Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Cynthia Fleury
Nous avons aujourd’hui souvent tendance à minimiser la place de l’individu dans le fonctionnement de nos sociétés, voir à lui imputer un rôle négatif. Il est pourtant au cœur du fonctionnement de la démocratie. Cynthia Fleury remet les individus au centre pour penser l’État de droit et ses dysfonctionnements : pour elle, la notion d’irremplaçabilité en est une des clés essentielles.
Depuis l’Antiquité, le « pouvoir » passionne et attire autant qu’il repousse, il fait l’objet de nombreuses réflexions. Dans cet ouvrage, Cynthia Fleury se concentre sur les acteurs du pouvoir et leurs composants : les individus, dans leur ensemble, mais aussi et surtout dans leurs singularités. Préserver ces dernières fait la force et la durabilité d’un État de droit. Encore faut-il comprendre comment les individus protègent l’État de droit contre ses propres dérives grâce au processus d’individuation.
C’est parce que ce processus est mis en œuvre par un individu qu’il devient unique et donc, irremplaçable. Cynthia Fleury propose à la fois des réflexions sur la question de la légitimité de l’exercice du pouvoir et, dans un contexte où l’individu est considéré d’abord comme le responsable des troubles démocratiques, tente de mettre l’accent sur le rôle bénéfique qu’il peut aussi avoir pour inviter à « avoir le souci de l’État de droit comme l’on a le souci de soi ».
Le terme et concept d’individuation, présent chez Durkheim, est un processus sociologique constitutif de l’individu : il lui permet de construire sa singularité. L’individuation peut se traduire par l’engagement, c’est-à-dire l’implication personnelle de chacun. Si c’est ce qui rend unique chacun d’entre nous, le processus d’individuation n’est pas linéaire et peut passer par différentes étapes.
Cynthia Fleury identifie plusieurs « figures » de l’individuation permettant sa construction. Parmi elles, il y a le moment où l’emprise des pairs, c’est-à-dire des individus qui partagent le même environnement ou statut social, se brise. Cet instant contraint l’individu à un face à face avec lui-même et le pousse ainsi à développer son imagination.
L’humour, lui, est la forme d’individuation la plus difficile à atteindre parce qu’il échappe au pouvoir. En effet, qu’il s’agisse d’ironie, de satire ou autre, il est au-dessus de toute convenance et peut s’interpréter différemment pour chacun. Néanmoins, l’humour n’attend pas la société pour être reconnu. Il autorise une liberté de penser et de faire penser, ce qui en fait une force d’individuation.
Parmi les autres forces identifiées par Cynthia Fleury, la vérité est une boussole d’individuation vers le futur. En effet, « porter un regard de vérité sur soi », c’est être conscient que chacun se construit en fonction de soi mais aussi des autres. C’est être conscient que notre connaissance est sélective et qu’elle est le fruit de ce que nous avons décidé de ne pas oublier. Or, l’individu ne peut se construire en ayant le souci de soi et un regard de vérité que s’il évolue dans une société où le cadre relationnel est l’égalité.
Le processus d’individuation est complexe, parfois empêché. En effet, puisque le temps est irréversible, l’individuation l’est aussi. Jankélévitch parle de « consentement à l’irréversible ». L’individuation est rendue possible par l’articulation entre le « connais l’instant », la vie en société et le « connais-toi toi-même », l’expérience d’un temps pour soi. Elle a besoin de temps, mais aussi de définir l’objet même de ce à quoi elle passe son temps. Or, l’aliénation sociale et psychique sont des formes de confiscation du temps : elles manquent sa nature irréversible. L’individu nostalgique est par exemple un exilé spatial et temporel qui ne parvient pas à donner forme au principe de réalité nécessaire à la construction de son individuation.
Sans cette individuation, l’individu reste étranger au monde qui l’environne. C’est pourquoi il doit trouver le moyen de créer un lien entre ce qui lui est encore étranger – mais qui souvent existait précédemment, comme l’Histoire – et trouver le chemin de sa propre cohérence. Si l’individuation est difficile, elle rend l’individu unique mais pas tout-puissant.
Chaque individu est irremplaçable dès qu’il transforme son expérience en vécu, c’est pourquoi Cynthia Fleury affirme qu’« être remplaçable, c’est n’être plus capable de ressentir ». Mais irremplaçabilité ne signifie pas toute-puissance, ni refus d’être remplacé ! C’est au contraire comprendre sa singularité en faisant l’expérience du caractère irremplaçable chez l’autre et dans le monde. La qualité du processus de subjectivation est liée à cette prise de conscience. « Devenir irremplaçable, c’est d’abord entrelacer les différentes séquences du processus d’individuation jusqu’à former une singularité qui n’est plus sous tutelle. »
Les expériences d’irremplaçabilités sont multiples, comme la parentalité ou le deuil. Cette dernière en est une particulièrement forte : l’irremplaçable de la mort entraîne la prise au sérieux de l’irremplaçable de l’individuation. L’enfance est une prise au sérieux de la vie quand l’âge adulte est une prise au sérieux de la mort. La mort implique la fin de la coïncidence du monde et du langage, celui-là même qui aide à la poursuite de son individuation. C’est parce qu’elle fait disparaître l’être aimé, mais aussi le monde auquel il permettait l’entrée que la mort est si douloureuse : pour continuer à vivre, il faut alors recréer de nouveaux accès vers un monde différent.
L’irremplaçabilité induit une discipline au service de l’individu, que le pouvoir veut récupérer pour sa puissance. Pourtant, c’est une force créée par soi au seul service de soi-même. En effet, la discipline permet l’endurance de l’esprit et du corps, elle révèle la nature du souci de soi : elle constitue un principe de réalité au service de l’imagination de l’individu, autorisant ainsi à intérioriser une fin pour la rendre effective. L’éducation, lieu d’appropriation d’une discipline, transmet à l’individu la capacité de reconnaissance des légitimités et permet le surgissement des prémices de l’individuation. L’irremplaçabilité est l’évidence même de l’individu, c’est sa capacité d’agir librement. Cesser d’y croire signifie alors « devenir chaînon » et renoncer à sa liberté.
Le premier défi de la liberté est la conquête du temps. En effet, la maîtrise du temps est l’office du pouvoir. La verbalisation de ce temps est également un enjeu : dans 1984 de George Orwell, le « commissariat aux archives » devient le « ComArch », pas seulement pour réduire les mots, mais surtout pour réduire la pensée. La langue est une force d’assujettissement.
Cynthia Fleury le souligne en rappelant les mots de Roland Barthes « le langage est une législation, la langue en est le code », mais elle ajoute que verbaliser revient aussi à créer un monde, à faire lien. En outre, la littérature permet une échappée symbolique grâce à l’usage de nouveaux signes et symboles pour s’extraire de la réalité et créer un ailleurs, autant d’éléments qui permettent l’individuation quand aucun autre individu n’est présent autour de soi.
S’interroger sur l’individuation revient à s’interroger sur la nature du pouvoir. En effet, l’individuation se réalise dans un contexte politique donné. On peut alors se demander si s’individuer ne revient pas à devenir sujet. Or l’irremplaçabilité du sujet se situe dans le fait même de ne pas s’inscrire dans la reconnaissance du pouvoir et ne croire en aucun statut. Le pouvoir est circulatoire : il s’exerce en réseau où les individus circulent et sont toujours en position de subir, mais aussi d’exercer le pouvoir, c’est pourquoi ce dernier n’appartient jamais à un seul individu. Le rôle de l’espace public est d’offrir à l’individu une preuve de son existence et d’entériner son expérience du monde, mais c’est aussi le lieu où les oppositions peuvent être formulées et légitimées.
Ainsi l’espace public est un lieu de régulation du pouvoir. C’est là qu’un groupe peut être autorisé à détenir le pouvoir, mais c’est aussi là qu’il peut en être destitué par ses pairs, un groupe d’opposants ou l’ensemble de la société. La rapport que le pouvoir entretient avec les individus est essentiel pour se maintenir.
L’État de droit et la démocratie n’existent donc pas sans les individus. C’est pourquoi conserver son existence de manière continue ne consiste pas à s’insérer dans un ordre social préexistant, mais à participer à sa cohérence, l’améliorer, pour poursuivre la continuité de l’expérience de la responsabilité humaine. L’individuation est une circulation entre le passé, qui nous structure, et le futur, qui nous inspire, quand le pouvoir est finalement un reflet de l’implication des individus dans la société.
L’individuation est précieuse, mais peut-être menacée. En effet, Hannah Arendt alertait déjà sur la détérioration du sens du « temps » pour soi. Selon elle, les loisirs et la nouvelle « culture de masse » n’avaient pas pour objectif de vivre le temps libéré, mais seulement de le faire passer plus vite. Elle critiquait ainsi la disparition d’un temps qui permettait à chacun de construire et inventer son avenir au profit d’une immersion dans le présent. Ce risque de désindividuation est d’autant plus souligné par Cynthia Fleury que le divertissement donne l’impression de créer une relation intime avec l’autre alors qu’elle n’est parfois que superficielle, or la relation à l’autre est nécessaire au processus d’individuation.
De plus le pouvoir, par sa nature totalitaire, cherche à détruire la capacité d’individuation de l’individu. Il tente de les destituer de leur principe propre d’individuation pour les constituer en sujet. Pourtant, sans individuation pas d’État de droit : les deux sont étroitement liés au risque de laisser place à un système autoritaire. La philosophe parle de « ruban de Moebius » entre démocratie et individuation.
Symboliquement, cela signifie qu’ils constituent un ruban à une face toujours identique, qu’ils se fondent l’un dans l’autre pour ne faire qu’un. Pour préserver sa qualité, la démocratie a besoin de l’engagement qualitatif de l’individu afin de préserver les singularités. L’État de droit s’incarne, par essence, dans le maintien des conditions de possibilités de l’individu. À l’inverse et bien qu’il en résulte aussi, l’individualisme marque la décadence de la démocratie.
Les tentatives de désindividuation prennent également appui sur la déverbalisation : ne pas avoir la possibilité de traduire ce que l’on pense ou de penser ce que d’autres sont capables d’énoncer entraîne une perte de conscience de ce qui devrait faire réalité pour soi. Or le langage est une « naissance du monde » autant qu’une « naissance au monde ». L’appartenance à un cercle de pairs peut ainsi rapidement se transformer en un processus d’aliénation sociale duquel il est difficile de s’extraire sans être désavoué.
Pour sortir de ce cercle, il faut parvenir à se détacher de son vocabulaire et son langage propre, au risque d’empêcher la poursuite de son individuation ailleurs et autrement. De même, l’annonce par un individu de son nom, s’il est par exemple synonyme de prestige, peut falsifier le processus d’individuation : que ce soit en privé ou en public, il pourra amener à modifier non seulement la perception que l’individu se fait de lui-même, mais aussi celle des autres, entraînant par là même une dévaluation de sa singularité se réduisant à la signification de son nom.
Tout au long de l’ouvrage, la philosophe s’attache à montrer que ce n’est pas l’existence pure et simple de l’individu qui est irremplaçable, mais bien la singularité du processus d’individuation de chacun. La notion d’irremplaçabilité est ainsi toujours au service de la préservation d’un État de droit. C’est essentiel pour ne pas interpréter ces termes comme une glorification de chaque individu : être irremplaçable est le fruit d’un processus complexe, parfois entravé qui ne vise pas à la glorification d’un individu, mais à la prise de conscience d’une responsabilité collective, en même temps que de fournir les conditions d’individuation propre à chacun.
Ainsi, démocratie et individuation dépendent l’un de l’autre : la démocratie crée le cadre d’égalité permettant l’individuation, l’individuation protège la démocratie de ses dérives entropiques.
La notion de vérité est importante dans cet ouvrage, bien qu’elle ne soit que peu évoquée. En effet, Les Irremplaçables s’inscrit dans la continuité de La Fin du courage, ouvrage où Cynthia Fleury replace le courage comme vertu démocratique. Ces outils de la régulation démocratique sont à chaque fois envisagés dans une articulation entre individuel et collectif pour questionner l’individu et sa place dans les dysfonctionnements de nos sociétés.
Dans le monde occidental, la société des individus n’a jamais été aussi forte. Elle n’a pourtant jamais été aussi consciente de la différence entre individuation et individualisme. L’ouvrage de Cynthia Fleury souligne bien cette distinction, sur laquelle Émile Durkheim a beaucoup travaillé. Quand l’individualisme a tendance à s’affirmer indépendamment des autres, l’individuation nécessite l’interdépendance. En effet, selon Émile Durkheim l’individualisme est une conséquence de la division du travail, qui isole l’individu de son groupe d’appartenance mais aussi de l’État. La processus d’individuation, en sociologie, permet lui de distinguer un individu du groupe ou de la société dont il fait partie, sans pour autant l’en exclure. Son rôle est d’identifier l’ampleur du changement social, dont celui entraîné par le développement des sociétés industrielles à l’origine de l’individualisme à la fin du XIXe siècle.
Ouvrage recensé– Les irremplaçables, Paris, Gallimard, 2015.
De la même auteure– La fin du courage, Paris, Fayard, 2010.– Le soin est un humanisme, Paris, Éditions Gallimard, coll. "Tracts", 2019.
Autres pistes– Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Folio Essais, 1989– Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, Paris, Seuil, 2008– Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 2014