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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Coimbatore Krishnao Prahalad
Plus de 4 milliards de personnes vivent sous le seuil de pauvreté dans le monde, et aucune des recettes traditionnelles de lutte contre la pauvreté ne semblent fonctionner pour y remédier. Dans cet essai, le chercheur indo-américain C.K. Prahalad propose une autre approche : celle, économique et financière, des affaires. Selon lui, il est possible pour les grandes entreprises multinationales de « s’enrichir en faisant du bien ».
Dans le monde, 4 milliards de personnes vivent avec moins de 2 $ par jour, le seuil que l’ONU considère comme celui de l’extrême pauvreté. Celle-ci a évidemment des conséquences économiques, mais aussi sociales, sanitaires, et géopolitiques. L’ONU en a donc fait la priorité de ses Objectifs du Millénaire pour le Développement.
Face à l’échec des méthodes traditionnelles de lutte contre la pauvreté, C.K. Prahalad propose une approche radicalement nouvelle : impliquer massivement le secteur privé, d’une façon qui soit rentable pour lui.
Pour ce faire, il commence par déconstruire tous nos préjugés sur la pauvreté. Puis il pose quelques principes d’action pour ces marchés bien spécifiques.
Son ouvrage s’appuie sur une dizaine d’études de cas très étayées, mais aussi les témoignages de grands patrons de multinationales. En haut comme en bas de la pyramide économique, une telle initiative apparaît convaincante.
Nos préjugés ont façonné nos méthodes actuelles de lutte contre la pauvreté – et leur inefficacité fondamentale. CK Prahalad répond aux principaux.
Les 4 milliards de personnes à base de la pyramide (BoP) constituent un monolithe. Ils sont d’une extrême variété (pays, systèmes politiques, niveau de développement, alphabétisation, lieu d’habitation, genre, etc.). Cette variété ne représente une difficulté que si l’on s’attaque à la pauvreté comme à un bloc. Un entrepreneur, au contraire, y verra différents segments et opportunités.
Ils sont les simples récipiendaires passifs de notre charité.Au même titre que les habitants des pays développés, ils sont des citoyens responsables, des acteurs sociaux et économiques, des consommateurs et des entrepreneurs avec des exigences et des ambitions. Ce que vise C.K. Prahalad va au-delà de la lutte contre la pauvreté économique : il s’agit de redonner un statut et une dignité à ces personnes, et de faire en sorte que la mondialisation bénéficie désormais à tous.
Les pauvres ne disposent pas d’un pouvoir d’achat suffisant. Si l’on tient compte de la parité de pouvoir, ils représentent un potentiel de 13 trillions de dollars. Quant aux ressources naturelles des pays en voie de développement, elles s’avèrent souvent considérables.
Ils n’ont pas la capacité intellectuelle et technique d’utiliser des produits innovants. Ils apprennent très vite, et trouvent rapidement d’autres usages aux technologies qu’ils découvrent. Tel a été le cas avec l’application e-Choupal, initialement destinée à informer les fermiers sur les cours locaux des produits agricoles : les agriculteurs indiens l’ont adoptée en quelques semaines, puis s’en sont servi pour se renseigner sur la bourse de Chicago et vérifier les résultats du cricket.
La technologie suit un parcours linéaire lent depuis son invention au Nord jusqu’à sa diffusion, partielle, au Sud. Le processus est en fait extrêmement rapide. La diffusion de la téléphonie mobile en Chine et en Afrique le prouve : on a ici sauté une étape, celle de la téléphonie filaire, pour passer directement aux dernières évolutions en date.
Les entreprises privées sont cupides et cyniques. L’aide aux plus pauvres relève plutôt de structures publiques ou associatives.
Ces dernières ont échoué. De plus, dans une économie globalisée et un monde complexifié, le secteur privé peut appuyer l’action des gouvernements et des associations. Pour cela, ils doivent être convaincus d’en tirer des bénéfices, et une confiance mutuelle doit se développer.
L’approche proposée par C.K. Prahalad se décline de façon très pratique, mais repose sur quelques grands principes.
L’objectif ici est de donner à la base de la pyramide la capacité de sortir de la pauvreté durablement, en bâtissant eux-mêmes un écosystème de marché autosuffisant et créateur de valeur (à l’inverse des petits monopoles locaux inefficaces et désorganisés, parfois corrompus, qui dominent souvent). Pour cela, la transparence de l’information, l’accès à des marchés élargis et la lutte contre la corruption d’avèrent cruciaux.
On parle bien là de tout un écosystème, impliquant les multinationales, mais aussi les entreprises locales, des entrepreneurs individuels, des ONG et des institutions gouvernementales. La collaboration et la co-construction sont clés. Elles permettent à la fois de réduire l’investissement et la prise de risque, et d’enraciner la confiance des consommateurs envers le secteur privé. Elles sont aussi garantes de solutions réellement adaptées aux marchés, et d’une veille constante sur les adaptations requises, souvent très rapides.
L’entrepreneuriat de masse est un élément essentiel de l’approche de Prahalad. Tous les exemples qu’il cite reposent sur des travailleurs plus ou moins indépendants, comme les milliers de tisseurs indépendants des tapis Jaipur Rugs.
Il est aussi important de comprendre comment débloquer la capacité d’achat à la base de la pyramide. Selon Prahalad, la microépargne et l’éducation sur l’épargne sont prioritaires, et doivent précéder le microcrédit. Il faut aussi aider les populations à la base de la pyramide à vendre le fruit de leur travail à un juste prix, afin d’accroître leur pouvoir d’achat (ce que permettent des applications comme e-Choupal).Pour débloquer l’acte d’achat lui-même, le recours à des unités individuelles (ex. : shampoing) semble s’imposer comme la solution miracle dans tous les pays du Sud. Elles permettent de procéder à un achat à un coût raisonnable, sans attendre d’avoir accumulé suffisamment d’argent pour acheter un paquet plus grand. Il est aussi possible, comme le font les magasins d’électroménager Casa Bahia au Brésil, de proposer des crédits à la consommation.
Enfin, l’attitude des observateurs plus développés doit changer. L’auteur combat donc ce paternalisme occidental qui rend inefficace les politiques d’aide habituelles. Si les BoP sont des acteurs économiques et sociaux responsables au même titre que les autres, on ne peut pas juger de ce qui est bon pour eux. Ils réaliseront sans doute des achats qui ne nous paraissent pas à première vue prioritaires (une télévision au lieu de travaux de toiture), mais qui ont toujours une explication rationnelle (le fait que l’on n’est pas propriétaire de son logement, ou tout simplement l’aspiration à certains marqueurs sociaux).
C.K. Prahalad préconise une approche spécifique pour les marchés de la base de la pyramide, qu’il synthétise en 12 principes. Les quatre premiers tracent le cadre général de l’action. On ne doit jamais transiger dessus.
1. Repenser le rapport performance / prixLes clients de la base de la pyramide sont évidemment très sensibles au prix, mais aussi à la performance et la qualité du produit. Ainsi, ils préféreront acheter un scanner digital, plus cher, mais facilitant le partage de l’information et surtout ne nécessitant pas des recharges de film coûteuses. La proposition de valeur doit donc être repensée intégralement, en partant du prix pour définir les coûts et la marge, et non l’inverse. À la base de la pyramide, la marge est généralement faible, mais compensée par un effet de volume considérable.Les coûts peuvent être réduits grâce à une organisation très plate, nodale, sans trop de frais généraux, privilégiant la collaboration afin de répartir les coûts et les risques.
2. Mêler des technologies anciennes et de pointe dans des solutions hybridesOn l’a vu, les populations à la base de la pyramide sont avides de modernité et très rapides à se saisir de toutes les innovations. Il convient cependant de tenir compte de leurs conditions de vie réelles. Ainsi, HLL (Unilever) a mis en place un procédé d’encapsulage de pointe pour ioder son sel de façon à ce qu’il ne perde pas ses propriétés en dépit des conditions de transport et de cuisson courantes en Inde, ni au contact des épices.
3. Concevoir des solutions évolutives et transposablesCompte tenu des faibles marges, mais de la taille considérable de ces marchés et de la rapidité de leur changement, la scalabilité est cruciale. Les solutions doivent pouvoir être rapidement étendues dans l’espace, mais aussi dans différentes cultures et langues.
4. Limiter l’exploitation des ressources naturellesLes volumes en jeu imposent de trouver des solutions durables écologiquement : ces 4 milliards de nouveaux consommateurs ne pourront utiliser autant de ressources non renouvelables que ceux qui les ont précédés.
5. Réinventer totalement les produitsSe contenter d’adapter des produits déjà existants dans les pays développés ne suffit pas. Il faut chercher à comprendre la fonctionnalité réelle du produit dans le pays cible. La co-construction avec des partenaires locaux est cruciale et l’innovation essentielle.
6. Réinventer les processCette innovation ne doit pas se limiter aux produits et services, mais toucher également l’infrastructure, la logistique et l’organisation.L’hôpital ophtalmologique Aravind, ouvertement inspiré de McDonald, a fait chuter le prix de ses opérations de la cataracte en en décomposant chaque étape, et en concentrant les chirurgiens sur l’opération seule.
7. Déqualifier le travailLes qualifications manquent souvent au bas de la pyramide, et il faut simplifier les tâches au maximum. L’entreprise Voxica, au Pérou, a donc créé des fiches cartonnées avec photos, permettant à des travailleurs sanitaires d’identifier aisément certains symptômes, pour ensuite les transmettre à un organisme central de veille sanitaire par téléphone.
8. Éduquer les clients Avant de pouvoir vendre son savon en Inde, HLL a mené une large campagne d’information, en association avec des ONG et institutions gouvernementales. Des démonstrations avec des marqueurs et des ultraviolets permettaient de visualiser la faible efficience de l’eau courante pour se débarrasser réellement des germes.
9. Tenir compte des conditions d’utilisation des produitsIls doivent pouvoir fonctionner dans des environnements très hostiles (bruit, poussière, coupures électriques, pollution, saleté). Ainsi, les prothèses de Jaipur Foot ont été conçues pour des personnes qui parcourent de longues distances à pied, travaillent dans des champs parfois inondés, et ne portent pas de chaussures.
10. Concevoir des interfaces utilisateur adaptéesL’apprentissage des nouveaux outils doit être simple et rapide. En Bolivie, la société Prodem a ainsi opté pour une reconnaissance digitale sur ses distributeurs, afin d’éviter de devoir se souvenir d’un code chiffré.
11. Repenser la distributionLes marchés BoP se situent dans les quartiers sensibles des villes, ou de façon dispersée en campagne. Leur accès constitue donc un enjeu fort. La disponibilité des produits est également importante, car ces clients ne peuvent souvent pas anticiper ou reporter leurs achats. Les groupes d’entraide locaux, qui constituent l’unité de base de plusieurs banques sur ces marchés, répondent à ce souci de proximité.
12. Privilégier une architecture largeLes marchés des BoP évoluent rapidement, et dans des volumes considérables. Il faut donc se tenir prêts à recruter, adapter et trouver de nouveaux distributeurs très rapidement.
Les multinationales ont longtemps négligé les marchés BoP, les considérant trop peu rentables, mais surtout non essentiels à leur survie. Elles réalisent aujourd’hui qu’elles avaient tort.On l’a vu, des profits considérables peuvent être réalisés sur ces marchés, et ce sans les exploiter, à condition de respecter les 12 principes précédents et de proposer des produits réellement adaptés. Ces produits peuvent ensuite aisément être déclinés, à moindres frais, dans d’autres marchés BoP. Ainsi, l’iodation du sel développée par HLL en Inde a ensuite été étendue en Afrique. Les doses uniques et la microfinance sont également répandues partout.
Les BoP constituent même un nouvel horizon économique pour des multinationales qui calent sur les marchés matures des pays développés. Là où des prêteurs sur gages locaux proposent des taux de 600 %, une entreprise qui proposerait 25 % apporterait une amélioration considérable – tout en dépassant largement les quelques pourcents facturés au Nord.
Enfin et surtout, les marchés BoP représentent une source d’innovation, voire même de régénération, pour les multinationales. L’innovation ne se diffuse plus uniquement du Nord vers le Sud – certaines suivent le chemin inverse. Tel est particulièrement le cas des innovations écologiques, un enjeu vital dans le développement de ces marchés. À la demande des BoP, on développe des modèles de couches pour bébé plus absorbantes, permettant moins de changements dans la journée ; ou encore des machines à laver plus économes en eau.
Encore une fois, l’innovation ici ne concerne pas uniquement les produits et services, mais aussi le management et la stratégie. Des organisations plus plates, plus collaboratives, font leurs preuves dans les marchés BoP et inspirent d’autres approches dans nos entreprises traditionnelles.
Si l’écologie constitue une source d’innovation, elle demeure une grande préoccupation. Ajouter 4 milliards de consommateurs dans un système déjà en tension, même s’ils se montrent plus frugaux que leurs prédécesseurs, posera fatalement question. Les produits à dose unique, qui émergent comme une solution miracle dans tous les BoP, remettent en cause la question des emballages et leur traitement.
L’évolution qu’appelle de ses vœux C.K. Prahalad implique également quelques prérequis.L’information doit être libre et transparence. L’asymétrie d’information entretient en effet les inégalités, à la base de l’extrême pauvreté. Prahalad le démontre bien avec l’exemple d’e-Choupal : la simple information des fermiers sur les cours de leurs produits leur a permis de se libérer de la tutelle des acheteurs locaux et d’obtenir une meilleure rémunération.Avec la question de l’information, on touche à des questions plus larges, de démocratie, d’éducation, mais aussi d’infrastructures.
Prahalad se penche aussi longuement sur la question de la corruption. Elle se retrouve sur tous les marchés BoP, sous diverses formes – la frontière avec des coutumes locales étant parfois difficile à tracer.
Prahalad insiste donc sur la nécessite absolue de mettre en place, plus que des règles formelles, un état d’esprit et une gouvernance solide. Les titres de propriété et les bénéfices qui en découlent doivent être moins opaques pour que les affaires fleurissent, et chacun doit comprendre qu’il a plus à perdre qu’à gagner à ne pas respecter les contrats signés. Un tel changement est du ressort de la confiance, et prend du temps.
Ce qui semblait utopique en 2004 devient progressivement la réalité.
Beaucoup de grandes entreprises se sont saisies du concept de BoP et ont modifié leur approche de ces marchés. Bill Gates lui-même est devenu le fervent avocat d’un « capitalisme créatif ». Les Nations Unies ont ajouté les multinationales parmi les acteurs de leurs Objectifs du Millénaire pour le Développement, de même que le Forum économique mondial.
La dynamique a aussi changé dans les marchés BoP. Progressivement, la base de la pyramide s’est réduite pour se muer en diamant.Les secteurs de la microfinance, des télécoms et de l’agriculture sont désormais bien couverts ; ceux de l’informatique, de la santé, de l’énergie, de l’eau et du logement recèlent encore des opportunités intéressantes.
Enfin et surtout, nos regards sur ces marchés ont changé : ces 4 milliards de pauvres font désormais pleinement partie de la réflexion. Ils sont considérés comme des acteurs capables et responsables de leur propre développement. La place des femmes, en particulier, a considérablement évolué.
C.K. Prahalad renverse complètement notre vision des populations au bas de la pyramide, et leur redonne leur dignité. À elle seule, cette approche constitue une révolution salutaire.On retrouve dans cette ambition le lien tracé par la théorie libérale originelle entre économie de marché et liberté, avec une place centrale accordée aux travailleurs indépendants et à la transparence de l’information.
On notera également que toutes les évolutions tracées par Prahalad concernant les économies BoP il y a 15 ans s’imposent aujourd’hui dans les économies développées : coopération entre les secteurs public et privé, implication des consommateurs et partenaires dans la conception des solutions, transparence accrue, développement du micro-entrepreneuriat, souci écologique.
Pour inciter les grandes multinationales à prendre leur part dans la lutte contre la pauvreté, Prahalad sait parler leur langue, et leur démontrer les profits qu’elles peuvent en tirer. Certains jugeront l’approche cynique, mais elle semble efficace. On regrettera toutefois une certaine complaisance envers ces grandes multinationales, et une absence de recul critique sur le rôle qu’elles ont pu jouer, à l’inverse, dans la création et l’entretien des inégalités mondiales.
Ouvrage recensé
– 4 milliards de nouveaux consommateurs : Vaincre la pauvreté grâce au profit, Montreuil, Pearson, 2004.
Autres pistes
– Amartya Sen, Un nouveau modèle économique : Développement, justice, liberté, Paris, Odile Jacob, 2003– Hernando de Soto Polar, Le mystère du capital : Pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2005