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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Race et histoire

de Claude Lévi-Strauss

récension rédigée parWiktor StoczkowskiChercheur au Laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France et directeur d'études à l'EHESS.

Synopsis

Société

Publié en 1952, Race et histoire explique que le sentiment de l’inégalité des cultures, dont certaines sont perçues comme « archaïques », « primitives » et « sous-développées », résulte d’une illusion d’optique qui consiste à mesurer les autres sociétés à l’aune des valeurs locales de la nôtre. L’ethnocentrisme nous rend incapables de comprendre que chaque société progresse, mais dans un sens qui lui est propre. Ce texte est un grand manifeste du relativisme culturel, énonçant dans un même mouvement un principe fondateur de l’anthropologie sociale et un axiome de l’idéologie moderne.

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1. Introduction

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Organisation pour l’Éducation, la Science et la Culture (UNESCO) s’est engagée dans une lutte contre la doctrine de l’inégalité des races et des hommes, fondatrice de l’idéologie nazie.

En 1950, l’UNESCO a publié La Déclaration d’experts sur les questions de race, où les travaux récents de la génétique ont été mobilisés pour affirmer qu’il n’existe pas d’inégalités biologiques entre les grandes populations humaines que l’on qualifiait autrefois de races . L’un des outils de diffusion des idées antiracistes devait être une collection de petites monographies destinées au grand public et conçues comme arme principale d’une « offensive éducative ».

La responsabilité en fut confiée à l’anthropologue Alfred Métraux. Ami de Lévi-Strauss, Métraux a sollicité celui-ci pour rédiger une brochure qui devait prouver que l’idée de l’inégalité des hommes, récusée sur le plan de la biologie, ne saurait se justifier non plus sur le plan de la culture.

Lévi-Strauss a cherché à montrer que la conviction selon laquelle certaines cultures sont « primitives » relève d’une illusion d’optique. Spontanément ethnocentriques, nous croyons que toute culture différente de la nôtre lui est inférieure, et que le progrès est réservé aux sociétés qui se développent dans le même sens que la nôtre. En réalité, l’histoire cumulative n’est pas l’apanage de l’Occident. Le progrès résulte de la conduite des cultures plutôt que de leur nature profonde. Les plus capables de progrès sont les sociétés qui savent collaborer avec les autres et mettre en commun leurs acquis respectifs. À l’opposé de la doctrine nazie que l’UNESCO combattait, le moteur de l’histoire chez Lévi-Strauss n’est pas la lutte entre les races et les peuples, mais une coopération pacifique entre les cultures différentes.

2. Le scandale apparent de la diversité culturelle

Comment affirmer l’égalité fondamentale entre les êtres humains ? Le racisme voulait naguère faire croire que les humains sont inégaux de par nature, à cause des différences biologiques qui sépareraient les différents peuples. Une fois que la génétique moderne a infirmé cette croyance, l’idée de l’inégalité entre les hommes se reporte dans le domaine de la culture.

La conviction demeure en effet partagée que les sociétés sont inégales car elles n’apportent pas des contributions équivalentes au progrès. Certaines seraient restées en dehors de l’histoire et proches de la nature, tandis que d’autres auraient progressé et seraient devenues l’étalon dont nous devrions nous servir pour mesurer le degré de civilisation. Toute différence culturelle est spontanément perçue en termes d’infériorité ou de supériorité, de stagnation ou de progrès.

Ce réflexe cognitif est profondément ancré dans nos habitudes. La réaction la plus ancienne consiste à rejeter hors de la culture les modes de vie éloignés de la nôtre. L’idée que l’humanité cesse aux frontières de la tribu emprunte aux « sauvages » l’une de leurs attitudes typiques. Plus récemment, au XVIIIe siècle, pour rendre compte de la diversité culturelle, l’Occident a inventé l’expédient d’un faux évolutionnisme. Distinct de la théorie darwinienne de l’évolution, cet évolutionnisme prétend que les différences entre les sociétés reflètent les stades d’un développement unique. C’est une façon de nier la diversité culturelle, pour la transformer en un effet secondaire du processus historique qui se déploierait irrégulièrement dans l’espace.

Quelle que soit la conception que l’on choisisse, le résultat reste similaire : certaines cultures se voient taxées d’inférieures, tantôt parce qu’elles seraient plus proches de la nature, tantôt parce qu’elles seraient arriérées et exclues de l’histoire cumulative. Ainsi, l’idée de l’inégalité entre les hommes, répudiée par la biologie, s’incarne dans une représentation erronée des différences culturelles.

3. L’illusion ethnocentrique

Si les différences culturelles nous paraissent spontanément comme une monstruosité, c’est parce que nous peinons à comprendre leur vrai caractère. L’anthropologie sociale peut nous aider à y porter un regard juste et apaisé. Elle nous enseigne que la distinction entre les cultures progressives, tenues pour supérieures, et les cultures inertes, jugées inférieures, résulte d’une illusion d’optique. En réalité, aucune culture ne s’est jamais arrêtée dans le temps historique ; elles peuvent toutes se prévaloir d’un passé aussi long les unes que les autres, même si toutes les sociétés n’ont pas consigné leur histoire dans un journal de jeunesse.

Si nous avons souvent l’impression que la capacité à progresser est réservée à certaines cultures, c’est parce que nous percevons le progrès exclusivement chez les sociétés qui avancent dans le même sens que la nôtre. La civilisation occidentale s’est entièrement tournée vers la maîtrise de l’environnement naturel par le truchement de moyens techniques. Ses progrès se mesurent par une croissance de la quantité d’énergie disponible par tête d’habitant. Les sociétés qui nous paraissent « primitives » ne tendent pas dans la même direction. Si le critère du progrès était le degré d’aptitude à s’adapter à des milieux géographiques les plus hostiles, les Eskimos nous dépasseraient de loin. La Chine a su réduire mieux que nous les conséquences d’une explosion démographique. L’Orient et l’Extrême-Orient possèdent sur nous l’avance de plusieurs millénaires dans l’utilisation des ressources insoupçonnées du corps humain. Multipliés par Lévi-Strauss, ces exemples sont destinés à montrer que chaque culture a choisi d’investir préférentiellement un certain nombre des valeurs qui lui sont propres. L’illusion ethnocentrique nous fait penser que les sociétés indifférentes à la production de biens de consommation sont inférieures à la nôtre, alors qu’en réalité ces cultures se développent selon des lignes différentes, aptes à distancer la nôtre dans les domaines où nous n’excellons pas. C’est le principe fondateur du relativisme culturel.

4. Les mécanismes du progrès

Lévi-Strauss ne conteste pas la réalité du progrès civilisationnel. Il reconnaît que la révolution industrielle avait enclenché en Occident une série de conquêtes qui ont entraîné des changements significatifs dans les rapports que l’homme entretient avec la nature, rendant possibles, à leur tour, d’autres changements radicaux. Est-ce à dire que la civilisation occidentale est fondamentalement supérieure aux autres ?

Lévi-Strauss s’empresse de dissiper cette erreur. Pour y parvenir, il se réfère à la théorie mathématique des jeux. L’histoire des progrès de la civilisation s’apparenterait à un jeu de hasard, et son mécanisme fondamental relèverait du calcul des probabilités. L’histoire cumulative serait à l’image d’une partie de roulette dont les participants, jouant sur plusieurs tables, choisissent de s’associer pour mettre en commun les résultats favorables de chacun et augmenter ainsi leurs chances de cumuler les réussites, alors qu’un joueur isolé, pariant sur des séries longues, c’est-à-dire rares, aurait toutes les chances de se ruiner. Dans le premier cas, la probabilité de gagner augmente en fonction du nombre de tables où l’on parie, et de la solidité de la collaboration entre les joueurs.

Pour transposer ce mécanisme à l’histoire de la civilisation, Lévi-Strauss affirme que la chance qu’a une culture d’entrer dans une histoire cumulative est fonction du nombre et de la diversité des cultures avec lesquelles elle participe à l’élaboration d’une stratégie commune. Il s’ensuit que l’histoire cumulative n’est pas le monopole de certaines cultures, qui se distingueraient ainsi des autres par leur nature. « Elle résulte de leur conduite plutôt que de leur nature. Elle exprime une certaine modalité d’existence des cultures qui n’est autre que leur manière d’être ensemble » (p. 43).

5. Un ouvrage au service de l’idéologie de l’UNESCO

Race et histoire constitue un supplément logique à La Déclaration d’experts sur les questions de race, publiée par l’UNESCO deux années auparavant. L’un comme l’autre texte abordaient le problème des différences entre les êtres humains, le premier dans la dimension biologique, le deuxième dans la dimension culturelle. Leurs buts étaient complémentaires.

Tandis que La Déclaration proclamait l’absence de différences fondamentales entre les humains sur le plan biologique, Race et histoire assurait qu’il n’y a pas de séparation fondamentale entre les cultures. Les deux textes affirmaient donc de concert que l’humanité est une et que les différences entre les humains et entre leurs cultures ne relèvent pas de leurs propriétés essentielles, mais d’accidents de l’histoire. Tous deux s’inscrivaient en faux contre la vision du monde – fondamentale pour le nazisme – qui concevait l’histoire de l’humanité comme le résultat d’une guerre inexorable entre races et ethnies. La Déclaration de 1950 avait postulé qu’il existe chez l’être humain « l’instinct naturel de coopération », ce à quoi Race et histoire ajoutait que la collaboration entre les cultures est la principale condition de l’histoire cumulative et du progrès. L’idéologie de la coopération remplaçait ainsi l’idéologie du conflit.

Au-delà de cette conformité idéologique, Race et histoire recèle quelques particularités significatives. En essayant de lever l’opprobre que l’imaginaire du sens commun jetait sur le métissage, La Déclaration de 1950 soulignait que les scientifiques n’avaient jamais pu constater le moindre effet délétère des unions mixtes. En prolongeant cet argument sur le plan ethnologique, Lévi-Strauss va jusqu’à faire du métissage culturel une condition vitale de la bonne marche de la civilisation. De malédiction, le mélange des cultures devient une bénédiction.

Toutefois, Lévi-Strauss ajoutait à cette conception un bémol important. Devenue trop intense, la fusion culturelle risque de mener à la disparition des différences, donc à l’arrêt du progrès qui doit se nourrir de la diversité. C’est là que les institutions internationales auraient une mission à accomplir, pour tenter de maintenir, par leurs interventions, un équilibre entre ces deux forces antagonistes dont l’une tend à instaurer l’unification, et l’autre vise à maintenir la diversité. En découle un programme d’action, présenté comme « le devoir sacré de l’humanité » (p. 48) : œuvrer pour la collaboration entre les cultures et, en même temps, pour la conservation de leurs différences.

6. Conclusion

Race et culture est devenu l’un des textes les plus commentés de l’anthropologue français. Son inscription dans le programme de la classe terminale l’a élevé au statut de classique. « Pour Race et histoire, disait Lévi-Strauss en 1988, il ne se passe pas d’année sans que des lycéens ou lycéennes viennent me voir, m’écrivent ou me téléphonent en me disant : nous avons un exposé à faire et nous n’y comprenons rien ! » (voir Claude Lévi-Strauss & Didier Eribon, De près et de loin, p. 208). En effet, il s’agit d’un texte dense, compliqué, ardu, où abondent les métaphores alambiquées et les effets de style dont l’accumulation égare le lecteur plus qu’elle ne l’éclaire.

Les commentateurs de Race et histoire, dont on peut aujourd’hui glaner les avis sur internet, ont l’habitude de déclarer que l’opuscule est facile à comprendre, mais les résumés fantaisistes qu’ils en donnent démontrent précisément le contraire. Il se peut que le texte séduise parfois à cause de son obscurité même, car celle-ci permet au lecteur d’y projeter les idées qu’il voudrait y trouver, parfois à l’opposé de celles que l’auteur y a réellement mises.

Race et histoire doit son succès à sa conformité à l’idéologie antiraciste formulée dans la période de l’après-guerre en réaction à la doctrine délétère du nazisme. Il paraissait alors urgent d’affirmer que les cultures, comme les hommes, naissent et demeurent égales.

7. Zone critique

Accueilli favorablement par ceux qui voulaient combattre le racisme et l’ethnocentrisme occidental, Race et histoire a immédiatement suscité des critiques de la part de ceux qui, comme Roger Caillois, reprochaient à Lévi-Strauss de fantasmer trop sur les « primitifs » et d’abaisser indûment la civilisation occidentale. Il faut bien reconnaître que les exemples que le jeune Lévi-Strauss donnait des réalisations admirables des cultures non occidentales, étaient souvent forcés et parfois caricaturaux, comme la prétendue maîtrise orientale du corps humain, l’« audace esthétique » des Mélanésiens ou encore la « théorie islamiste de la solidarité de toutes les formes de la vie sociale », dont le génie n’aurait été récemment égalé, selon Lévi-Strauss, que par le marxisme… . Les métaphores dont Lévi-Strauss abusait pouvaient certes impressionner le profane, mais les spécialistes étaient déçus par la faiblesse de ses arguments factuels. Par exemple, en faisant souvent appel à la préhistoire, Lévi-Strauss montrait qu’il avait de cette science une connaissance limitée et inexacte. En réalité, bon nombre d’assertions de Race et histoire relèvent de jugements de valeur et ne peuvent donc être étayées par les données anthropologiques ou historiques.

Lévi-Strauss a fini par prendre ses distances avec plusieurs thèses de la brochure de 1952, où il avait forcé la note pour se mettre au diapason de l’idéologie de l’UNESCO. Dix-neuf ans plus tard, en 1971, invité par l’UNESCO à inaugurer l’Année internationale de la lutte contre le racisme, il prononça une conférence intitulée Race et culture, qui choqua. À l’encontre de la célébration désormais rituelle du métissage culturel, Lévi-Strauss a revendiqué le droit de chaque culture à rester sourde aux valeurs de l’Autre, voire à les contester. Les critiques que l’auteur avait alors essuyées furent si virulentes que Lévi-Strauss a longtemps hésité à republier ce texte. Lorsqu’il reparut finalement en 1983, dans le recueil Le Regard éloigné, au moment de la première victoire électorale du Front national, le scandale fut encore plus grand. On prêta à Lévi-Strauss des accointances avec la doctrine de la Nouvelle Droite qui, en acceptant l’idée de l’égalité des peuples, prônait la mise à l’écart de l’Autre dont la culture, sans être inférieure, n’aurait pas de place chez nous ; l’Autre ferait mieux de la cultiver chez lui, car sa présence chez nous compromettrait la survie de deux cultures : et la sienne et la nôtre.

Lévi-Strauss n’a jamais adhéré à cette conception. L’idée commune, défendue par lui à la fois dans Race et histoire et dans Race et culture, est que la diversité culturelle devrait être préservée à tout prix. De même que le progrès devient impossible dans l’isolement sans échanges, de même la conservation du patrimoine culturel devient impraticable dans un monde excessivement globalisé, où les échanges forcés effacent les singularités culturelles qui donnent toute sa saveur à notre existence collective.

8. Pour aller plus loin

Parmi les ouvrages de Claude Lévi-Strauss, mentionnons :

- Les Structures élémentaires de la parenté (1949), - Anthropologie structurale (1958), la tétralogie Mythologiques (1964-1971).- Le Regard éloigné (1983).- Regarder écouter lire (1993).

Depuis 2008, un recueil de son oeuvre a fait son entrée dans la prestigieuse collection « La Pléiade » aux éditions Gallimard.

Sur Claude Lévi-Strauss, mentionnons :

- Loyer, Emmanuelle, Claude Lévi-Strauss, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Grandes biographies », 2015.- Lévi-Strauss, Claude & Eribon, Didier, De près et de loin. Entretiens, Paris, Odile Jacob, 1988.

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