant des articles destinés à la presse grand public, Nous sommes tous des cannibales n’est pas l’ouvrage le plus complet de Claude Lévi-Strauss. Il permet néanmoins une première approche de nombreuses thématiques.

Ainsi, des textes comme « Le Père Noël supplicié » ou « La preuve par mythe neuf » sont des introductions à l’analyse structurale des mythes que le lecteur pourra retrouver dans les Mythologiques (1964-1971). « Le retour de l’oncle maternel » et « Problèmes de société » renverront aux Structures élémentaires de la parenté (1949) alors que « Pensée mythique et pensée scientifique » ou « Corsi et Ricorsi. Dans le sillage de Vico » feront écho à La pensée sauvage (1962).

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Nous sommes tous des cannibales, Paris, Le Seuil, 2013.

Du même auteur– Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Presses Universitaires de France, 1949.– La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. – Mythologiques, Paris, Plon, 1964-1971.

Autres pistes– Dan Sperber, Qu’est-ce que le structuralisme ? 3. Le structuralisme en anthropologie, Paris, Le Seuil, 1968.– Maurice Godelier, Lévi-Strauss, Paris, Le Seuil, 2013.– Emmanuelle Loyer, Lévi-Strauss, Paris, Flammarion, 2015.

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